Pline rapporte qu’on trouvoit dans Pluvialia
un lac où les eaux du ciel raffemblées étoient les
feules qu’on pût y boire $ il jajoute qu’elle pro-
duifoit deux végétaux particuliers, dont l’un don*
noit un fuc comparable au lait, tandis que celui
de l’autre étoit amer : de là peut-être la tradition
qui s’établit dans le vulgaire, & que recueillit Pom-
ponius Mêla. C e géographe rapporte que parmi
les Angularités des Fortunées , on cite deux fontaines,
dont l ’une produit, quand on s’y défal-
tè re , un rire inextinguible qui cauferoit la mort
ii on ne fe hâtoit de boire les eaux de l’autre ; &
le T a fle , qui plaça le palais enchanté de fon
héroïne dans les îles Fortunées , n’a pas laide
échapper cette allégorie dans fon admirable poème.
« Une fontaine y cou le, dit-il j fon onde pure &
limpide invite ceux qui la regardent à s’y défaltérer ;
mais, dans le froid criftal de fes eaux, e l e cache
des poifons fecrets ; l’imprudent qui en a bu eft
firpiis d’une ivrefle foudaine, fon ame nage dans
une perfide jo ie , un rire infenfé le tourmente &
le conduit à la mort. »D e graves auteurs ont cherche
les fontaines de Pomponius Mêla & du Tafle
dans les eaux minérales de Pa’me & de Ténériflè,
qui n*étoient point Pluvialia. Nous avons hafardé
à vingt ans une autie opinion.
Lorfque vers 1406 les premiers Européens
abordèrent à F e r , qu’on croit avoir été cette
i l e de Pluvialia, ils n’ y trouvèrent pas plus
d’eau potable que n’en avoient trouvé les envoyés
de Juba, & ils allpient abandonner une
roche defféçhée où la foif les eût vaincus, fi
quelque femme du pays n’eût révélé à l’un des
conquérans l’ exiftence d’un arbre miraculeux qui
produifoit 2fiez d’eau pour défaltérer tous les
infulaires. On a beaucoup difeuté fur l’hiftoire
de cet arbre appelé garoé, & que plufieurs écrivains
ont traité de ‘fab le, tandis que d’autres
afliirenr avoir vu-le garoé & bu de l’eau que dif-
tilloit fon feuillage. Bontier & Leverrier, chapelains
de Bethencourt, gentilhomme normand, qui
le premier, comme on le verra bientôt, tenta de
s'emparer des Canaries ; Bontier & Leverrier ,
auteurs contemporains, & dont les récits font
naïvement, exaéts fur tous les autres points,
rapportent, en parlant de F e r , « qu’au plus
haut du pays font arbres qui toujours dégouttent
eau belle & çlaire qui chet en foflette auprès
des arbres, la meilleure pour boire qu’on fauroit
trouver. » . .
Cardan ajoute que cette eau s’élevoit au poids
de 70 livres par jour. Un auteur efpagnol appelé
Cairafco, qui écrivit en 1601, & Mercator, parlent
de l’exiftençe de ces arbres comme d'une
chofe avérée. Daper eft dn même fentiment y l’ il-
Iufire Feijo & l’érudit Clavijo > loin .de révoquer
le fait en doute, citent des vieillards q u i,
non-feulement avoient vu le garoé, mais qui avoient
bu de l’eau qui en provenoit. Le témoignage
d’Albreu Galindo, hiftorien des Canaries, & dont
les écrits font confeivés dans les archives du
gouvernement de l’ archipel, fixera le degré de
^croyance que l’on doit accorder à tout ce qui a
été rapporté fur un végétal qui n'auroit jamais
eu fon pareil.
Voulant voir par lui-même ce que c’ étoit que
l’arbre merveilleux de l’île de F e r , il fe rendit
fur les lieux, & en débarquant il fe fit conduire
en un endroit nommé Tigulhaé, qui communique
avec la mer par un vallon à.l’extrémité duquel, contre
un gros rochèr, étoit venu l’arbre faint q u e ,
dans le pays, on appelle garoé. Il dit d’abord que
c’eft mal à propos qu’on le compare au tilleu l,
parce qu’il n’y refiemble en rien. Son tronc avoit
douze palmes de circonférence, & 30 ou 40 pieds
de hauteurs fa tête ronde avoit 120 pieds de tour,
le feui.lage en étoit fore touffu, confiftant, p o li,
ne tombant point, & toujours vert comme celui
du laurier, mais plus grand s fon fruit reflembloit
à un gland avec £on capuchon, & la graine avoit
la couleur 8e le goût un peu aromatique des petites
amandes que renferment les pommes de pim
Il y avoit tout autour de l’arbre une grande ronce
qui s’élevoit parmi fes rameaux, & aux environs
quelques hêtres avec divers buiflbns. Du
côté du nord on avoit conltruit deux grands
piliers de vingt pieds carrés & creufés de leize
palmes , afin que i’eau tombant de l’arbre y fût
retenue. Il arrive généralement tous les jours,
ajoute Albreu Galindo, & fur le matin, qu’ il s’é lève
de la mer, non loin de la v a llé e , des vapeurs
& des nuages qui font portés par les vents
d’ e ft, fréquens en ces parages, contre le grand
rocher deltiné à les arrêter > ces vapeurs s’amon-
cèienc fur l’arbre qui le sabforbe, & fe réfol-
vent en gouttes fur fes feuiiîes polies. La grande
ronce, les hêtres 8c les buiflbns du voifinage
difiillent de la même manière. Plus les vents
d’eft ont régné, plus la récolte d’eau eft abondante
i les piliers s'en remplirent, on en recueille
alors plus de vingt outres pleines ; un gardien
eft chargé du foin de la diftribuer aux gens du
pays, ’ . , -
Il en eft donc de l’ arbre merveilleux de l’ ile de
Fer comme de tant d'autres prodiges, (impies
phénomènes phyfiques, mais exagérés ou dégui-
fés par l’amas de circonftanoes invraifemblables
qu'ajoute à leur defeription la crédule ignorance.
Le g a ro é , qu’on dit avoir été détruit par un ouragan
vers 1625 , a pu exifter. Nous voyons tous
les jours dans nos jardins, après un brouillard
épais, les arbres qui ont leurs feuilles dures &
polies , teteque les orangers, les nérions ou les
lauriers-cerile, fe couvrir de gouttes d’eau.
Le garoé étoit quelqu’ un de ces beaux lauriers
dont les îles atlantiques produifent plufieurs ef-
pèces remarquables, & pourroit fe renouveler
au même lieu. Quoiqu’ il y ait peu de rapport au
premier coup d’oeil entre de tels garoés & les
plantes de Pline, où l’on a cru reconnaître des
euphorbes ou des kakalies, ainfi que des fources
minérales qui faifoient t ir e , il eft probable que
des lauriers ont été la fource de toutes les merveilles
qu’on a racontées fur 1 île de F e r , depuis
l’expédition ordonnée par Juba.
Long-temps avant îe roi de Mauritanie, les marins
de l’Afrique & de l’Efpagne dévoient fréquenter
les îles Fortunées. Plutarque nous racontqque le
grand Sertorius voulut s'y retirer ; des matelots
de la Bétique , qui les avoient vifitées, lui en
avoient vanté le doux climat 8c la fertilité, mais les
compagnons du héros refufèrent de l’y fuivre. Les
îles Fortunées, après lefquelles afpiroit le Mina
de l’ époque, étoient-elles les Canaries ou Madère
? Quoi qq’ il en fo it, les îles Fortunées n’é-
toient plus fréquentées, & toute notion s’en étoit
même perdue en Europe durant les temps où s’opéraient
la chute de l’empire romain 8c les invafions
des barbares qui déchiroient ce colofle. Mais les
Arabes y avoient touché, & les appeloient Elbrad,
fuivant Daper, à caufe du pic de Ténériffe, où
Al-Jakaledat, félon d’autres ; ce qui lignifie à peu
près le lieu du bonheur, ou les îles fortunées.
Cependant l’Europe touchoit à cette époque
d’effervefcence, où le génie de fes habitans, fe
trouvant trop reflferré dans la plus petite partie de
la te r r e , alloit prendre l’effor 8c planer fur la
totalité du monde. L’efprit de chevalerie régnoit
encore : on n’étoit pas entièrement corrigé de
la fureur des croifades, on parloir vaguement
de terres ultra marines. Une idée obfcure de la
rotondité du g lo be , qui fe confondoit avec les
vieilles traditions d’une grande île Atlantique,
avoit porté quelques aventuriers à fe halàrder
dans les hauts parages de l’Océan ; enfin la bouf-
fole vint féconder ces croyances & réguiarifer
d’imprudentes expéditions. Sans doute alors, pour
la première fo is , depuis la chute de l’empire romain,
on eut de nouvelles notions fur les îles de
l’Océan atlantique ; on fit des rapports exagérés
lu t leur étendue & fur leurs richefles. Ces rapports
firent naître chez don Louis de laC e rd a ,
infant d’Efpagne, le defir de.conquérir ces nouveaux
pays. C e feigneur, d’une race détrônée,
étoit arrière-petit-fils de faint Louis, par Blanche
de France, époufe de Ferdinand de la Cerda,
ui mourut avant fon p ère, Alphonfe-le-Sage, roi
e Caftille , & dont le fils, Alphonfe-le-Déshé-
r ité , ayant été obligé de quitter le titre de ro i,
qu’il prenoit encore en 1305,. fut accueilli par
Philippe-le-Bel. C e monarque avoit invefti le
prince caflillan de la baronie de Lunel, en le
nommant lieutenant-général de Languedoc. Don
Louis , qui fut tué en 1546, à la bataille de
C r o y , contre les Anglais, brilloit en 1240 à
la cour de France, avec le titre de grand-amiral
, lorfque le pape Clément V I féjournoit à
Siège , & moyennant que le nouveau monarque
s’ engageât à lui payer annuellement un tribut de
quatre cents florins d’or bons & purs, du poids &
au coin de Florence, don Louis de la Cerda^-Ut
nommé , en 1344, prince de la Fortune. Les lies
comprifes dans la donation , furent : Canaria, Nin-
graria, Pluvialia, Capraria, Junonia , Embronea
Atlantica, Purpurin , Cernent, Gorgana & Gauleta»
On n’attachoit pas fans doute un fens très-précis
à tous ces noms. L’inveftiture folennelle eut lieu
dans Avignon , où le nouveau potentat reçut, en
cérémonie, dans la cathédrale, un feeptre 8c une
couronne d’or. Il fut ajouté au titre de la donation
Avignon. Le faint-père voulant faire triompher
l ’Eglife jufqu’aux extrémités de l’Univers, érigea
les îles Fortunées en royaume feudataire du Saint-
, que fi dans quatre mois le tribut de quatre
cents florins d’or n’étoit pas payé , le pricce en-
courroit l’excommunication j que s il. faifoit attendre
la fomme quatre mois de plus, le royaume
feroit mis en interdit 5 enfin, que s’ il n’avoit pas
payé dans l’année révolue, ii feroit déchu du
trône, & que le pape en pourroit donner l’invef-
titure à qui bon lui fembleroit.
On raconte à ce fujet, qu’un ambafladeur d’Angleterre
qui fe trouvoit alors près du pape, imagina
que les îles Fortunées e'toient les îles britanniques
, & expédia fur-le-champ un courrier au
roi fon maître, pour le prévenir que Clément V I
venoit de difpofer de fes états, ielon le pouvoir
qu’ il tenoit de Dieu.
Quelques hiftoriens parlent des préparatifs que
fit don Louis pour découvrir & pour conquérir
les états qu’ il devoir à la générofité du faint-
père , mais il ne les vit jamais y il étoit réfervé à
des aventuriers français d’y pénétrer les premiers.
Ce fut un Jean deBéthencourt,leigneur de Gran-
ville-la-Teinturière, au pays d eC au x , & un Ga-
difer de la Salle , gentilhomme gafeon, qui ayant,
en 1402 , organifé à leurs dépens une petite expédition
, partirent de la Rochelle pour la conquête
des Canaries; les deux aumôniers de la
troupe, Bontier & Leverrier, font devenus les.
hiftoriens de ces hauts faits, dont le réfultat fu t ,
après de longs & pénibles travaux , la conquête
de Lancerote & de Fortaventure, avec letabliffe*
ment d’un évêque aux îles Canaries.
Béthencourt & Gadifer de la Salle trouvèrent
l’archipel habité. Une race d'homme particulière,
authodtone peut-être, o u , comme nous avons
cherché à l’ établir autrefois, dernierrefte des célèbres
Atlantes, en étoit de temps immémorial en
pofleflion. Les Canariens fe regardoient comme
fils de leurs terres ; ils n'avoient pas la moindre
idée du refte de l’Univers , & vivoient aflez heureux
dans une forte de civilifation qui tenoit beaucoup
de celle des peuples de la plus haute antiquité.
Nous avons, dans un ouvrage de notre
jeunefle, donné une hiftoire fort étendue de ces
Canariens, dont ii n’exifte pas un defeendant, &
qu’exterminèrent les guerriers & les inquifiteurs
efpagnols. Nous renverrons donc à nos EJfais fur
les îles Fortunées , en prévenant le letteur qu’il eft