les guaranis ne pouvoit nourrir que le nombre
d’hommes qui y exiftoit > & que , plutôt que de
les rapprocher des efpagnols, leurs millionnaires
avoient eux-mêmes arrêté la population. Ils per-
fuadoient , nous dit - on , à leurs néophites de
laiffer périr leurs enfans , qui feroient autant de
prédeftinés & de protecteurs ».
-cc Aux chimères qui viennent d’être combattues
, tâchons de fubftituer des caufes vraies ou
vraifemblables ».
“ D ’abord , les portugais de Saint-Paul détrui-
lirent en i6$i les douze ou treize peuplades formées
dans la province de Guayra, limitrophe du
Bcéfil. Ces brigands 3 qui n’étoient qu’au nombre
de deux cents foixante-quinze 3 ne purent 3 il eft
v ra i, emmener que neuf cents des vingt-deux mille
guaranis qui compofoient cet établiffement naif-
fant : mais le glaive & la mifère en détruilîrent
beaucoup. Plufieurs reprirent la vie fauvage. A
pe:ne en arriva-t-il douze mille fur les bords du
rarana & de l’U ruguay, où l’on avoit réfolu de
les fixer ».
« La paflfion qu’ avoient les dévaftateurs de faire
des efclaves 3 ne fut pas étouffée par cette émigration.
Ils pourfuivirent leur timide proie dans
fbn nouvel afyle, & dévoient'avec le tems tout
difperfer, tout mettre aux fers , ou tou: égorger
3 à moins qu’o î ne donnât aux indiens des
armes pareilles à celles de leurs agreffeurs ».
« C ’etoit une propofitïon tdélicate à faire, ~L’Ef-
pâghe. avoit pour maxime de ne pas introduire
l’ufage des armes à feu parmi les anciens habitans
de cet autre hémifphère a dans la crainte qu’ds
ne fe ferviffent un jour de ces foudres pour recouvrer
leurs premiers droits. Les jéfuites applau-
diffoient à cette défiance néceffaire avec des nations
dont la foumiffion étoit forcée : mais ils la
jugeoiént inutile avec des peuples librement atta-'
chés aux rois catholiques par des liens fi doux 3
qu’ ils ne pouv oient'être jamais tentés de lés dénouer.
Les raifons ou les inftances de ces mif-
fionnaires triomphèrent des oppofitions & des
préjugés. En 16 3 9 , on accorda des fulils aux
guaranis ; & cette faveür les délivra pour toujours
du plus grand des dangers qu’ils pouvoient
Courir». - • , • ' V;- -V.,
« D ’autres caufes plus obfcures de deftruCtion
remplacèrent celle-là. L ’ufage s’établit d’envoyer
annuejlement à deux, à trois cents lieues de leurs
frontières, une partie des bourgades cueillir l’herbe
du Paraguay, poux, laquelle on leur connoïf-
foit une paffion infurmontable. Dans ces longues
& pénibles courfes, plufieurs périffoient de faim
& de fatigue. Quelquefois, durant leur abfence ,
des fauvages errans dévaftoient des plantations
privées de la plupart de leurs défenfeurs. Ces vices
étoient .à peine corrigés qu’une nouvelle calamité
affligea les mifïionS ».
« Un malheureux hafard y porta la petite-vé*
joie 5 les poifons furent encore plus meurtriers i
dans cette contrée que dans le refte du nouveau*-
Monde. Cette, contagion ne diminua point, &
contirua a entaffer victime fur viCtime fans interruption.
Les jéfuites ignorèrent - ils les falu-
taires effets de l’inoculation fur les bords de l’A mazone
, ou fe refufèrent - ils par principes à
une pratique dont les avantages font fi bien
_ prouvés ? »
| « Après to u t, ce fut le climat qui arrêta furtout
la population des guaranis. Le pays qu’ils
occupoient 3 principalement fur le Parana , étoit
' chaude humide, fans ceffe couvert de brouil-
lards épais & immobiles. Ces vapeurs y verfoient
dans chaque faifon des maladies contagieufes. Les
inclinations des habitans aggravoient ces fléaux.
Héritiers de la voracité que leurs pères avoient
apportée du fond des forêts , ils fe nourriffoienc
de fruits verds y ils mangeoient les viandes pref-
que crues , fans que ni la rai fon , ni l’ autorité ,
ni l’expérience puffent déraciner ces habitudes
invétérées. De cette manière, la maffé du fahg
altérée par l’air & lés alimens , ne pouvoit pas
former dès familles nombreufes | ni des générations
de quelque durée ».
Pour afiurèr jla félicité dés guaranis, en
quelque nombre qu’ils fulfent ou qu’ ils puffent
être , leurs infiituteurs avoient originairement réglé
avec la cour de Madrid , que ces peuples ne
feroient jamais employés aux travaux des mines .„
ni affervis à aucune corvée. Bientôt cette première
ftipulation leur parut tnfuffifante au repos
des nouvelles républiques. Ils firent décider que
tous les efpagnols en feroient exclus, fous quelque
dénomination qu’ ils fe préfentaffent. Oh pré-
voyoit que 3 s’ ils y étoient admis comme nego-
eians ou même .comme voyageurs , ils templi-
roient de troubles ces lieux paifibles 3 ÿ
porteroient le germe de toutes les corruptions. Ces
mefures bleffèrent d’autant plus profondément des
conquérans avides & dcftruCteurs > qu’elles avoient
l’approbation des Cages. Leur reffenriment éclata,
par des imputations qui avoient un fondement apparent
& peut-être réel ».
« Les millionnaires faifoientle commerce pour
la nation. Ils envoyoient à Buenos - Aires de la
cire , du tabac , des cuirs, des cotons en nature
& filés , principalement l’herbe du Paraguay. On
recévoit en échange, des vafes -& des orneméns
pour les temples > du fe r , des armes , des quincailleries,
quelques marcnandifes d’Europe que
la colonie ne fabriquoit pas } des métaux deftinés
au paiement du tribut que dévoient les indiens,
mâles, depuis vingt jufqu’ à cinquante ans. Autant
qu’ il eft poffible d’en juger à travers les épais
nuages qui ont continuellement enveloppé ces
objets, les beforns de l’état n’abforboient pas le
produit entier de fes ventes. C e qui reftoit étoit
détourné au profit des jéfuites. Auffi furent-ils
traduits au tribunal des quatre parties du monde >
comme une fociété de marchands qui, fous le voile
Je Ja religion , n’ ctoient occupés que d’ un intérêt
^0*?Ce reproche ne pouvoit pas tomber fur les
premiers fondateurs du Paraguay. Les défertsqu’ils
parcouroient ne produifoient ni^ o r , ni denrées.
Ils n’y trouvèrent que des forêts, des. ferpens ,
des marais, quelquefois la mort ou des toiirmens
horribles , & toujours des fatigues exceffives. C e
qu’il leùr en coutoit de foins, de travaux, de
patience , pour faire paffer les fauVages d’une vie
errante à l’état focial , ne^ peut fe comprendre.
Jamais ils ne fongèrent à s’approprier le produit
d’une terre qui cependant, fans e u x , n’auroit
été habitée que par des bêtes féroces. Vraifem-
blâblement leurs fucceffeurs eurent-des vues moins
nobles moins pures. Vraifembkblement, ils
cherchèrent un accroiffement de fortune & de
puiffance , où ils ne dévoient voir1 que' la gloire
du chriftianifme, que le bien de l’humanité. C e
fu t , fans doute, un grand crime de voler fes
peuples en Amérique, pour acheter du crédit én
Europe , & pour augmenter fur tout le. globe
une influence déjà trop dangereufe. Sr quelque
chofe pouvoit diminuer l’horreur d’un fi grand
forfait, c’eft que'la félicité des indiens n’ en fut
pas altérée. Jamais ils1 nç parurent rien defirer au-
delà des commodités dont on les faifôit jouir
généralement».- p f - •
« Ceux qui n’accufèrênt pas les jéfuites d’ava-
r ic e , cenfurèrent les établiffémens du Paraguay
comme l’ouvrage d’ une fuper-ftition aveugle. Si
nous avons1 une. idée jufte de- la fUperftition, elle ;
retatdé les'progrès de la population j elle confacre .
•à des pratiques inùtilés le temps deftiné aux tra- !
vaux de la fociété } elle'dépouille l ’homme labo-1
rieu-X, pour enrichir le folitairè oifif & dangereux}
elle.arme les citoyens les uns contre .les autres , ;
pour des fujets frivoles 5 elle donné au nom du
ciel le fignal-de la révolte} elle fAuftrait Fes mi- j
-niftres aux lo ix , aux devoirs de la fociété : en un |
mot,.elle rend les peuplës'malheüreux, & donne
des armes au méchant contre' le jufte. V i t - o n s
chez tes giiarariis- aucune de' ces calamités ? I S’ils !
durentleurs anciènnës-inftitutibh'S àlà*fuperftition', I
ce - fera la première fois qu’ elle aura fait du bien |
aux 'hommes M u ■
« Là politiqifé | 'toujours ifiquiète:, .toujours I
fqupçonh’eüfe parbiffoit èrà'ind'rë rqùe les' repu- j|
bliçjuès:,Tbhdçes par les jéfuites ] ne fe'détàchâl’*1 i
fçnt un peu plus tôt , un peu plus tard} dé l’empire
à l’ombre duquel elles s’étoiènt élevées. Leurs ■
habitans' étoient ;à fes yeux lès foldats les plus
exercés du nouvel^ hémifphère. Êllé les voyoit
obeiffans par principe de'religion avec 'l’énergie
des moeurs' nouvelles, &■ combattant "avec le fa- ’
natifme qui conduifit tant de martyrs fur l’ écha-
fau d , qui briffa tant de couronnes par les mains
des difciples d’Odin & de Mahomet. Mais c’ é-
toit fur-tout leur gouvernement qui caufoit fes
alarmes ».
« Dans les inftitutions anciennes , l’autorité civile
& l’autorité religieufe,, qui partent de la
même fource, qui doivent tendre au même
but, étoient réunies dans les mêmes mains, ou
l’une tellementfubordonnée à l’autre, que le peuple
n’ofoit l’en féparer dans fes idées. & dans
fes craintes. Le chriftianifme introduifit en Europe
un autre efprit , & forma , dès fon origine, une
rivalité fecrette entre les deux pouvoirs, celui des
armes 3c celui de l’opinion».
« Les jéfuites du Paraguay , qui connoiffoient
cette fource de divifion, profitèrent du mal que
leur fociété avoit fâit Couvent en Europe, pour
établir un bien folide ert Amérique. Ils réunirent
les deux pouvoirs en un fèul j ce qui leur donna
la difpofition abfolue des penfe'es, des affections ,
des forces de leurs néophites »i.
«.Uni pareil fyftême rendoit-il redoutables ces
légiflateurs; ?' Quelques perfonnes le penfoient
’ dans le nouveau-Monde, & cette croyance étoit
beaucoup plus répandue dans l ’ancien : mais partout
on manquoit des lumières riéceffairès pour
affeoir un jugement. La facilité, peut-être inattendue,
avec laquelle les miffionnaires ont évacué
ce qu’on appelloit leur empire , â paru démontrer
qu?ils é toient hors d’état de s’y foutenir. Ils y ont
été même moins regrettés qu’on ne croyoit qu’ils
le feroient. C e n’eft pas que les peuples euffent
à fe plaindre de la négligence ou de la dureté de
leurs conducteurs. Une indifférence fî extraordinaire
venoit fans douté dë l’ennui que ces américains,
en apparence fi heureux{, dévoient éprouver
durant le cours d’une vie trop uniforme pour
n’être pas languiffante, & fous un régime qui,
confidéré dans fon vrai point de v u e , relfembloit
plutôt à une communauté religieufe qu’à une inf-
tituribn politique ».
« Comment un peuple entier vivoit-il fans répugnance
fous la contrainte d’urse M auftère, qui
n’affujéttit:‘pâs un petit hoçibre d’hoinmes qui
L’ont embraffée par enthoufiafine & par les motifs
'lès'plust fhblimes , fans leur infpirer'de la mélafi-
<cplie fans aigrir "leur humeur. Les guaranis
étoient des efpèces de moines , il n’y a pas
pgut -.être .un moine qui n’ait quelquefois dé-
tèfté fon habit. Les devoirs étoient tyranniques.
Aucune faute*iiéchappbit au châtiment. L’ordre
cammandoit au milieu des plaifirs. Le guaranis ,
'inrpeClé'jufques dans fes amufemens , ne pouvoir
fe livrer à aucurie forte d’excès. Le tumulte &
la .licence étoient bannis de fes trilles fêtes. Ses
moeurs étoient tvop:aiiftères. L ’égalité à laquelle
ils étoient réduits , & dont il leur étoit impofiîblè
de fe tirèr, éiorgnoit 'entr’eux toute forte d’ému-
îation. Un guaranis i/avoit aucun motif de fur-
paffer un- guaranis. Il avoit fait affez bien , fi l’on
ne pouvoit ni l’ ac’cufer, ni le punir d’avoir mal
fait. La privation de toute propriété n’infhoit'elfe
pas fur fes liaifons les plus douces ? C e n’eft pas
affez pour le bonheur de l’homme d’avoir ce. qu’il