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tableau que la vérité préfente ; mais ôîi feeôûiîoit
aifément ces couleurs mensongères. Il eft infiniment
plus aifé de fe connoitre foi-même que de
connoître les autres ; car il en eft de foi comme
de fon ouvrage , perfonne ne peut mieux le juger
que celui qui l’a vu le plus fouvent & de plus
près ; 8c comme le remarque M. Duclos , fi les
hommes font injùftes en leur faveur, ce n’eft pas
dans le fentiment intérieur qu’ils ont d’eux-mêmes ,
c’eft dans le jugement qu’ils en prononcent 8c dans
l’idée qu’ils veulent en donner aux autres.
§• K
De la connoiffance des hommes.
La connoiffance des hommes doit, après la
connoiffance de foi-même, occuper le premier
rang dans l’efprit du général. Si en effet le~ chef
d’une armée ne connoît pas les hommes ; comment
pourra-t-il les conduire avec fageffe, & les employer
avec difcernement ? S’il ignore ce qui eft
capable de les encourager, de les ranimer, de
les enflâmer de l’amour de la gloire , de les attirer ,
de les attacher au bien , peut-il efpérer de produire
de pareils effets ? s’il ne fçait pas ce qu’ils attendent
de celui qui les commande ; s’il n’eft pas inftruit
du motif qui les engage à lui rendre une fourmilion
fure 8c confiante ; s’il ne connoît pas enfin
ce qui peut les bleffer ou les porter à la défiance
3 comment pourra-t-il éviter ces écueils ?
INe difcerne-t-il pas , dans leurs inclinations &
dans leurs goûts , ce qu’ils veulent ardemment
8c avec confiance , de ce qu’ils défirent foible-
ment ou par l’effet d’un caprice paffager il entaiTe
erreur fur erreur. Ne pofsède-t-il pas l ’art de dif-
tinguer par quels moyens tant d’efprits différents
peuvent être perfuadés, réunis 8c ramenés au
même fentiment ; par queîles.infinuations on èntre
dans les coeurs ; par quels remèdes on guérit les
préjugés ; par quels degrés on établit la confiance ;
enfin , quels font, parmi les châtiments & les ré-
compenfes , les agents, les plus forts , les leviers
les plus puiffants, la durée de fon commandement
fera marquée, fans doute, par une fuite de fautes
groffières.
Souvent le prince , en confiant au général le
commandement d’une armée, lui confie auffi le
choix des principaux officiers qui doivent la com-
pofer ; fi le commandant en chef n’a pas fait une
ctude particulière des hommes ; s’il n’a pas l’art de
deviner leurs talents , leur mérite & leur capacité,
il aura inutilement les intentions les plus droites,
l ’expérience la plus' confommée , 8c les connoif-
fances militaires les plus étendues ; jamais il ne pourra
diftinguer un homme d’un mérite extraordinaire ,
mais modefte ou timide, d’un homme médiocre
qu’on lui aura vanté avec emphafe, ou qui fe fera
proclamé lui-même avec éclat : jamais il ne de-
yinera à quels emplois fes fubordonnés font réelle:
fftêftt pfôpféi J jamais il ne pfévoîrà ce qu’ifs
doivent devenir par ce qu’ils font, & jamais enfin
il ne les placera de manière qu’ils puiffent être
utiles par leurs qualités heureufes, fans pouvoir,
nuire par leurs vices ou par leurs défauts.
Si le prince croit devoir fe réferver la nomination
des principaux officiers qui doivent commander
en fous - ordre , du moins il permettra
au général de choifir 8c de compofer fon confeil*
Comment le chef d’une armée, qui n’aura pas
fait une étude particulière des hommes, diftin-
guera-t-il la flatterie qu’on lui prodigue pour l ’éblouir
, d’avec les éloges qu’on lui donne pour l’encourager
? Ses yeux peu exercés feront-ils allez
perçans pour pénétrer jufques dans les plus profonds
replis du coeur humain , & diftinguer les
avis que l’amour du bien infpire d’avec ceux que
diélentla jaloufie , ou le defir de parvenir.
Ces motifs fontplus que fuffifants, ce me femble
pour porter les militaires qui ont la noble ambition
de commander les armées à s’occuper de bonne
heure de l’étude des- hommes. Cette connoiffance
a fes difficultés : rien de moins aifé , je le
fçais , que de connaître à fond le coeur humain ;
mais l’amour de la gloire ne fera-t-il jamais entreprendre
ce que l’amour de l’or fait fouvent
exécuter ? -
C’eft dans les ouvrages immortels de Montagne
, de la Rochefoucault, de la Bruyère, d’Hel-
vetiiis, 8cc. qu’on peut étudier le coeur humain.
C ’eft encore dans l’hiftoire de touts les fiècies que
le chef d’une armée apprendra ce que les hommes
font aujourd’hui par ce qu’ils ont été dans touts
les temps ; car le fond au coeur de l’homme eft
toujours le même ; mais il ne faut pas que le général
fe borne aux grands événements qui font
rares 6c qui inftruifent peu ; c’eft aux faits particuliers
, c’eft au caraélère des aéleurs qu’il doit être
attentif; il doit examiner leurs motifs, leurs intérêts
, leurs moyens. Il doit auffi diriger fon attention
vers les lignes qui caraélérifent les diverfes
paffions ; il doit chercher à diftinguer l ’homme
mû par la feule ambition , d’avec le citoyen animé
par l’amour du bien public ; le militaire vertueux
& brave par réflexion , d’avec le guerrier brave 8c
vertueux par fentiment. Quand il fe fera habitué à
bien juger les hommes dans l’hiftoire , il les jugera
plus aifément dans le monde. Cependant le général
parcourroit en vain les annales de touts les peuples,
il ne connoîtra le coeur humain qu’après avoir connu
le fien. Pour marcher à grands pas dans la’ con-
noiffance des hommes, pour bien juger de l’efprit
des autres, pour apprendre à le ménager , le général
examinera donc le fien avec attention ; il recherchera
par quellé voie on le conduit à la vérité, &
quelle route on doit tenir pour le convaincre. Enfin,
le dernier moyen à employer pour connoître les
hommes , confifte à être attentif à touts leurs dif-
cours, à toutes leurs aérions , & à réfléchir fur
ce qu’on yoit 6c fur ce qu’on entend^, Cette étud$
eft non-feulement de touts les jours , maïs de touts
les moments ; 8c comme les hommes ne peuvent
fans eeffe fe déguifer, elle doit etre la plus inftruc-
tive 6c la plus fure.
§ . I I I .
De la connoiffance de la nation qu'il commande.
Dès l’inftant oh le général fera parvenu, par
une étude fuivie 8c confiante , à connoître, le coeur
humain , il s’occupera à acquérir des connoiffances
détaillées fur les diverfes nations qui l’entourent ;
celle dont il doit commander les armées fixera ,
d’abord fon attention.
Il en eft des peuples comme des individus ;
chacun d’eux a fon caraélère, fes goûts ,'fes moeurs,
fes paffions , fes ufages , fon génie 8c fon courage.
Il n’entre point dans notre fujet d’examiner fi ce qui
diftingue les peuples eft produit par le climat ou
par le gouvernement ; de montrer les différences
qui exiftent entre les nations qui paroiffent fe
reffembler le plus , ni de faire connoître au général
l’ufage qu’il doit faire des connoiffances qu’il aura
acquifes fur ces objets ; le but que nous devons nous
propofer ic i , c’eft de faire fentir au chef d’une
armée qu’il eft de fon devoir de connoître à fond-
la nation qu’il commande. Il doit avoir appris fi
elle eft aélive , hardie 8c impétueufe , ou lente,
timide 6c phlegmatique ; fi êlle eft confiante ou
légère ; inftruite ou ignorante ; bien ou mal exercée
; obéiffante ou indocile : qu’il apprenne fi le
peuple qui lui a confié le commandement eft plus
propre à la guerre offenfive qu’à la défenfivé ;
s’il afine les batailles générales ou les affaires de
pofte; s’il fe bat mieux derrière des retranchements
qu’enrafe campagne; avec les armes à feu qu’avec
l’arme blanche : il doit fçavoir encore fi ce peuple
fuppo.rte patiemment la faim 6c la foif ; le chaud 6c
le froid ; en un mot, les fatigues 8c les privations
de touts les genres. Que le général fçache auffi
fi ce peuple fort par honneur , par vanité, ou s’il
eft animé de l’amour de la patrie 6c de fon roi ;
qu’il fçache enfin fi les marques de bonté , les
louanges, font plus d’effet fur lui que la févérité
8c la crainte ; en un mot, fi elle eft plus fenfible
aux récompenfes qu’aux châtiments.
Pour prouver aux généraux combien, la connoif-
fanee de la nation qu’ils commandent peut leur
êtte avantageufe , nous allons rapporter un exemple
que nous fournit l’hifloire de Ruffie : il fera lui
feul plus d’effet que tous les préceptes.
Malgré les revers que Charles XII ayoit éprouvés
pendant l’hiver de 1709 , il n’avoit perdu ni le
deffein ni l’efpérance d’aller jufqu’à Mofcow ; mais
il falloit qu’il fe rendît maître de Pultava, ville où
le Czar avoit établi fes magafins. En prenant cette
place , le roi de Suède s’ouvroit une fécondé fois
le chemin de la capitale de la Ruffie , 6c procuroit
à fon armée toutes les reffources dont elle manquoit
depuis longtemps. Vers la fin de m a i, il
invellit la place 6c en preffa le fiège avec cette
ardeur qui lui étoit naturelle. Le Czar qui fentit
de quelle importance étoit pour lui la conlervation
de Pultava, affembla un grand confeil de guerre
pour fçavoir quels étoient les meilleurs moyens
d’obliger Charles XII à lever le fiège. Quelques-
uns des g é n é r a u x Rufles voul’oient qu’on inveftît
le roi de Suède , 8ç qu’on fît autour de fon armée
un grand retranchement pour l’obliger à fe rendre ;
d’autres croy oient qu’on de voit brûler, dévafter
le pays à cent lieues à la ronde , pour ôter aux
Suédois tout moyen de fubfiftance ; d’autres enfin
étaient d’avis de hafarder encore une fois le fort
des combats , parce que fans cet expédient Pultava
couroit rifque d’être emporté par l’Alexandre du
Nord. On s’arrêta à cette dernière opinion ; alors
le Czar prit la parole 8c dit : puifque nous fommes
déterminés à combattre le roi de Suède, examinons
quels moyens nous devons employer pour le
vaincre. Les Suédois font impétueux, bien difci-
plinés 6c bien exercés ; les Rufles les égalent en
courage , mais il leur font inférieurs en adreffe dans
les combats 6c fur-tout en difcipline ; il faut s’appliquer
à rendre les avantages des Suédois inutiles.
En rafe campagne nos troupes ont toujours
été défaites par l’art 8c la facilité avec lefquels nos
ennemis manoeuvrent ; il faut donc rompre cette
manoeuvre. Pour cela , je fuis d’avis de m’approcher
du roi de Suède ; de faire élever le long du
front de notre infanterie plufieurs redoutes dont
les folles feront profonds , de les garnir d’infanterie
, de les ira i fer 6c paliftader ; cela ne demande
que quelques heures de travail, 6c nous attendrons
l’ennemi derrière ces redoutes ; il faudra qu’il fe
rompe pour les attaquer; il y perdra du monde;
il fera affoibli 6c en défordre lorfqù’il nous joindra ;
car il n’eft pas douteux qu’il ne lève le fiège, 6c
; qu’il ne vienne nous attaquer dès qu’il nous verra
\ à portée. Il faut donc marcher de manière que
| nous arrivions vers la fin du jour en fa préfence,
pour qu’il remette l’attaque au lendemain , 6c nous
pendant la nuit nous élèverons nos redoutes. Tout
le confeil applaudit à la fageffe des vues du Czar ;
on exécuta fon projet dans fon entier ; 6c , comme
perfonne ne l’ignore , tout arriva comme ce grand
homme l’avoit prévu.
Ainfi la connoiffance de la nation à laquelle il
commandoit, couvrit dé gloire Pierre le Grand,
6c arracha la Ruffie aux fers que Charles XII lui
préparoit.
C’eft dans les faftes qu’il faut étudier le peuple
auquel on commande; c’eft en lifant avec attention
les hiftoires générales 6c particulières de fon
pays qu’on peut apprendre à en connoîtte les habitants.
Touts les auteurs qui ont compofé des
poétiques, ont donné pour premier confeil aux
poètes de lire 6c relire avec foin les poèmes infpirés
parlesmufes , 8c no^s,nous dirons au général que la
îeéhire réfléchie d «Ahiftoire fort votre principale