
En 1463 , la troifième année du régné d’Edouard
IV , il fut ordonné que « les domeftiquès
.33 des fermes y l e s gens de peine & ceux au fer-
-y vice, des artifans qui demeuroient* hors des
50 villes ou bourgs , ne s’habilleroient point d’une
étoffe qui coûtât plus de deux fc'hel- la verge».
Deux fchelings conteno~îent alors à-peu près la
même quantité d’ argent que quatre d’aujourd’hui.
Mais Je drap d’Yorck-Shire , qui fe vend à pré-
lent quatre fchelings la verge, eft probablement
tort fupcrieur à tous ceux qu’on faifoit dans ces
temps-là pour l’ufage des plus pauvres domefti-
ques. Ainfi le drap que porte aujourd’hui cette
Ciaue d’hommes, peut être un.peu moins cher
en raifon de fa qualité. Le prix réel en eft certainement
bien au-deffous j car le boiffeau de froment
valoit alors dix pences. C ’étoit le prix raisonnable
& modéré. Par conféquent, deux fchel.
étoient le prix de deux boiffeaux & environ deux
pecks jq u i , à trois fchelings & fix pences Je
boiffeau, vaudraient huit fchelings & neuf pen-*
çes. Pour avoir une verge de cette étoffe, il falloir
donc- que le pauvre domeftique fe privât de
la faculté d’acheter une quantité de fubfiftance
égale à celle que huit fchelings neuf pences ache-
teroient aujourd’hui. D ’ailleurs c’eft une loi fomp-
tuaire faite pour arrêter le luxe & l’extravagance
des. pauvres. Ainfi communément il leur en coû-
toit davantage pour s’habiller.
La même loi leur défend de porter des bas à
plus de 14 pences la paire, c’eft-à-dire , environ
vingt-huit pences d’aujourd’hui. Mais 14 pences
étoient alors le prix d’un boiffeau.'8e près de deux
p-cks de froment, q ui, au prix 'a&uel de trois
fchelings fix-,pences le boiffeau, reviendroit à cinq
fchelings trois pences. Des bas à ce prix pour un
domeftique de la plus pauvre 8e la dernière claffe ,
nous paraîtraient fort chers. Il falloit néanmoins
qu’ il les payât l’équivalent de ce prix-là.
L’ art de tricoter les bas étoit probablement inconnu
dans toute l’Europe au tems d’Edouard IV.
Iis étoient de drap ordinaire, ce qui peut avoir
été une des caufes.de leur cherté. On dit que
c ’eft la reine Elifabeth qui, en Angleterre, porta
la première des bas'tricotés, dont l’ambaffadeur
d’Efpagne lui avoit fait préfent.
Les machines employées dans les manufactures
de gros & de fin drap, étoient beaucoup plus
imparfaites à ces époques éloignées qu’ elles ne le
font aujourd’hui. Elles ont été. perfectionnées
dans trois points effentiels':, 8c vràifemblablement
dans plusieurs autres moins capitaux, dont il ne
feroit pas aifé de conftater le nombre & l’importance.
Les trois, points effèntiels font, i° . le
rouet fubftitué à la quenouil’e & aufufeau, ce
qui produit je double d’ ouvrage ^vec la même,
quantité de travail : i ° . l ’ufage de diverfes machines
ingénieufes, qui facilitent 8c abrègent encore
davantage l’opération de devider les laines
filées, ou l ’arrangement convenable de la chaîne
8c de la trame avant qu’ elles foient mifes au mé
tier y opération, 'qui, avant l’ invention de ces machines,
devoit etre fort ennuyeufe 8c fort incommode
: 30. l ’ufage des moulins à foulon pour
fouler.le drap, au lieu de le fouler dans l’eau.
Jufqu’au feizième fiècle, on ne connut ni moulins
à vent, ni moulins à eau en Angleterre, n i,
que je fâche, en aucune autre partie de l’Europe
en-deçà des Alpes. Us s’introduifîrent en Italie
quelque temps auparavant.
< Ces détails peuvent expliquer en quelque manière
pourquoi le prix réel des .manufactures de
gros 8c de fin drap étoit anciennement fi jupe-
rieur à celui d’aujourd’hui. Comme il en courait
plus de travail pour fabriquer ces marchandifes ,
il falloit qu’elles fuffen't vendues ou échangées à
un prix plus confidérable.
Les draps grofîiers fe fabriquoient dans ces
anciens temps en Angleterre , comme ils fe fabriquent
toujours dans les pays où les arts. 8c l’induftrie
font dans leur enfance. L ’ouvrage fe faifoit
dans la maifon aux heures perdues ; tous les
membres de la famille y concouroient > 8c ce n’é-
toit pas leur principale occupation , ni celle d’ou
ils attendoient la plus grande partie de leur fub-
fiftançe. L ’ouvrage qui fe fait; ainfi, n’ eft jamais
fi cher que celui fur lequel un ouvrier compte ppur
vivre. D’ un autre c ô té , les belles fabriques n’é-
toient point alors en Angleterre , 'mais dans le
pays riche & commerçant de la Flandre , où
elles étoient la principale ou prefque la feule rel-
fource de ceux qui y tràvailloient. D ’ailleurs, en
qualité de manufactures étrangères, elles; devôient
payer quelque droit au ro i. Seau moins celui de
tonnage 8c de pondage qui eft fort ancien. C e
droit, à la v érité, étoit modique. La politique
de l’Europe n’ étoit pas alors de mettre des entraves
à l’importation des marchandifes ttrangè-'
res 5 mais plutôt de l’encourager , afin que les
grands p.uffent fe procurer au meilleur marché
poffible les objets-de luxe 8c de commodité dont
iisavoièntbefoin, 8c qu’ils ne, trou voient pas dans
l ’induftrie de leur propre pays.
Nous dirons à l’article V il l e s comment les
manufactures obtinrent une forte de prépondérance
fur les travaux de la campagne , 8c l’ effet que
produifit cette révolution flir le commerce 8c les
fabriques
L ’induftrie appliquée aux nünufaéjtures, obtint
une autre prépondérance , à l'époque
où la découverte du cap de Bonne - Efpé-
rance conduifit les vaiffeaux européens en Afie 5.
8c la découverte de l’Amérique & la fondation'
de nos colonies dans le nouveau - Monde ont
donné lieu dans tous les états de l’Europe à une
politique exagérée fur les avantages du commerce
8ç dès manufactures. A l’époque de ces découvertes
, la fupériorité de force du côté des européens
étoit fi grande, qu’ils pouvoient commettre
impunément toutes fortes d’injuftices dans ;
•ces contrées éloignées. Les naturels y deviendront
peut-être plus forts dans la fuite , ou ceux de
l’Europe plus foibles 5 8c les habitans dé toutes
les parties du g’obe pourront arriver à cette égalité
de force 8c de courage, q u i, par la crainte
mutuelle qu’elle infpire , eft feule en état d'y
contenir l’injuftice; des nations indépendantes dans
une efpèce de refpeÇi pour leurs droits réciproques
: mais rien ne paroît plus propre à introduire
une telle égalité que cette communication
des connoiffances 8c des améliorations de tout
genre, que porte avec lui un commerce étendu
'entre toutes les parties du monde.
Un des principaux effets, de ces découvertes,
nous le répétons,, a été d’élever le fyftême mer1
cantille à un degré de fplendeur 8c de gloire >
auquel il ne feroit jamais parvenu- L’objet de ce
fyftême 'eft d’enrichir une grande nation, plutôt
Î>ar le commerce 8c les manufactures que par
s défrichement 8c la culture des terres , plutôt
par ,1’induftrie des. villes que par celle de la campagne.
D ’après ces découvertes , les villes commerçantes
de l ’Europe, au lieu d’être manufacturières
ou voiturières pour une petite partie du
monde feulement ( pour la partie de J’Europe
que baigne l’Océan Atlantique, 8c les pays qui
bordent la Baltique 8c la Me’diterranée ) , font
devenues manufacturières pour les nombreux cultivateurs
qui augmentent tous les jours en Amérique,
8c voiturières , 8c même auffi, à quelques
-égarés manufacturières de l’Afie 8c de
l ’Afrique. Deux nouveaux mondes fe font ouverts
à leur induftrie ,. chacun des deux beaucoup plus''
étendu que l’ancien , 8c l’un d’eux leur offrant un
marché qui s’agrandit de jour en jour.
: Les pays qui poffèdent les colonies de l’Amérique,
8c qui commercer t directement avec les
Indes orientales, jouiffent, à la vérité , de toute
la pompe 8c de tOut l’éclat de ce grand commerce
j mais il y en a d’autres q u i, malgré les
moyens odieux dont on s’ eft fervi pour les en
exclure, ont fouvent plus de part au bénéfice
qu’il produit. Les colonies de l’Efpagne 8c du
Portugal, par exemple , donnent plus d’encou- j
ragement réel à l’induftrie étrangère qu’ à celle
gde leurs ’métropoles. La confdrnmation de ces
colonies pour le feu] article des toiles , fe monte,
dit-on, à plus de trois millions fterlings par an.
Et ce font la France, la Flandre, la Hollande
.& l’Allemagne, qui les fourniffent prefqu’entié-
rement. Le capital qui procure aux colonies cette
quantité de toiles , ‘ fe diftribue annuellement parmi
les habitans des autres nations3 il n’ y a que
les profits de ce capital qui reftent à l’Efpagne
& ail Portugal, où ils aident à fou'cenir la fomp-
tueufe profufion des marchands de Cadix 8c de
Lisbonne.
% Les réglemens même par lefquels chaque nation
tâche de s’ affurer le commerce exciufif de
fes colonies, font fouvent plus prêjuéfcîâbîes aux
'pays en faveur defquels on*les fa it , qu’à ceux
contre lefquels on les établir. L ’ injufte oppreffion
des autre* pays, retombe , pour ainfi dire, fur la
tête des oppreffeurs, & écrafe plus leur induftrie
q'ue celle des etrangers, Avant la révolution des
Etats-Unis, il falloit, par exemple , que le marchand
de Hambourg envoyât la toile qu’il def-
tfnoit pour l’Amérique au marché de Londres,
8c qu’ il en remportât du tabac qu’il deftinoit
.pour le marché de l’Allemagne , parce qu’ il ne
pouvoit envoyer l’une directement en Amérique,
ni en rapporter l’autre directement. Cette contrainte
l’obligeoit probablement à vendre fa toile
un peu meilleur marché 8c à payer le tabac un
peu plus cher qu’il n’eût fa it , 8c par-là elle di-
minuoit probablement un peu fes profits. Dans
le commerce entre Hambourg 8c Londres , le
capital du marchand de Hambourg lui rentroit
cependant beaucoup plus vite qu’il ne lui feroit
rentré dans le commerce' direCt. avec l’Amérique,
en fuppofant même que les paiemens de l’Amérique
euffent été aufli ponctuels que ceux de
Londres.} ce qui n’étoit pas. Ainfi , dans le commerce
auquel il fe trouvoit borné par ces régîe-
mens, fon capital-pouvoit exercer conftamment
une plus grande quantité d’induftrie allemande
qu’il n’auroit fait dans celui d’où il étoit exclu. Son
capital pouvoit donc être moins profitable pour*
lui de cette manière que de l’ autre 5 mais certainement
il ne pouvoit être moins, avantageux à
fon pays. Il en étoit tout autrement du capital
du négociant de Londres : l’emploi vers lequel
le monopole attiroit ce capital, pouvoir bien être
plus lucratif pour lui 5 mais, par la lenteur des
retours , il ne paroiffoit pas être plus avantageux à
fa nation.
Ainfi , après toutes les injuftes tentatives faites
par chaque pays de l’Europe pour s’emparer
de tout le commerce de fes colonies, il n’y en
a point qui ait été capable de s’approprier autre
chofe que la dépenfe de “maintenir en temps de
paix & de défendre en temps de guerre l’autorité
oppreffive qu’ il s’ attribue fur elles. Chacun d’eux
s’eft réfervé à lui feul complètement les incon-
veniens qui réfultent de la poffeffion de ces colonies.
A l’égard des avantages qui réfultent de leur
commerce, il a fallu, malgré lu i, qu’il les partageât
avec d’autres pays.
Au premier coup-d’oe il, fans doute , le monopole
du grand commerce de l’Amérique paroît
une acquifition de la plus grande valeur } mais
l’éclat éblouiffant & la grandeur immenfe de ce
commerce font ce qui en rend Je monopole préjudiciable
au pays qui le fait. C ’eft précifément
pour cela qu’un emploi, qui de fa nature eft né-
ceffairement moins avantageux, attire à foi une
plus grande proportion du capital qu’ il n’en au-
roit attiré.