
fit prévoir qu'ils ne tarderaient pas à perdre. Plu-
fieurs de ces villes relièrent ifolées, Un plus
grand nombre unirent leurs intérêts. Tou.tes formèrent
des fociét.és politiques, gouvernées' par
des loix qüe les citoyens eux-mêmes avoient dictées.
Le fuccès dont cette révolution dans le gouvernement
fut fuivie j frappa les nations voi/înes.
Cependant, comme les rois & les barons qui les
opprimoient x n’étoient pas forcés par les circonf-
tances de renoncer à leur fo u ve,raine t é , ils fe
contentèrent d’accorder aux villes de leuç dépendance
des immunités précîeufes & confidérables.
JBlles furent autorisées-â s'entourer de murs , à
prendre les armes, à ne,payer qu^un tribuçrégulier
& modéré. La liberté étoit fi effentielle à
leur conllitudon, qu'un feçfqui s'y refugioit de-
venoit citoyen, s'il n'étpit réclamé dans l'année.
Ces communautés ou corps municipaux profpé-
rèrent en raifon de leur pqfition , de leur population
, de leur induftrie.
Tandis que la condition de,s hommes réputés
libres s’améliorait fi heureufement,, celle, des ef-
cla.ves relloit toujours la même, c ’eft-à-dire, la
plus déplorable qu'il fut poflible d'imaginer> Ces
malheureux appartenoient fi entièrement à leur
maître 3 qu'il les vendoit ou les echangeoit félon ;
fes defirs. Toute propriété leur étoit refufée. ,
même de ce qu'ils epargnoie.nt lorfqu'on leur
aflignOit une fomme fixe pour leur fubfiftance. On •
les mettoit à la torture pour la moindre faute.
.Ils pouvoiertt être punis de mprt fans l'intervention
du magiftrat. Le mariage leur fut long-tems
interdit : les liaifons entre les deux fexes étoient
illégales ; on les fouflfrait, on les encqurageoit
même : mais elles n’étoient pas honorées de la
bénédiction nuptiale. Les enfans n’ avoient pas
d ’autre condition que celle de leur père : ils.naif-
foient, ils vivoient, ils mouraient dans la fervi-
tude. Dans la plupart des cours de juftice, leur
témoignage n'étoit pas reçu contre un homme
libre. Ils étoient aflervis à un habillement particulier
j & cette diftiiidtion humiliante leur rap-
pelloit à chaque moment l'opprobre de leur exif-
tençe. Poùr comble d'infortune y l'efprit du fyf-
tême féodal contrarioit l'affranchiffement de cette
efpècë d'hommes. Un maître généreux pouvoit,
à la vérité, quand il le vouloir, brifer fes fers
de fes efclaves domeftiques : mais il falloit des
formalités fans nombre pour changer la condition
des ferfs attachés à la, glebe. Suivant une maxime
généralement établie,. un vaflal ne pouvoit pas
diminuer la valeur d’un fief qu'il ,avoit reçu j &
c'étoit la diminuer que de lui ôter fes cultivateurs.
C e t obftacle devoit ralentir, mais ne pouvoit pas
empêcher entiérèment la révolution j & voici
pourquoi.
Les germains & les autres conquérans s'étoient
appropriés d’îmmenfes domaines , à l'époque de
leur invafion. La nature de ces biens ne permit '
pas de les démembrer. Dès g lors le propriétaire
ne pouvoit pas retenir“ fous fes yeux tous lès ef~
claves, & il fut forcé de les difperfer fur le fol
qu’ils devaient défricher. Leur éloignement empêchant
de les furveiller, il. fut jugé convenable^
de les encourager par des récompenfes proportionnées
à l’étendue & au fucçes de leur travail.
Ainfi l’on ajouta à leur entretien ordinaire
des gratifications, qui étoient communément une
portion plus ou moins considérable du produit des
terres.
Par cet arrangement, les villains formèrent une
efpèce d’affociation avec leurs maîtres. Les, ri-
chefîes qu’ ils acquirent dans ce marché, avantageux
j les mirent en état d'offrir une rente fixe
des terres, qu’on leur confiait, à condition que
lelurplusleur appartiendrait. Comme lesfeigneurs
retiraient alors, fans rifque & fans inquiétude de
leurs pofifeflions, autant ou plus de revenu qu’ ils
n’ en avoient anciennement obtenu, cette:pratique
s’accrédita & devint peu à peu univerfelle. Le
propriétaire n’eut plus d’intérêt à s’occuper d’ef-
clavesqui cultivaient à leurs propres frais, & qui
étoieot exaéls: dans leurs paiemens. Ainfi finit la
fervitude perfonnellc.
Il arrivoit quelquefois qu’ un entrepreneur hardi
, qui avoit jetté. des fonds confidérables dans
fa ferme, en étoit chafte avant d’avoir recueilli
le fruit de fes avances. Çec, inconvénient fit qu’on
exigea, des baux de plufieurs années. Us s’étendirent
dans la fuite à: la vie entière du çultivateur,
& fou vent ils furent allurés à fà pollérité la plus
reculée. Alors finit la fervi.t-ude réelle.
C e grand'changement qui fe faifoit.,. pour .ain£
dire ^ de lui-même , fut précipité par une caufe
qui mérite d'être remarquée. Tous le$.gouverne-
mens d'Europe étoient arifloeratiques. Le chef
d;e chaque république étoit perpétuellement en
guerre avec, fes barons. Hors d'état., le plus fou-
vent , de leur, réfifier par la force , il étoit obligé
d'appeller les rufes à fon fecours. Celle que les
fouverains employèrent le plus utilement, fut de
protéger les efclaves contre la -yrannie de leurs
maîtres, & de fapper le pouvoir des nobles; en
diminuant la dépendance de leurs fujets, II n'efl
pas fans vraifemblance qu.e quelques rois favorifè-
rent la liberté par le feu] motif d'une utilité générale
: mais la plupart furent vifiblement conduits
à cette heureufe politique, plutôt par leur
intérêt perfonnel que par des principes d'humar
nité & de bienfaifance..
Quoi qu'il en fo it, la révolution fut-fi entière,
que la liberté devint plus; générale , dans.la plus
grande partie de l'Europe, qu'elle ne l’a voit été
fous aucun, climat ni dans aucun fièclé. Dans tous
j les gouvernemens anciens., dans ceux même qu’on
I nous propofe toujours pour modèles, la plupart
i des hommes furent condamnés à. une fervitude
honteufe & cruelle. Plus les fociétvés acquéraient
de lumières, de richeffes & de puiflance, plus
le nombre des efclaves s’y multiplioit, plus leur
fort étoit déplorable. Athènes eut vingt ferfs pour
un citoyen. La difproportion fut encore plus grande
à Rome , devenue la maitreffe de l’univers.
Dans les deux républiques, l’efclavage fut porté
aux derniers excès de la fatigue , de la misère
de l’opprobre. Depuis qu’il ell aboli parmi
nous , le peuple d t cent fois plus heureux ,
même dans les empires les plus despotiques, qu’il
ne le fut autrefois dans lès démocraties les mieux
ordonnées.
Mais à peine la liberté domeftique venoit de
renaître en Europe , quelle alla s’enfevelir en
-Amérique. L'efpagnol,, que les vagues vomirent
le premier fur lès rivages de ce nouveau-Mondè,
ne crut rien devoir à des peuples qui n’avoient
ni fa couleur, ni fesufagès, ni fà religion. Il ne
vit en eux que des irtftrumens de fon avarice, &
il les chargea de fers. Ces hommes foiblcs &qui
n’avoient pas d ’habitude du travail, expirèrent
bientôt dans les vapeurs des mines ; ou dans d'autres
occupations prefqu’auflî meurtrières-. Alors oh
demanda des efclaves à l'Afrique. Leur nombre
s’ell accru à mefure qüe lés cuhures fe font étendues.
Les portugais , les hollandois-, les ariglois,
les françois, les danois 3 toutes ces nations , libres
ou affervies, ont cherché fans remords une i
augmentation de fortuné dans les fueurs , dans le
fan g , dans le défefpoir de ces malheureux.
La liberté eft la propriété de foi. On diflingùe
trois fortes dè liberté. La liberté naturelle, la liberté
c iv ile , la liberté politique, c'eft-à-dire,
la liberté de l'homme, celle dü citoyen & celle
du peuple. La liberté naturelle eft le droit que
là nature a donné à tout homme de difpôfer de
foi à fa vblorité. La liberté civile èft le droit que
la fociétë doit garantir à châ'qüé citoyen de pouvoir.
faire tout ce qui n’eft pas contraire aux lqix.
La liberté -politique eft l’état d’un peuple qui ri’a
point aliéné fa fouyeraiheté, & qüi fait feS propres
loik i oü èft aflbcié en pârtiè à fa légiflatioh.
La prèrnièr'e dë ces libertés èft 3 après la rairdn,
lé taràélêrè diftinélif dë l’homrrië. On enchaîne
& ori âfliijêttit la brute, pai-’cë qü’êllon’a aucune
notion du jüfte & dè l’injiift'e , nulle idée de
grandeur & dè bafteffe. Mais en moi la liberté
eft le priricipè de mes vices & de tries vettiis. Il
n’ y a que l’homme libre qüi puîflfë d ite , je vè'ux
ou je de ïeux pas , & qui puifife par ccjnféqüènt
être di|nc d’ éloge 6u de blâme.
Saris là liberté ^ OU là propriété dë fon corps
& la joUîfîancè dé fon êfprit, bn n’feft ni époux,
ni père , ni parent * ni ami. On n’â ni patrië -, ni
concitoyen , ni Dieu. Dans la ritairi du méchant,
l’efclavë èft au-deffbtis du chien qüé l’ efpagnot
lâchoit cbntre l’âiiiëricàih : çâr la confidence qui
manqué àü çhién , rëfte à l'homrhè. Gèlüi qui
abdiqué fa liberté 3 fè voué aux rémords & à lâ
plus- grande rüifère qu’ ün être pëhfànt & fenfiblé
puilîë éprouvei:.
Mais, dit-on, dans toutes les régions & dans tous
les fièclës, l ’efclavage s’ell plus ou moins généralement
établi.
Je le veux; eh qu’importe ce que les autrés
peuples ont fait dans les autres âges ? Eft-ce aux
ufages des temps ou à fa confcience qu’il en faut
appel 1er ? Eft-ce l'intérêt, l’aveuglement, la barbarie
-3 ou la raifon & la juftice qu'il faut écouter
? Si Luniverfalité d’une pratique en prouvoic
l'innocence, l’apologie des ufurpations , des conquêtes
, de toutes les fortes d’oppreffions feroit
achevée-
Mais les anciens peuples fé croyoient, dit-on ,
maîtres de la vie de leurs efclaves ; & nous, devenus
humains, nous ne difpofôns plus que de
leur liberté , que de leur travail.
Il eft vrai, le cours des lumières à éclairé fur
ce point important les ïégiflateurs modernes. Tous
les codes , faîis exception 3 fe font armés pour la
confervation de l’homme même qüi languit dans
là fervitude. Ils ont Voulu que fôn exiftèrtce fût
louS laproteéiioh du màgiftrat} que les tribunaux
feuls en puflent précipiter le terme. Mais cette
lo i, la plus facréë des inftitutions fociales, a-t-èlle
jamais eu quelque force? L ’Amérique n’e ft-elle
pas peuplée de colons qui^ ufurpant les droits
fouveraihs , font expier par le fer , ou dans la
flamme, les infortunées viétimes de leur avarice ?
A la hôntë dë l’Europe, cette facrilège infradlion
ne relie-t-elle pas impunie ? Un feul de ces af-
faïfins a-t-il porté fa tête fur un échafaud ?
SuppofonS , je lé veux bien, l’obfervation ri-
goureufe de ces régleniens. L’efclave f e r a - t - i l
beaucoup mcrins à plaindre ? Eh quoi ! le maître
qui difpofe de l’emploi de mes forces, ne difpofe-
t-il pas de mes jours, qui dépendent de l’ufage
volontaire & modéré de mes facultés ? Qu’eft ce
que l'exiftence pour celui qui n’en a pas la propriété
? Je ne puis tuer mon efclave : mais je puis
faire couler fon fang goutte à goutte fous le foyiec
d’un boürrëau ; je puis l’accabler de douleurs, de
travaux , de privations ; je peux attaquer de toutes
parts & miner fourdement les principes & les
reïïorts dé fa vie ; je puis étouffer par des fup-
plicek lents, le germé màlheureüx qu’une negrèlie
porte dans foh féin. On diroit que les loix hé protègent
l’efclâvë contre une mort prompte » que
pour laiffer à ma cryauté le droit de lé faire mourir
tous lès jours. Dans la vérité , le droit d’efi-
clavage eft celui dé commettre toutes fortes dè
ciriihes \ ceux qui attaquent la propriété ; vous ne
laiffez pas à votre efclave celle de fa perforine ;
fcèux qui detruifènt la furète j vous pouvez l'im-
riibîër à vos caprices ; ceux qui font frémir la
pudeur. . . . . .
Mais les nègres font uné efpèce d’hommes nés
polir l’efcîaVàgè- Ils font bornes, fourbes, mé-
chatis > ils cbrivîênnent eux-mêmes de la füpérid-
ritë dé notr'e iriièiligëricé, & recoririoilfent prefque
la juftice de notïe empire.
G g $ 1