
Dans le dernier cas , le vendeur & Tacheteur
fe rendoient devant le cothoal. Les conditions du
marché étoient rédigées par écrit, & le cothoal
appofoit fon fceau au pied de l'aéte* pour lui donner
de l'authenticité.
L a même formalité s'obfervoît à l'égard des enclaves
, c ’eft-à-dire, de ces hommes infortunés
q u i, preffés par la mifère, préféraient une fer-
vitude particulière qui les faifoit fubfifter , à l'état
d ’une fervitude générale, dans laquelle ils n'a-
voient aucun moyen de vivre. Ils fe- vendoient
alors à prix d'argent, &l'a£te de vente fe paffoit
en préfence du cothoal, afin que la propriété du
maître fût connue & inattaquable.
L e cothoal étoit une efpèce d'officier public ,
établi dans chaque aidée pour y faire les fondions
de notaire. C'étoit devant lui que fe paffoit le
petit nombre d'a&es, auxquels la nature d'un pareil
gouvernement pouvoit donner lieu. Un autre
officier , du nom générique de gêmidar 3 pronon-
çoit fur les conteftations qui s'élevoient entre particuliers.
Ses jugemens étoient prefque toujours
définitifs, à moins qu'il ne s'agît de quelqu'objet
important, & que la partie condamnée n'eût af-
fez de fortune pour aller acheter un jugement différent
à la cour du nabab. Le gémidar étoit auffi
chargé de la police. Il avoir le pouvoir d'infliger
des peines légères ; mais lorsqu'il s'agiffoit de
quelque crime capital, le jugement en étoit ré-
fervé au nabab, parce qu'à lui feul appartenoit le
droit de prononcer la peine de mort.
Un tel gouvernement, qui n'étoit rien autre
chofe qu'un defpotifme qui alloit en fe fubdivj-
fant depuis le trône jufqu'au dernier officier , ne
pouvoit avoir d'autre reffort qu'une force coactive
toujours en a&ion. Auffi, dès que la faifon
des pluies étoit paffée, le monarque quittoit fa
capitale &ferendoit dans fon camp. Les nababs,
les rajahs, les principaux officiers étoient appellés
autour de lui, & il parcourait ainfi fucceffivement
les provinces de l'Empire, dans un appareil de
guerre qui pourtant n'excluoit pas les rufes de la
politique. Souvent on fe fervoit d’un grand pour
en opprimer un autre. Le ' raffinemenr le plus
odieux du defpotifme eft de divifer fes efclaves.
Des délateurs, publiquement entretenus par le
prince, fomentoient ces divifions & répandoient
des alarmes continuelles. Ces efpions étoient toujours
choifis parmi les perfonnes du rang, le plus
diftingué. La corruption eft au comble , quand
le pouvoir anoblit ce qui eft vil.
Chaque année le mogol recommençoit fes cour-
fe s , plutôt en conquérant qu'en fouverain, allant
rendre la juftice dans les provinces comme on y
va pour les piller, & maintenant fon autorité par
les voies & l ’appareil de la force, qui font que
le'gouvernement defpotique n'eft qu'une continuation
de la guerra. Cette manière de gouver-j
ner, quoiqu'avec tos formes légales , eft bien
dangereufe pour un defpote. Tant que les peupies
n*épfôuVent fes injuftices que par le canal
des dépofîtaires de fon autorité, ils fe contentent
de murmurer , en préfumant que le fouverain les
ignore & ne les fouffriroit pas : mais lorfqu'il
vient les confacrer par fa préfence & par fes propres
dédiions, il perd la confiance. L'illufion ceffe.
C'étoit un dieu , c'eft un méchant.
Cependant les empereurs mogols ont joui longtemps
de l'idée fuperftitieufe que la nation s'étoit
formée de leur caractère facre. La magnificence
extérieure , qui en impofe au peuple plus que la
juftice, parce que les hommes ont une plus grande
opinion de ce qui les accable que de ce qui les
fe r t, la richeffe faftueufe de la cour du prince ,
& la pompe qui l'environnoit dans fes voyages,
nourriffoient dans l'efprit des peuples ces préjugés
de l'ignorance fervile , qui tremble devant
les idoles qu'elle a faites. C e qu'on raconte du
luxe des plus brillantes cours de l'univers, n'approche
pas de l'oftentation du mogol, lorfqu'il
fe montrait à fes fujets. Les éléphans, autrefois
fi terribles à la guerre, & qui n'y feraient plus
que des maffes incommodes depuis que l’on combat
avec la foudre, ces coloffes de l'Orient, inconnus
à nos climats , donnent aux defpotes de
l'Afie un air de grandeur dont nous n'avons pas
l'idée. Les peuples fe profternent devant le monarque
élevé majeftueufement fur un trône d 'or,
refplendiffant de pierreries, porté par le fuperbe
animal ^ qui s'avance à pas lents, fier de préfen-
ter au refpëét de tant d'efclaves le maître d'un
grand Empire. C'eft ainfi qu'en éblouiffant les.
hommes ou en leç effrayant y les mogols confer-
vèrent & même étendirent leurs conquêtes. Au-
rerigzeb les acheva, en fe rendant maître de toute
la péninfule. Tout YInâoJlan 3 fi fon excepte une
petite langue de terre fur la côte de Malabar ,
fe fournit à ce tyran fuperftitieux & barbare ,
teint du fang de fon père, de fes frères & de fes
neveux.
C e defpote exécrable avoit fait détèftçr la puif.
fance mogole j mais il la foutint, & à fa mort
elle tomba pour ne plus fe relever. L'incertitude
du droit de fucceffion fut la première caufe des
troubles que l'on vit naître après lui au commencement
du dix-huitième fiècle. I l n'y avoit qu'une
feule loi généralement reconnue, celle qui ordon^
noit que le trône ne fortiroit point de la famille
de Tamerlan. D'ailleurs chaque empereur pouvoit
choifir fon fucceffeur, n'importe à quel degré de
parenté. C e 'droit indéfini étoit une fource de
difcorde. De jeunes princes que leur naiffance
appelloit à régner, & qui fe trouvoient fouvent
à la tête d'une province & d'une armée, foute-
noient leurs prétentions les armes à la main, &
ne refpe&oient guère les difpofitions d'un defpote
qui n’ étoit plus. C'eft ce qui arriva à la mort
d’Aurengzeb. Sa magnifique dépouille fut enfan-
glantée. Dans ces convulfions du corps politique,
les refforts qui contenoient une milice de douze
cents
I N D
cents mille hommes, fe relâchèrent. Chaque na- 1
bab ne fongea plus qu'à fe rendre indépendant, à
étendre les contributions qu'on levoit fur le peuple
, & à diminuer les tributs qu'on envoyoit au
tréfor de l'empereur. Rien ne fut plus réglé par
la lo i, ,& tout fut conduit par le caprice ou troublé
par la violence.
L ’éducaron des jeunes princes ne proniettoit
aucun remède à tant de maux. Abandonnes aux
femmes jufqü'à l'âge de fept ans, imbus pendant
leur adolefcence de quelques préceptes religieux ,
ils alloient enfuite confommer dans la molle oi-
fiveté d'un ferrail, ces . années de jeuneffe &
d'aélivité , qui doivent former l’homme & l’inf-
truire dans la fcience de l.a vie. On les amolliffoit
pour n'avoir pas à les craindre. Les confpira-
tions des enfans contre leurs pères étoient frequentes.
Une politique foupçonneufe affoibliffoit
le càra&ère de ces' jeunes gens , afin qu ils ne
fuffent pas capables d'un crime. De là cette pen-
fée atroce d’un poète oriental, que les peres ,
pendant la vie de leurs fils , donnent toute leur ten-
drejfe d leurs petit-fils , parce qu’ils aiment en eux
les ennemis de leurs ennemis. ' v /
Les mogols n'avoient plus rien de ces moeurs
fortes qu'ils avoient apportées de leurs montagnes.
Ceux d’entr'eux qui parvenoient à quelque place
importante ou à de grandes richeffes, changeoient
de domicile fuivant les faifons. Dans ces retraites
plus ou moins délicieufes ^ ils n occupoient
que de$ maifons bâties d'argille 8c de terre, mais
dont l'intérieur refpiroit toute la molleffe afiap-
q u e , toutlefafte des* cours les plus corrompues.
Par-tout où les hommes ne peuvent élever une
fortune ftable, ni lajratifmettre à leurs defcendans,
ils fe hâtent de raffembler toutes leurs jouiffances
dans le feul moment dont ils foient furs. Ils epui-
fent au milieu des parfums 8c des femmes, 8c tous
les jiaifirs, & tout leur être. #
L'empire Mogol étoit dans cet état de foiblelie,
lorfqu'il fut attaque en 1738 par le fameux Na-
dersha., plus connu parmi nous fous le nom de
Thamas Kouli-kan, Les innombrables milices de
l'Inde fe difperfèrent fans réfiftance devant cent
nulle perfans, comme ces mêmes perfans avoient
été autrefois diflîpés devant trente mille grecs
inftruitspar Alexandre. Thamas entra vi&orieux
dans Delhy j reçut les foumiffions dp Muhammet,
permit à cet imbécille monarque de vivre^ 8c de
. régner, réunit à la Perfe les provinces qui étoient
à fa bienféancè, 8c fe retira chargé d'un butin
immenfe 8c des dépouilles de YIndpfian.
Muhammet, méprifé par. fon. vainqueur , le
fut encore plus par fes fujets. Les grands ne voulurent
plus relever du vaffal d'un roi de 1 erfe.
Les nababies devinrent indépendantes, 8c ne furent
plus foumiles qu'à un léger tribut. Inutilement
l'empereur exigea qu'elles çontinuaffentd'etre
amovibles. Chaque nababemployoit la torce pour
rendre fa place héréditaire , 8c le fer décidoit de
(Econ, polit. & diplomatique. Tom, lll%
I N D H
tout. La guerre fe faifoit continuellement entre
le maître 8c les fujets, fans être traitée de rébellion.
Quiconque put payer un corps de trou-,
pes , prétendit à une fouveraineté. La feule formalité
qu'on obfervoit, c'étoit de contrefaire 1e
feing de l'empereur dans un firman ou brevet d în-
veftiture. L'ufurpateur fe le faifoit apporter 8c
le recevoit à genoux. Cette comedie étoit necef-
faire pour en impofer au peuple , qui- refpectoit
encore affez la famille de Tamedan pour vouloir
que toute efpèce d'autorité parût au moins émaner
d'elle. , , /
Ainfi la difcorde, l'ambition 8c 1 anarchie dê-
foloient cette belle contrée de YIndofian. Les crimes
étoient d'autant plus aifes a cacher, que les
grands de l’Empire étoient accoutumés à n écrire
jamais qu'en termes équivoques, 8c n employoïent
que des agens obfcurs qu’ils defavouoient quand
il le falloir. L'affaffinat & le poifon devinrent
des forfaits communs , qu on enfeveliffoit dans
l'ombre de ces palais impénétrables, remplis de,
fatellites prêts a tout ofer au moindre fignal de leur
maître. . ,.c
Les troupes étrangères, appellees par les dit-
fèrens partis, mirent le comble au defaftre de ce
malheureux pays. Elles en emportoient les richeffes
, ou forcoient les peuples à les sÿfçuir. Ainfi
difparurenc peu à peu ces tréfors amafles pendant
tant de fiècles. Le découragement devint général.
La terre ne Fut plus cultivée, & les manu-
faàuves languirent. Les peuples ne vouloient plus
travailler pour daif-rangers déprédateurs, ou
pour des opprefièurs ûc/tneftiques. La mifère Sc
la famine fe firent fentir. Ces calamités qui depuis
dix ans ravageoient les provinces de l'Empire,
alloient s’étendre jufqu’à la côte de Coromandel.
Le fage Nizam-Elmoulouk, fouba du Dé-
can, niétoitplus.Sa prudence & fes talens avoient
fait fleurir la partie de l’Inde où il commandoit.
Les .négocians d’Europe craignirent que leur com-
merce ne tombât, lorfqu’il n’auroit plus cet abri.
Contre ce danger, iis ne voyoient de relfource,
que-la propriété d’un terroir ïfl’ez vafte pour contenir
un nombre de manufaéturiers fuffifant pout
former leurs cargàifons.
Dupleix fût le premier qui vit la poifibilitc de
.réalifer ce . fouhait. La guerre avoit amené à -Pondichéry
des troupes nombreufes , avec lefquelles
il efpera fe procurer par des conquêtes rapides ,
des avantages plus confidérables que les nations
rivales n’en avoient obtenu par une conduite fuivie
& réfléchie.
Depuis long-temps il étudioit le caraftère des
mogols, leurs intrigues, léurs intérêts politiques.
Il avoit acquis fur ces objets, des lumières qui
auraient pu étonner dans un homme élevé à la
cour de Delhi. Ces connoiffances profondément
combinées l’avoieqt convaincu qu’ il pouvoir fe
donner une influence principale dans les affaires
I de YMofinn, peut-être en devenir l’arbitre. La