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forts font ufe's, lorfque les v ice s , la licence ,
fécondés par une mauvaife politique ont achevé
de pervertir les moeurs, & jette le défordre &
la conlufion dans toutes les parties de l’adminif-
tration, a-t-il encore des relfources capables de
le faire fortir d’une auflî déplorable fituation ?
Il lui en relie fans doute ; mais il faut la plus
haute fageffe, la plus rare prudence pour les
mettre en ufage & les faire goûter. Il n’appartient
qu’ à bien peu d’hommes de prendre alors
les rênes de l’état. Et en effet f i , d’un c ô t é , la
plus légère indulgence achève de tout perdre ; de
l’autre, une févérité trop inflexible aliène & révolte
les citoyens q u i, trop accoutumés à ne
reconnoître pour loix que leurs pallions , fe fou-
leveront inévitablement contre quiconque entreprendra
de gêner leurs plaifirs , ou de contrarier
leurs vicieux penchans. C e ferait donc la plus
inexculable imprudence que de tenter une fub-
verfion totale, & de vouloir ramener tout d’un
coup les citoyens, du fein de la dépravation, à
1 amour de l’ordre , à la tempérance, à la jullice
& au patriotifme. C e n’ell que peu à peu qu’un
tel changement doit s’opérer. Il faut, fans contredit
, faire de nouvelles loix , ou bien rétablir
les anciennes, à fuppofer quelles forent bonnes;
mais fucceflivement, & à mefure que l’expérience
en démontrant l’utilité, le peuple s’y attache.
Aipfi , lorfque l'homme d’ état voit que le décret
qu’il propofe au peuple ell propre, ou à lui faire
aimer quelque v e r tu , ou à le détacher de quelque
vice, ii doit fevorifer cette loi de toutes fes
forces, & avec d’autant plus de zèle qu’il e ll fur
de fervir , par ce moyen , très - utilement fa
y-atrie.
Afin de difcerner quelles fortes de loix font les
meilleures dans ces circonftances critiques, il faut
fe fouvenir que celles qui font les plus propres
à tempérer les pafûons, & régler les moeurs publiques,
font aufli les plus nécelfaires, & doivent
être les plus facrées : les négliger, c ’eft
expofer l ’é ta t; fouffrir qu'on les altère, c ’ eft
protéger & favorifer la dépravation des moeurs.
Dans une république bien réglée, & où la vertu
eft refpetftée, on doit être plus effrayé de voir
les femmes prendre de nouvelles parures & af-
feéter de nouvelles grâces , qu’on ne devrait l’être
de quelque commotion dans la place publique ,
ou de l’ambition d’un magillrat qui voudrait s'élever
au-deffus de fes collègues : ca r , tant que '
les loix des moeurs fubfillent, toutes les autres
font en fùteté ; mais c ’eft leur décadence qui entraîne
inévitablement la ruine de l ’état.
. Il eft vrai qu’en général tout vice eft par lui-
même très-dangereux, comme il n’eft point de
vertu qui ne loit très-utile. Et c ’eft à démêler
l ’utilité de celle-ci & le danger des autres qu’il
importe d’attacher tous fes foins; & fur- tout
dans la reformation que l’on veut faire des uns,
Si l’encouragement qu’çn fe propofe de donner
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aux autres') on ne fauroit trop fe garder de la
précipitation d’un zèle aveugle. Il eft des vertus
fi fécondés, qu’elles fe fortifient les unes par les
autres, en fe prêtant un fecours mutuel ; & ce
font celles-là que la politique éclairée ne fauroit
rendre trop floriflantes dans une république où
elles font cultivées encore. II eft .auffi des vices
malheureufement fi féconds, qu’ils fervent, pour
ainfi dire, de foyer toujours aé tif, toujours ar-
dent a h corruption. C e font précifément ces
vices qu’ il faut commencer par profcrire dans une
focieté corrompue. Le plus pernicieux de tous
elt celui qu on peut mieux indiquer que nom-
mer, & q u i, compofé d’avarice & de prodigalité
, ne le laffe jamais ni d’acquérir, ni de difli-
per que rien ne fatisfait, & qui, pour alfouvir
fa dévorante ardeur, ne fe refufe à aucune injuf-
tice. N é du luxe & de l ’infatiable avidité, on
le voit fans ceffe occupé à ravir Sc à prodiguer.
Il n’eft pas impoffible de l’étouffer lorfqu’ofant à
peine fe montrer, il ne fait qu’effayet fes forces:
c’eft alors qu’il importe de le pourfuivre avec là
plus grande févérité, mais fur-tout de ne rien
tolerer qui paroiffe légitimer fes premières tentatives
; car il n’y a ni raifon, ni équité à profcrire
le luxe dans le public & à Je tolérer., dans
les familles : c ’eft une contradiétion manifefte
d inviter, par des loix fomptuaires , les citoyens
a la modeftie des moeurs, & dp contrarier cette
modeftie par la pompe des fêtes publiques. Dans
le cas trop ordinaire où ce vice , après avoir
corrompu tous les citoyens, règne avec autant
d effronterie que d’empire, il feroit auffi dangereux
qu’inutile de l ’attaquer de front ; ce feroit
1 irriter vainement, & ne faire qu’accroître fa
puiflancei II faut ceffer alors : ce vice en engendre
mille autres ; c’eft fur eux que l’on doit
frapper. Le luxe opère la mollefTe, la prodigalité
: c’eft la prodigalité , la mollelfe qu’il faut
noter d’une fletriflure accablante ; il produit auffi
1 avarice^ : il faut réprimer I’avarjce , & , en con-
tenant l’induftrie dans de jultes bornes, faire,
difparoître l ’inégalité monftrueufe dans la fortune
des citoyens.
,11 y a des temps où il eft du plus grand intérêt
d’encourager , non pas la vertu la plus importante
nar elle-même , mais celle dont le peuple
paroi?le plus éloigné. Il éto it, par exemple,
à Athènes une loi qui appliquoit aux repréfenta-
tions de cornédie, les fonds qui avoient été autrefois
deftinés aux frais de la guerre ; & , quoique
cette nouvelle loi fût très-injufte, il étoit
défendu néanmoins, fous peine de mort, d’ en demander
la révocation.
Les fuites d’un aufli mauvais réglement furent
affreufes, & telles cependant qu'on eût dû les
prévoir : les décorations de théâtre, les hiftrions,
les joueurs de flûte, les femmes défoeuvrées, les
courtifannes, un tas de gens fans moeurs étoient
lêuls honorés, confidérés, récoropenfés : il ne
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reftoit plus nulle trace de vertu, de décence, de
retenue. Dans de femblables circonftances, c’eût
été fort mal prendre fon temps que de demander
à l’alïemblée du peuple , ou l’abrogation de la
loi dont on vient de parler, ou de propofer de
ramener les citoyens à la fimplicité des premiers
hâbitans de la république ; entre ces tems d’intégrité
& ceux de cette corruption générale, la
diftance étoit trop immenfe. T ou t ce qu’on eût
pu faire , eût été d’effayer, avec les plus grands
ménagemens & à différentes reprifes, le peu de
difpofitions qu’ un petit nombre de citoyens pou-
voient avoir encore à la tempérance, à l’amour
de la patrie, à la juftice , à la prudence ; & fi
cet efl’ai eût réuflî, d’en tenter un fécond , &
de tâcher enfin de réveiller dans les coeurs quelque
étincelle de patriotifme : c lr c’eft de toutes
les vertus la feule qui peut encore, par le fecours
de ,1a vanité, fe montrer au milieu d’une
exceffive corruption. Si nul de ces moyens ne
féuflît, il n’y a plus qu’une reffource ; c’eft de
fe fervir des paflions mêmes, peur affoiblirpeu à
peu & ruiner leur empire. Platon fentoit aufli toute
l’efficacité de ce m oyen, lui qui, dans ce qu’on appelle
fa république, ne dédaigna point de regarder
les plaifirs de l’amour comme un reffort dont h politique
doit fe fervir pour animer le courage, &
le porter aux aérions héroïques. Mais ce n’eft
point là , il s’en faut-bien, ce qu’il y a de plus
eftimable dans la légiflation de Platon : cette
communauté des femmes eft au contraire une
tache ineffaçable que l’honnêteté reprochera toujours
au difciple de Socrate. C ’eft connoître bien
peu les effets de la volupté , qui amollit le coeur
& énerve le corps, que de vouloir en faire le
principe de la prudence & de la magnanimité. I l
eft vrai que l ’efpérance des voluptés a pu quelquefois
produire de grandes chofes : on n’ignore
pas que çe fut pour avoir dés palais fomptueux,
des liqueurs délicieufes & des femmes parfumées
que les fcythes autrefois conquirent l’Aflyrie ;
mais on fait aufli que, du moment que ces paf-
fions commencèrent à jouir du fruit de leurs victoires
, les fcythes courageux devinrent aufli mois,
aufli lâches que les peuples qu’ils avoient vaincus
, & que ces paflions ne leur donnèrent aucune
des vertus qui font le citoyen. Il en arriva
de même à Cyrus qui, en foumettant l ’A fie ,
fut fournis par les vices des peuples qu’il avoit
fubjugués, & ne fu t , contre fon attente, que le
corrupteur des perfes.
C e n’eft donc ppint le goût effréné des fens
que l’on doit favorifer : ce font les paflions de
l’ame, dont la politique peut fe fervir, parce que
naiflant avec nous, ne mourant qu’avec nous &
ne fe laffant point, on peut en quelque forte leur
donner la teinture de la vertu. L’envie, la jalou-
fie , l’ambition, l’orgueil, la vanité fon t, fans
contredit, des paflions hideufes , & qui, abandonnées
à elles-mêmes, fe portent aux excès les.
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plus odieux. Toutefois ces mêmes paflions, adroitement
employées par Ia.: politique , peuvent fe
changer en émulation, amour dé la gloire, prudence,
fermeté, héroïfme.
Mais le plus grand malheur eft lorfque lacorrup*
tion eft tellement enracinée, que les citoyens
égarés la regardent comme un bien, & lui lup-
pôient plus de force qu’à la vertu , & des effets
qu’ils ne croyoient pas même l’intégrité capable
d’opérer; quand ils fe font familiarifés avec la
honte, & que tranquillement couverts d’ignominie,
la gloire ne leur paraît plus qu’une vpine
chimère. Alors il n’y a plus d’efpérance, & le
danger eft d autant plus effrayant, que fi la république
n’eft plus agitée par ces commotions
violentes, ce calme apparent n’eft tien moins
que de la tranquillité : c ’eft une vraie léthargie,
un engourdiffement apopleélique, qui prouve que
les citoyens n’ont pas même de ces vices qui
annoncent une forte de force & d’élévation dans
l ’âme. Ils ne font animés que par un vil intérêt ;
règle unique de leurs a étions, ame de leurs pen-
fées. Alors on voit les magiftrats fe tendre mutuellement
des pièges ; l ’ambitieux recourir aux
moyens les plus lâches, décrier par des calomniés
, de fourdes délations , les concurrens contre
lefquels il n’ofe lutter ouvertement, & n’op-
pofer à fes rivaux, qu’ il fent bien ne pouvoir
égaler en mérite que la trahifon , la perfidie , les
plus déteftables noirceurs. Quand la licence & la
corruption font parvenues à ce comble , quelle
main affez puifîante retiendrait la république fuis
le penchant du précjpice qui eft ouvert fous fes
pas ? C e feroit fe flatter d’une efpérance vaine
que d’attendre une heureufe révolution : quand
même un tyran s’élèverait parmi les citoyens, &
voudrait , en les foulant aux pieds, qu’ il n’y
eût d’o r , d’argent, de luxe & de voluptés que
pour lu i , les âmes de ces républicains , mollement
effarouchés par la perte même de leurs
plaifirs, ne réprendroient point affez de vigueur
pour fortir de leur léthargie. Les faftes de l’hif-
toire n’offrent qu’un feul exemple d’ un état parvenu
au dernier degré de la dépravation, & rendu
tout-à-coup à la -vertu. C e fut Lacédémone
plongée dans le lu x e , profondément engourdie
dans la molleffe, enivrée de voluptés , avilie par
la débauche, & ramenée à la tempérance, à l’intégrité
des moeurs par l ’heureufe violence que
lui fit Lycurgue, qui, n’étant point choifi par las
fpartiates pour leur donner des loix , comme
Solon par les athéniens, médita fon projet de réforme
avec trente citoyens feulement qui lui
promirent de le féconder : vingt-huit lui relièrent
fidèles ; il leur ordonna de fe rendre armés fur la
place publique ; il y publia fes lo ix , & intimida
ceux qui profitoient des défordres publics.
Des obfervations qui ont été faites jnfqu’à
préfent, voici les conféquences que l’on en doit
tirer, Se ces conféqueeees font autant de pila?