
réconciliation fut confirmée par quelques pots
d’ eau-de-vie qu’on leur fit boire.
Les travaux avoient été difficiles jufqu’ à cette
époque. La crainte d’être furpris obligeoit les
colons de trois habitations à fe réunir toutes les
nuits dans celle du milieu, qu'on tenait toujours
en état de défenfe. G ’ eft-là qu’ils dormoient fans
inquiétude , (bus la garde de leurs chiens & d’une
(êntinelle. Durant le jou r, aucun d’eux ne mard
i oit qu’avec fon fufil & deux piftolets à fa ceinture.
Ces précautions ceffèrent, lorfque les deux
nations fe furent rapprochées 5 niais celle dont
l ’amitié & la bienveillanceavoient'été implorées,
abufa fi fort de fa fupériorité pour étendre fes
ufui'pations, qu’elle ne tarda pas à rallumer dans
le coeur de l’ autre une haine mal éteinte._ Les
fauvages, dont le genre de vie exige un territoire
vaffe, fe trouvant chaque jour plus refferrés , eurent
recours à la rufe, pour affaiblir un ennemi
contre lequel ils n’ofoient plus employer la force.
Ils fe partageoient en petites bandes ; ils épioient
les françois qui fréquentoient les bois î ils atten-
do'ient que le chafleur eut tiré fon coup j & ,
fans lui donner le temps de recharger fon fu fil,
ils fondoient fur lui brufquement & Taffommoient.
Une vingtaine d’hommes avoient difparu avant
qu’on eut fu comment. Dès qu’on en fut infirme,
on marcha contre les agreffeurs j on les battit 5
on brûla leurs carbets ; on maffacra leurs femmes
, leurs enfans > & ce qui avoit échappé à ce
carnage , quitta la Martinique en 1658 , pour n y
plus reparoître.
Progrès de fes cultures. Les françois , devenus
par cette retraite feuls poffeffeurs de l’ifie entière,
occupèrent tranquillement les poftes qui conve-
noient le mieux à leurs cultures. Ils Formoient
alors-deux claffes. La première étoit compofée de
ceux qui avoient payé leur paffage en Amérique :
on les appelloit habitons. Le gouvernement leur
diftribuoit des terres en toute propriété , fous la
charge d’une redevance annuelle. Ils étoient obligés
de faire 1a- garde chacun à leur tour , & de
c o n t r ib u e r à (proportion de leurs moyens, aux
dépenfes qu’exi^eoient l’utilité & la sûreté communes.
A leurs ordres étoient une foule de mi-
férables qu’ils avoient amenés d’Europe à leurs
frais , fous le nom engagés. C ’était une efpèce
à ’efclavage qui duroit trois ans. C e terme expiré.,
les engagés d£vendent , par le recouvrement
de leur liberté 3 les égaux de ceux qu’ils avoient
fervis,
Les uns & les autres s’occupèrent d’abord uniquement
du tabac & du coton. On y joignit bientôt
le rocou & l’indigo. La culture du fucre ne
commença que vers l’an 1650. Benjamin Da-
cofia, l’ un de ces juifs qui puifent leur induftrie
dans l’oppreffion même où eft tombée leur nation
après l’avoir exercée , planta , dix ans après,
des cacaotiers.' Son exemple Fut Fans influence juf-
qu’en 1684, où le chocolat devint d’ un ufage
affez commun dans la métropole. Alors le cacao
fut la reffource de la plupart des colons, qui
n’avoient pas des Fonds fuffifans pour entreprendre
la culture du fucre. Une de ces calamites que
les faifons apportent & verfent, tantôt fur les
hommes & tantôt fur les plantes , fit périr en
1727 tous les cacaotiers. La défolation fut generale
parmi les habitans de la Martinique. Un leur
préfenta le cafier, comme une planche apres le
naufrage. _ ..
Le miniftère de France avoit reçu des hollan-
dois en préfent deux pieds de cet arbre , qui
: étoient confervés avec foin dans le Jardm
des plantes. On en tira deux rejettons. M* Del?
dieux , chargé en 1726 de les porter a h Mar-
tinique , (è trouva fur un vaiffeau où 1 eau devint
rare. Il partagea avec fes arbuftes le peu qu il en
recevoir pour fa boiffon > & , par * ce genereux
facrifice , il parvint à fauver la moitié du précieux
dépôt qui lui avoit été confié. Sa magnanimité
fut récompenfée. Le café fe multiplia avec une
rapidité, un fuccès extraordinaires i & ce vertueux
citoyen a joui jufqu’ à la fin de 1774 »
avec une douce fatisfaâion , du bonheur rare
d’avoir fauvé, pour ainfi dire , une colonie 11
importante , & -de l’avoir enrichie d une nouvelle
branche d’induftrie. -Indépendamment de cette
reffource , la Martinique avoit des avantages naturels,
qui fembloient devoir l’élever en peu de
temps à une fortune confidérable. ^
Remarques générales fur cette colonie. D e tous
les établiflemens françois, elle a la plus heureufe
fituation, par rapport aux vents qui régnent dans
ces rj^rs. Ses ports ont l’ineftimable commodité
d’offrir un afyle (ûr centre les ouragans qui de-
folent ces parages. Sa pofition l’ayant rendue le
fiège du gouvernement, elle a reçu plus de faveurs
& joui d’une adminiftration plus eclairee
& moins infidelle. L’ennemi a conftamment ref-
peéfcé la valeur de fes habitans , &: l’a rarement
provoquée fans avoir lieu de s’en repentir. Sa
paix intérieure n’a jamais été troublée, meme
lorfqu’en 1 7 1 7 , excitée par un mécontentement
général , elle s’avifa de renvoyer en Europe le
gouverneur & l’intendant de la colonie. Les colons
furent maintenir en ce temps d’anarchie ,
l’ ordre, la tranquillité & l’union.
Malgré tant de moyens de prospérité, la Mar*
tinique, quoique plus avancée que les autres colonies
françoifes , l’-étoit cependant fort peu a
la fin du dernier fiècle. En 1700 , elle n’avoit
en tout que fix mille cinq cents quatre-vingt-dix-
fept blancs. Le nombre des fauvages, des mulâtres,
des nègres libres, hommes^ femmes ,
enfans, n’étoit que de cinq cents fept. On ne
comptoit que quatorze mille cinq cens foixante-
fîx efclaves. Tous ces objets réunis ne formoient
qu’ une population de vingt-un mille fix cens quarante
personnes. Les troupeaux fe réduiraient à
trois mille fix cents foixante-huit chevaux oumttle
ts , & neuf mille deux cents dix-fept bêtes à
cornes. On cultivoit un grand nombre de pieds de
cacao, de tabac, de coto n , & l’on exploitait
neuf indigoteries & cent quatre-vingt-trois foibles
fucreries.
Lorfque les guerres longues & cruelles, qui
portaient la défolation fur tous les continens &
fur toutes les mers du monde, furent affoupies,
& que la France eut abandonné des projets de
conquête & des principes d’adminiflration qui
l ’avoient long-temps égarée , la Martinique fortit
de l’efpèce de langueur où tous ces maux l’avoient
laiffée. Bientôt les prpfpérités furent éclatantes
: elle devint le marché général des éta-
bliflement nationaux du vent. C ’était dans fes
ports que les illes voifines vendoient leurs productions
j c’étoit dans fes ports qu’elles achetoient
les marchandifes de la métropole. Les navigateurs
françois ne dépofoient, ne formoient leurs car-
gaifons que dans fes ports. L ’Europe ne connoif-
foit que la Martinique. Elle mérita d’occuper les
fpéculateurs , comme agricole, comme agente des
autres colonies, comme commerçante avec l’A mérique
efpagnole ,& feptentrionale.
Comme agricole, elle occupoit, en 1736 ,
foixante-douze mille efclaves fur un fol nouvellement
défriché en grande partie, & qui don-
noit par conféquent des récoltes très - abondantes.
'
Ses rapports avec les autres ides lui valoient
la commiflion & les frais de tfanfport, parce
qu’elle feule avoit les voitures. Le gain qu’elle
fa T o it,, pouvoit s’élever au dixième de leurs
productions , qui devenoient de jour en jour plus
confidérâbles. C e fonds de-dette , rarement perçu
, leur étoit laiffé pour Tacdroiffemeirt de leurs
cultures. Il étoit augmenté par des avances en
argent, en efclaves, en autres objets de premier
befoin, q u i, rendant de plus en plus la Martinique
créancière, des colonies , les tenoit toujours
dans fa dépendance , fans que ce fût à leur préjudice.
Elles s’enrichifîbient toutes par fon fe-
cours, & leur prdfit tournoit à fon utilité.
Ses liaifons avec l’ifle Royale , avec le Canada,
avec la Louifiane , lui procuroienr le débouché
de fon fucre commun, de fon café inférieur, de
fes firops & taffias que la France rejettoit. On
lui donnoit en échange , de la morue , des
légumes fecs , du bois de fapin & quelques farines.
Dans fon commerce interlope aux côtes de
l’Amérique efpagnole , tout compofé de marchandifes
de fabrique nationale , elle gagnoit le prix
du rilque auquel le marchand françois ne vou-r
loit pas s’expofer. C e trafic, moins utile que le
premier dans fon objet, étoit d’un bien plus grand
rapport dans fes effets. Il lui rendoit un bénéfice
de quatre-vingt ou quatre-vingt-dix pour cent ,
fur une valeur de trois à quatre millions qu’on
portoit tous les ans à Caraque, ou dans les ifles
voifines.
Tant d’opérations heureufes avoient fait entrer
dans la Martinique un argent immenfe. Douze
millions y circuloient habituellement avec une
extrême rapidité. C ’ eff peut-être le feul pays de
la terre où l’on ait vu le numéraire en telle proportion
qu’ il fût indifférent d’avoir des métaux
ou des denrées.
L’étendue de fes affaires attiroit annuellement
dans fes ports deux cents bâtimens de France ,
quatorze ou quinze expédiés par la métropole
pour la Guinée, trente du Canada, dix ou douze
de la Marguerite & de la T rin ité, fans compter
les navires anglais & hollandois qui s’y gblToient
en fraude. La navigation particulière de Tifl,e aux
colonies feplentrionales , au continent eijpagnoT,
aux ides du v en t, occupoit cent trente -bateaux
de vingt à foixante-dix tonneaux y montés par fix
cents matelots européens de toutes les nations ,
& par quinze cents -efclaves formés de longue
main à la marine.
Dans les premiers temps, les navigateurs qui
fréquentoient la Martinique^ abordoient dans les
quartiers où Fe recoltoient les denrées. Cette pra?
tique qui (embloit naturelle, étoit remplie ds
difficultés. Les vents du nord & du nord - eff^
qui régnent Fur une .partie des côte s , y tiennent
habituellement la mer dans une agitation violente*
Les bonnes rades, quoique multipliées, y font
affez éloignées , foit entr’elles, foitde la plupart
des habitations. Les chaloupes, deûinées à parcourir
ces intervalles, étoient fouvent retenues
dans Tina&ion par le gros tems, ou réduites à
ne prendre que la moitié de ce qu’ elles pouvoîent
porter. Ces contrariétés retardoient le déchargement
du vaiffeau , & prolongeoient le tems de
fon chargement. Il réfultoit de ces lenteurs un
grand dépériffement des équipages, & une augmentation
de dépenfes pour le vendeur & pour
l’acheteur. > .
Le commerce, qui doit mettre au nombre de
les plus grands avantages celuid’accélérer fes opérations
, perdoit de fon a&iviré par un nouvel
inconvénient : c’étoit la néceflité o.ù fe trouvoit
le marchand, même dans les parages les plus favorables,
de vendre Fes catgaifons pat petites parties.
Si quelque homme induftrieux le déchargeoit
de ces -détails, fon entreprife devenoit chère
pour les colons. Le bénéfice du marchand fe
mefure fur la quantité des marchandées qu’ il
vend. Plus il vend, plus il peut s’écarter du
bénéfice qu’un autre qui vend moins eft obligé de
faire.
Un inconvénient plus confidérable encore, c’eft
que certaines marchandifes d’Eux-ope fur à-bon do ieni
en quelques, endroitss tandjs quelles manquoiens
en d’ autres. L’ armateur étoit lui-même dans l’im-
poflibilrté d ’afiortir convenablement fes.-cargai-
fons. La plupart des quartiers ne lui offroient pas