M a is , dans un cas pareil, deux ans en valent
trois , & trois n’ en valent pas plus que deux.
Lorfqu’on fait tant que de rendre raifon d’une
loi , il faut que cette raifon foit digne d'elle. Une
loi ( i ) romaine décide qu’ un aveugle-né ne peut
pas plaider, parce qu’il ne voit pas les ornemens
de la magiftrature. Il faut l’avoir fait exprès »
pour donner une fi mauvaife raifon, quand il s’en
prefentoit tant de bonnes.
Le jurifconfulte Paul (2) dit que l’enfant naît
parfait au feptième mois, & que la raifon des
nombres de Pythagore femble le prouver. Il eft
fingulier qu’on juge ces chofes fur la raifon des
nombres de Pythagore.
Quelques jurifçonfultes françois ont dit que
Iprfqué lè roi acquérait quelque pays, les églifes
y devenoient fujettes au droit de régale, parce
que la couronne du roi eft ronde. Je ne difcuterai
point ici les droits du roi ; & f i , dans ce cas ,
la raifon de la loi civile ou eccléfiaftique doit céder
à la raifon de la loi politique : mais je dirai
que des droits fi refpeétables doivent être défendus
par des maximes graves. Qui a jamais vu
fonder, fur la figure d’ un ligne d’une dignité ,
les droits réels de cette dignité ?
Davila (3) dit que Charles IX fut déclaré majeur
à quatorze ans commences , parce que les
lo ix veulent qu’on compte le temps du moment
au moment, lorfqu’ il s’agit de la rellitution & de
l’adminiftration des biens du pupile : au lieu qu’ elle
regarde l’année commencée comme une année
complette , lorfqu’ il s’agit d’acquérir des honneurs.
Je n’ ai garde de cenfurer une difpofition
qui ne paroît pas avoir, eu jufqu’ici d’inconvénient
> je dirai feulement que la raifon alléguée
pir le chancelier de l’Hôpital n’étoit pas la vraie :
il s’en faut bien que le gouvernement des peuples
ne foit qu’ un honneur.
En fait de préemption, celle de la loi vaut mieux
que celle de iahomme. La loi françoife regarde (4)
comme frauduleux tous les aétes faits par un marchand
dans les dix jours qui ont précédé fa banqueroute
: c’eft la préemption de la loi. La loi
romaine infligeoit des peines au mari qui gardoit
fa femme après l’ adultère, à moins qu’ il n’y fût
déterminé parla crainte de l’ événement d’ un procès
, ou par la négligence de fa propre honte ;
& c’eft la préemption de l’homme. Il falloit que
le jugé préfiimât les motifs de la conduite du
mari, & qu’il fe déterminât fur une manière de
penler très-obfcüre. Lorfque le juge préfume ,
les jugemens deviennent arbitraires ; lorfque la * 4 6 7
loi préfume, elle donne au juge une règle fixe.
La loi de Platon (5) vouloir qu’on punît celui
qui fe tueroit, non pas pour éviter l’ ignominie,
mais par foibleffe. Cette loi étoit vicieufe , en
ce q u e , dans le feul cas où l’on ne pouyoit pas
tirer du criminel l’aveu du motif qui l’avoit fait
agir, elle vouloit que le juge fe déterminât fur
ce motif.
Comme les loix inutiles affoibliffent les loix
nécefîaires, celles qu’on peut éluder affoibliffent
la légiflation. Une loi doit avoir fon effet, & il
ne faut pas permettre d’y déroger par une convention
particulière.
La loi Falcidie ordonnoit, chez les romains ,
que l’héritier eût toujours la quatrième, partie de
l’hérédité : une autre loi (6) permit au teftatèur
de défendre à l’héritier de retenir cette quatrième
partie : c ’eft fe jouer des loix. La loi Falcidie de-
venoit inutile : c a r , fi le teftateur vouloit favo-
rifer fon héritier, celui-ci n’avoit pas befoin de
la loi Falcidie ; & s’il ne vouloir pas le favorifer,
il lui défendoit de fe fervïr de la loi Falcidie.
Il faut prendre garde que les loix foient con-
çues de manière qu’ elles ne choquent point la
nature des chofes. Dans la proscription du prince
d’Qrange, Philippe II promet à celui qui le tuera
de donner, à lui ou à fes héritiers, vingt-cinq
mille écus & la nobléfîe ; & cela en parole de
roi , & comme ferviteur de Dieu. La nobleffe
promife pour une telle adlion 1 Une telle aétion
ordonnée en qualité de ferviteur de Dieu ! Tout
cela renverfe également les idées de l’honneur ,
celles .de la morale & celles de la religion.
Il eft rare qu’ il faille défendre une chofe qui
n’eft pas mauvaife , fous prétexte de quelque perfection
qu’on imagine.
II faut dans les loix une certaine candeur. Faites
pour punir la méchanceté des hommes, elles
doivent avoir elles - mêmes la plus grande innocence.
On peut voir dans la loi des wifigoths (7 )
cette requête ridicule , par laquelle on fit obliger
les juifs à manger toutes les chofes apprêtées avec
du cochon, . pourvu qu’ils ne mangeaffent point
du cochon même. C ’étoit une grande cruauté :
on les foumettoit à une loi contraire à la leur :
on ne leur laiffoit garder de la leur que ce qui
pouvoit être un figne pour les reconnoître.
Mauvaife maniéré, de donner des loix. Les env-
pereurs romains manifeftoient comme nos princes
leurs volontés par des décrets & des édits : mais
ce que nos princes ne font pas, ils permirent que
les juges ou les particuliers, dans leurs différends,
( O L e g. T. ff. de pofiulando.
(al Dans fes fentences , liv. IV, tit. 9.
(3 ) Délia guerra civile di Francia, pag.
(4) Elle eft du mois de novembre 1702.
f s ) Liv. IX des loï%>
(6) G*eft l’authentique , f e d cûm tejatar „
(7) Liv. X I I , t i t .* ,§ .x (L
les interrogeaffent. par lettres; & leurs réponfes
étoient appelées des refc r its . Ç)n fent que c eft
une mauvaife forte de légiflation. Ceux qui demandent
âinfi des l o i x , font de mauvais guides
pour le légiflateur ; les faits font toujours mal ex-
pofés. Trajan , dit Jules’ Capitolin (1 ) , refufa
fouvent de donner de ces fortes de refcrits, afin
qu’on n’étendît pas à tous les cas une decifion
& fouvent une faveur particulière. Maçrin (2)
avoit réfolu d’abolir tous ces refcrits; il ne pouvoit
fouffrir qu’on regardât comme des lo ix les
réponfes de Commode, de Caracalla, & de tous
ces autres princes pleins d’impéritie ou de cruauté :
Juftinien penfa autrement , & il en remplit fa
compilation.
Je voudrais que ceux qui lifent les lo ix romaines
, diftinguafient bien ces fortes d’hypothèfes
d’avec-les fenatus-confultes, les plebifcites , les
conftitutions générales des empereurs , & toutes
les lo ix fondées fur la nature des chofes, fur la
fragilité des femmes , la foibleffe des mineurs ,
& l’utilité publique.
Combien le s idées d'uniformité fo n t dangereufes
en matière de légiflation. Il y a de certaines idées
d’uniformité , qui faififlent quelquefois les grands
efprits ( car elles ont touchég Charlemagne ) ,
mais qui frappent infailliblement les petits. Ils y
trouvent un genre de perfection qu’ils reconnoif-
fen t, parce qu’il eft impoflible de ne le pas découvrir
: fans doute , les principes ne varient pas
dans les mêmes circonftances, & il n’y a pas fur
une même chofe deux principes différens : mais
trouve-t-on fi aifément les mêmes circonftances &
la même chofe ? & cette uniformité n’admet-elle
pas d’exception ? Le mal de changer eft-il toujours
moins grand que le mal de fouffrir ? Et la
grandeur du génie ne confifteroit-elle pas mieux à
favoir dans quel cas il faut l’uniformité, & dans
quel cas il faut des différences ? A la C hine, les
chinois font gouvernés par le cérémonial chinois,
& les tartares par le cérémonial tartare : c’eft
pourtant le peuple du monde qui a le plus la tranquillité
pour objet. Lorfque les citoyens fuivent
les lo ix y qu’importe qu’ils fuivent la même.
I l ne faut point régler 3 par les principes du droit
p o litiq u e, les chofes qui dépendent des principes du
droit c iv il.
Comme les hommes ont renoncé à leur indépendance
naturelle pour vivre fous des lo ix politiques,
ils ont renoncé à la communauté naturelle
des biens , pour vivre fous des loix civiles..
Ces premières lo ix leur acquirent la liberté ;
les fécondés la propriété. Il ne faut pas décider
par les loix de la liberté, qui n’eft que l’empire
de la cité , ce qui ne do:t être décidé que par les
loix qui concernent la propriété. C ’ eft un para-
logifme de dire que le bien particulier doit céder
au bien public : cela n’ a lieu que dans les cas ou
il s’agit de l’empire de la c ité , c ’eft-à-dire, de
la. liberté' du citoyen : cela n’a pas lieu dans ceux
où il eft quellion de la propriété des biens ,
parce que le bien public eft toujours que chacun
conferve invariablement la propriété que lui donnent
les loix civiles.
Cicéron foutenoit que les loix agraires étoient
funeftes, parce que la cité n’étoit établie que pour
que chacun confervât fes biens.
Prenons donc pour maxime que lorfqu’il s’agit
du bien public, le bien public n’eft jamais «que
l’on prive un particulier de fon bien , ou même
qu’on lui en retranche la moindre partie par une
loi ou un réglement politique. Dans ce cas , il
faut fuivre à la rigueur la loi civ ile , qui eft le
palladium de la propriété.
A in fi, lorfque le public a befoin du fonds d’ut!
particulier, il ne faut jamais agir par la rigueur de
la loi politique : mais c’eft-là que doit triompher
la loi civ ile, qui, avec des yeux de mère , regarde
chaque particulier comme toute la cité
même.
Si le magiftrat politique veut faire quelque édifice
public , quelque nouveau chemin , il faut qu’il
indemnife ; le public eft à cet égard comme un
particulier qui traite avec un particulier. C ’eft
bien aflez qu’ il puiflfe contraindre un citoyen de
lui vendre fon héritage, & qu’il lui ôte ce grand
privilège qu’ il tient de la loi civile, de ne pouvoir
être forcé d’ aliéner fon bien.
Après que les peuples qui détruifirent les romains
, eurent abufé de leurs conquêtes même ,
I’efprit de liberté les rappella à celui d’équité ;
les droits les plus barbares, ils les exercèrent
avec modération ; & fi l’on en doutoit, il 11’y
auroit qu'à lire l'admirable ouvrage de Beauma
noir, qui écrivoit fur la jurifprudence dans le douzième
fiècie.
On raccommodoit de fon temps les grands chemins
, comme l’on fait aujourd'hui. II dit que ,
quand un grand chemin ne pouvoit être rétabli ,
on en faifoit un autre le plus près de l’ancien qu’il
étoit poflible ; mais qu’on dédommageoit les propriétaires
(3) aux frais de ceux qui tiroient quelque
avantage du chemin. On fe déterminoit pour
lors par la loi civile ; on s’eft déterminé de nos
jours par la loi politique.
I l ne faut point décider par les réglés du droit
(0 Voyez Jules Capitolin, in Macrino.
(1) Ibid.
(3) Le feigneur nommoit des prud’hommes pour faire la levée fur le paylan ; les gentilshommes étoient
contraints à la contribution par le comte ; l’homme d’églife par l’évêque. Seaumanoir, chap, m
r ;,u 4 ; : ' * 4 ■ S i ■