
que les avanies journalières font refluer par le
canal des gens en place, dans le goufre où le
fouverain engloutit tout.
Il n'y a que quelques mercenaires turcs, quelques
chrétiens ou quelques juifs qui fourniffent
des exemples de punition publique, en réparation
des meurtres qu'ils peuvent commettre. Dans ce
c a s , le coupable, conduit à la' porte , y reçoit fa
fentence : aucun appareil n'accompagne fon'fup-
plice; & j'en ai rencontré, ajoute M. de T o t t ,
qui traverfoient la foule qui fe trouve ordinairement
dans les rues, en caufantavec celui qui devoit
les exécuter. - Les criminels ayoient feulement les
mains liées, 8c le bourreau les tenoit par la ceinture.
Il me femble que rien au monde ne peint
mieux que ce trait le defpotifmè & fes, effets.
Tandis qu'on conduit ainfi le criminel, c'eft le
moment de négocier avec les pareils du mort &
de travailler à l'accommodement dont je viens de
parler. Des gens m'ont alfùré , dit encore M. de
i o t t , qu'il y avoit'eu des marchés de ce genre
qui avoient manqué par la feule avarice du coupable.
C e fait paroît dénué de toute vraifemblan-
ce i mais s'il pouvoit être vrai, ce feroit fans
doute parce que, fous le defpotifme, les richeffes
font tout & la vie peu de chofe.
Pour que les voleurs de grands chemins foient
punis , il faut qu'ils foient arrêtés en flagrant délit.
Le légiflateur arabe devoit fans doute ce
ménagement à une nation qui ne vivoit que dé
rapines. Aufli les états du grand-feigneur font-ils
infeftés de ces brigands qu'on nomme haidouts ;
ils y commettent les plus grandes horreurs j &
les efforts que le gouvernement fait rarement pour
les réprimer, & qu'il fait toujours alors d'une
manière mal-adroite, ne tendent jamais qu’à les
difperfer & à les éloigner de la capitale; S'ils
commettent quelques affaflinats dans un village ,
le cadi qui s'y tranfporte, en rançonne les habi-
tans fans s'occuper de la recherche des coupables.
C 'e ft aufli par cette raifon que le premier foin
des habitans de la campagne eft toujours de chercher
à fouftraire là connoiflance du crime aux jug
e s , dont la jpréfence eft plus dangereufe que
celle des voleurs. Ceux-ei font eh Turquie, ce
que font dans nos villes les ouvriers qui n'ont
pas la maîtrife. On les punit quand on peut les
furprendre au travail ; ils quittent leur métier
lorsqu'ils fe font enrichis, racontent leurs chefs-
d'oeuvres , acquièrent de la conlidération, & parviennent
à des emplois qui leur donnent le droit
d'exercèr leur induftrie.
Le dogme du Koran, qui enjoint de fe fou-
fnettre aütf décrets de la providence , ne fembloit
pas devoir être compris dans le code criminel j
cependant üa turc ayant tué un- chrétien d'un
violent coup de bâton fur le crâne , le juge l
après s'être fait repréfenter l'inftrument du meurtrier
& avoir bien & dttemept vérifié la qualité
du bois dont étoit fait le bâton , prononça qu'elle
étoit trop légère, pour que le chrétien fût mort
du coup fans une volonté dire&e de la providence
, à laquelle il n'appartenoit pas aux hommes
de s'oppofer. On ne trouveroit pas aifément lé
chapitre du Koran d'où cette fentence a été tirée ;
mais il paroît indubitable que fi le chrétien eût
commis ralfaflinat en. queftion fur la perfonne
d'un turc , lé juge n'auroit jamais penfé qu'il fût
l'exécuteur des ordres de Dieu.
Outre les procès qui fuivent les formes, judiciaires
d'informations , de vérifications de titres
& d’appels aux tribunaux fupérieurs, toutes les
querelles particulières 8c les accufations de premier
mouvement font portées fur-le-champ au
tribunal lorfqu'une partie le requiert, fans que
l'autre puiffe fur-tout héfiter de s'y rendre, fi la
querelle a eu lieu en préfence du peuple. Au
feul mot de juftice , on voit toujours la multitude
prendre fait & caufe contre celui qui s'y refufe >
lé nom. de juftice eft facré chez toutes les nations,
8c il doit l'être fur-tout pour la populace
; dans un gouvernement defpotique > c a r , avec fon
ignorance 8c fa vénération pour les depofitaires
de l'autorité, elle voit en eux le feul appui que
lui ait laifle le fort.
. . Chaque quartier a fon mekkmé ( i ) , dans lequel
un cadi efcorté de fon naïb (2 ) , fiège à
toute heure du jour , pour y écouter les plaintes
& rendre là juftice d'autant plus prompte, que
les frais, ne manquent jamais de fuivre immédiate-
ipent la fentence. Cette inftitution ferqit très-
vicieufe dans un gouvernement bien ordonné >
mais l'expérience en a fait fentir le befoin dans
l’Empire ottoman , & nous croyons qu'on y ver-
roit des émeutes 8c des maflacres fans cette précaution.
Dans les caufes compliquées, les parties ajoutent
aux témoins la précaution de fè munir d’un
fetfa du muphti ; mais ces décifions n'étant données
par le chef de la loi que fur J'expofé qu'on
lui préfente y chaque partie en obtient facilement
un qui lui eft favorable.
On n'a pas non plus terminé fon affaire par un
jugement formel, qui donne gain de caufe. Il n'y
a de certain que les frais qu'il faut payer. Si la
partie advetfe fait naître un nouvel incident, il
faut plaider encore & payer de nouveau les
frais.
La .loi civile chez les turcs donne le droit à
chaque particulier de plaider lui-même fa caufe;
mais que lui refte-t-il de cet avantage dans un
pays où le jugement eft arbitraire ? De-là vient
que
(0 Mekkmé, tribunal où fe rend la juftice.
(9 Naïb, premier clerc de juge*.
que les juift’, les arméniens & les grecs ont
confervé à leurs chefs une èfpèce de jurifdi&ion
civile , à laquelle ils fe foumettent quelquefois
pour éviter que le fond du procès ne loit dévqré ,
par le cadi qui le jugeroit ; mais , exceptés les
juifs qui font plus fournis à leur ka.kam que les
chrétiens à leur patriarche ,, il eft allez commun
que la partie.léîé.e évoque l'autre aux tribunaux
turcs , quf finiffeiit alors par s’enrichir de leurs
dépouilles refpeétives.
La loi, concernant les efçlaves , les foumet a
celui qui les achète, invite à lesbien traiter ou
à les vendre quand on n'en eft pis content , & Jes
efel >ves ne peuvent être reçus eri témoignage ni
p>ur, ni contre le 1rs maîtres.
On pourrô t encore croire, fur la foi des européens
, que la douane eft plus douce chez les
turcs que chez les- autres nations. Les francs ri'y
paient qde trois pour cent. Je veux bien , dit
M. de T o t t , ne pas mettre en ligne de compte
les avanies qu'ils efluient d'ailleurs dans tous les
genres ; ce font des étrangers : leur pofition n'entre
point dans l'examen- des moeurs 8c du gouvernement
des indigènes. Ceux—ci font aflujettis
à payer fept pour cent de douane, & dix fur
beaucoup d'arricles de confommation > par une
clémence que l ’on affeéte aufli de vanter, on per-
ço :t ce droit en nature : mais qu'en réfulte t-il ?
Que fur cent turbots qu'un pêcheur apporte , on
lui prend les dix plus beaux , & qui valoient feuls
ceux qu'on lui laifle.
Confultons préfèntement les livres de lo i , &
voyons comment on fait les interpréter dans'les
tribunaux. Tout doit être jugé fur la dépofition
des témoins. C'eft la première loi du légiflateur
des arabes. Oh ne peut donc fe préfenter en
•juftice , fans que le demandeur & le défendeur
-en foient également pourvus t il n’ y a donc point
de procès fans faux témoins. L'art du juge con-
fifte à deviner, par des interrogations captieufes ,
à laquelle des deux parties il doit adjuger le droit
d'affirmer , & ce premier jugement décide le procès
: fi une partie nie , l'autre eft admife à prouver
, de forte que, conduit en juftice par un homme
que je n’ai jamais v u , pour lui payer une
lbmme que je ne lui ai jamais due , je ferai contraint
de la lui payer fur la dépofition de deux
témoins turcs qui affirmeront ma dette. Quel eft
le moyen de défenfe qui me réfte ? C e feroit de
convenir que j'ai dû; mais d'affurer que j'ai payé.
Si le cadi ri'eft pas gagné, il m'adjuger? les té moins
; j'en trouverai bientôt moi-même , 8c il
ne m'en coûtera qu’une rétribution fort modique
pour les gens qui auront pris la peine de fe parjurer
pour moi , 8c le droit de dix pour cent au
juge qui m'a fait gaimer mi caufe.
Un nvniftre des affaires étrangères ( M. d’Ar-
genfon ) fâ dit : l’Empire turc eft le comble de
toutes les humeurs du defpotifme 8c de la ty-
-rannie. -
(Econ. polit, & diplomatique. Tome 111.
I l faut aux objets un grand jour pour les con-
noître ; qu’on fe convainque, en confidérant l’état
de la Turquie, de tous les maux que peut caufer
le gouvernement monarchique fans l’admiflion
d’aucune démocratie.
- Dans! lés autres états defpotiques, il y a toujours
un certain nombre de fuffrages propres à repréfenter
les intérêts de la chofe publique ; fl
c’eft la nobleffe qui approche feule du trône , -
el'e eft en grand nombre , elle a fes intérêts , des
terres en propriété , & elle fe fait écouter : fi
la nobleffe gouverne féparément, le peuple emprunte
fon organe ; fi la nobleffe concourt avec le
peuple, c’ eft une difpofition démocratique. Mais en
Turquie, la volonté feule du monarque fait les
loi'x 8c conduit fou t, ou plutôt ne conduit rien.
Dans cet Empire barbare, ce n’eft ni la cruauté
des fùpplices, ni la procédure militaire de la juf-
tiçe criminelle, ou les chûtes fubites des grands
de la Porte , qui conftituent la tyrannie de ce gouvernement
; peut être trouveroit - ori de grands
traits de ÿiftice dans ces pratiques effrayantes : ce
font bien d’autres effets de fervitude, qui caufent
la décadence de cet Empire.
On n'y voit point de grandeurs innées j mais le
mérite n'y gagne rien : les choix {ont guidés par
l ’avarice , ou diètes par le caprice , & les officiers
font dépotés par la même méthode.
Il n'y a pas plus de propriété dans les biens
que dans les charges ; les dépolTeflîms des biens
viennent de la cupidité & de l’envie, mais rarement
de la juftice.
Tout ce qui a quelque autorté fur le public ,
eft officier du fouverain, ou plutôt en eft l ’ef-
clave.
Ces officiers ne fa vent d’où ils viennent ni où
ils vont j ils font tirés du nombre des enfans de
tribu élevés dans le ferrai] , & leur race meurt
avec eux, quoiqu’ils laiffent beaucoup d’en fins 5
mais leurs biens retournent à l’épargne du prince:
par-là chacun n’eft en ce monde que pour foi ,
& ne peut fonger qu'au préfent ; ce préfent érant
fort court, il le brufque par l ’avarice & la débauche
: de quel ufage feroit le mérite ?
Le moindre officier repréfente, dans ce oui
lui eft confié, toute la rigueur du defpotifme du
fouverain.
Les défauts du gouvernement turc attaquent
plus la police que les autres parties du gouvernement
, & c'eft le défaut de tous ceux oui ont
exclu la démocratie. On me demandera fans doure,
ajoute M. d’Argenfon, ce que c’eft que la police
dont je parle fi fouvent.
La police comprend tout ; c'eft le véritable droit
public qui règle les îi té rets des citoyens refpeélt-
vement avec la fociété 5 c’eft l’ordre dont la religion
infpice i’araour ; de l ’obfervation des lpix
p p p