
Après cela , il tira les petites diagonales ,
comme les lignes ponctuées dé la figure II ci-
après :
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Enfin 3 le tôut noos préfenta une'figure régulière
de feize angles 3 dont huit rentrans 3 &
huit faillans , formés par huit lignes droites qui
fe croifoient comme dans cette figure III.
Il décrivit à chaque angle un petit cercle, dans
lequel il propofa de placer un liard d'une certaine
manière ; il fa u t , dit4 i , avoir fept liards
dans la main 3 & les pofer fucceffivement dans un
rond différent , de manière que quand on pofe
un liard 3 il n’ y ait encore rien au bout d'une
des deux lignes, qui vont aboutir à ce rond.
F Enfuite , .pour .nous, faire voir la poflibilité
du fait 3 il fit lui-même le tour en faifant voltiger
fc main très-rapidement^ ,& en difant : i l n ’y
a rien la 3 Y le mets la ; U n y a rjen la 3 je U
mets la , &c.
J’elTayai cinq à fix fois de fuite 3 de faire ce
tour comme lui ; mais ilme reftoit toujours deux
ou trois liards que jé ne pouvois pas pofer à un
bout de certaines .lignes ,' parce qu’il y en avoir
déjà quelqu’autre à l’autre bout. Alors le favoyard
fortit de la falle à manger , en difant que les .François
mangeurs de macarons, n’ avoiènt pas autant
d’efprit que lui 3 & qu’il pourroit leur en vendre'
à fon tour.
Il ne fut pas plutôt forti, qu’un de nos compagnons
3 que deux femmes de la fociété appelloient
leur coufin médit .• vous avez gagné deux louis ,
& je vais en gagner autant ; jugez 3 continua-t-il,
fi je fais le tour qu’ on nous propofe , puifque ma
nourrice m’a bercé avqc.* Aulfi-tôt il me ht voir
effectivement 3 qu’il favoit le faire aufli bien que
le favoyard. Quand ce. dernier fut rentré 3 le cou-
fin voulut parier deux louis qu’il feroit ce tour,,
fi on vouloit le répéter encore une fois devant lui;
mais le bourgeois deChambéri , répondit qu’il ne
montroit pas fon favoir à fi bon marché , & que
dorénavant, il ne vouloit pas parier moins de dix
louis.
Vous propofez une fi forte fomme 3 lui dit le
coufin , pour éluder le pari, parce que vous pen-
fez que-je n’ai pas autant d’argent. -
. Le favoyard répondit, que fi on vouloit mettre
dix louis au jeu , on verroit bientôt qu’il n’étoit
pas homme à reculer, & enfuité il fortit ^>our h
fécondé fois.
Oh Dieux, me dit alors le coufin , û j’avois reçu
le montant de malettre-derchange, je pu ni rois
bien ce drôle de toutes fes impertinences. Si nous
pouvions , ajouta-t-il, faire la fournie de dix louis
a nous trois , nous gagnerions en un inftant trois
louis & huit livres chacun.
Je lui répondis , que je n’étois pas homme a
profiter de la bêtife d*un autre , pour lui attraper
fon argent.
Vous avez to r t , me dit M . Boniface , mon
compagnon de voyage, qui jufqu’alors avoît-garde
leElence ; cet homme nous a infultés' gravement,
8 c nous devons nous en venger | s’ il avoir parlé
de cette manière à des igrénàdièrs1, on lui don-
neroit un coup de fabre ; s’ il avoit infulté des
procureurs , on lui déclaréroit la guerre avec un
exploit pour lui foutirer lès louis ; mais nous,
continua M. Boniface, nous qui fommes des gens
d’ efprit.3 fervons-nous de cette arme là pour nous
venger d’une, injure.
Vous avez raifon , dît le coufin; d’ailleurs,
cet homme eft un imbécille qui perdra fon argent
avec le premier gredin qu’il va rencontrer ; il vaut
mieux que d’honnêtes gens comme nous 3.en pr«*
fitenf. Il me manqu e c in q lo u is 3 a jo u t a - t - i l , p o u r
pouvoir en pa rie r d ix ; v e u i l le z me le s p r ê t e r b ien
v i t e , & jé y o u s p a r ta g era i m o n p ro fit .
M. Boniface les lui prêta en effet ,o u plutôt i™
furent dé moitié pour la gageure. Quand le fa-
yoyard fut rentré j le coiifin paria dix louis , 8 c
les gagna en un clin d’oeil, en faifant le tour avec
toutes lès conditions requifes.
M- Boniface fe félicitoit de ce premier fuccès
qui me furprit d’ autant plus, que je m’attendois à
une querelle , ou à quelque rufe de la part du fa7
voyard ;mais il perdit fon argent fans rien perdre
de fa gaieté , 8 c en difant, pour fe confoler,
qu’un homme comme lü i, qui gagnoit quelquefois
cinquantedouis par jour., pouvoit bien perdre
une fois dix louis fans pleurer. La fuite nous fera
voir î jufqu’ à quel point il falloit ajouter foi a ces
paroles, mais avant de continuer mon récit, je
crois devoir donner ici le moye i de faire ce tour.
En cherchant à le deviner, on ne le trouve pas
auili facile, qu’ il paroït d’abord, parce q u e ,
quand une fois on a pofé le premier liard daus un
des cercles, il faut abfolument fui vre une certaine
marche, pour pofer les autres fans difficulté , 8 c
lî peu qu’on s’en écarte, en pofant le fécond ou
le troifième, il en refte toujours fur fep t, un ou
deux qu’on n‘e peut pofer avec la condition.re-
quife. ; mais il faut obferver , pour la plus grande
facilité , que la figure 3 compofée de huit lignes ,
pourroit être formée avec un feul fil, qui partant
du point 1 , fe plieroit au numéro -2, pour aller à
l’angle 3 , & de là , aux points 4 , 5 , 6 , 7 & 8 ,
pour retourner au numéro 1 : or , les points 1 , 2 ,
3,4, &c. font ceux fur lefquels il faut pofer
fucceflîvement, félon l’ordre des nombres ; mais
pour que les fpe&ateurs ne s’apperçoivent point
de cet ordre 3 il ne doit point y avoir de numéros
fur la figure 3 quand on fait le tour 3 & il ne faut
pas que la main en pofant les liards 3 fuive les lignes
1,2; 2_, 35334; 8 c c. Le tour paroitroit
alors trop facile à tous les fpe&ateurs ; il faut
donc, après avoir pofé le premier liard au point
premier, porter la main au point 3 , en difant : il
ny a rien ici & enfuite la , 8 c ênfuiçe la porter •
au point 2 en difant: je peux donc pofer la3 8 c pofer le
fécond; du point 2 il faut porter la main au point 4,
en difant: il ny a rien la ; 8 c enfuite au point 3, en
w m : je peux donc po fr iczj&c pofer effectivement
ie troifième. C ’eft par ce moyen, que l’oeil de celui
qui opère 3 peut fui vre conftamment le fil que je
viens d’indiquer , fans que cette route foit indiquée
par la main qu’ori fait voltiger à droite ou à
gauche 3 en avant ou en arrière 3 fous prétexte de
Montrer les lignes fur lefquelles oh n’a encore
nen pofe.
Le favoyard propofa un nouveau jeu pourpren- j
are la revanche. Pour cela, il coupa un morceau
carton carré , en vingt petits morceaux trian-
il J ^ cluan4 ^ les eut entaffés pèle mêle , \
chala compagnie de les'placer de nouveau les j
uns à côté des autres , de manière à former un
, carré comme auparavant ; chacun efîaya fon in-
; düftrie fur ce nouveau défi 3 mais ce fut envain ,
T*car on avoit toujours quelque triangle de plus ou
de moins qu’il ne falloit pour faire le carré parfait.
Tandis qu’on s’effayoït ainfi , le favoyard fortit
encore une fois, en difant qu’ il étoit malade 3 & le
coufin profita de fon abfence pour nous prouver
qu’ il pouvoit gagner ce nouveau pari. Je comtois
très-bien ce tour , d it - il, quoique j’aie fait fem*
blant de l’ignorer , 8 c alors il forma devant né fis >
un carré avec tous ceS petits triangles ; mais il
les brouilla aiifïi-tôt, afin que Je favoyard qui ren-
troit dans cet inûant 3 ne foupçonnât point qu’on
étoit allez inftruit pour lui gagner fon argent.
J’avoue que les rufes & l’iriftruéfcion de cè coufin
3 fous un habit fimple me le firént regarder ,
dans ce moment 3 comme un homme à craindre ;
le foi-difant favoyard, qui,fous un habit de velours
faifoit le fôt ,.en propofant des-tours ingénieux
, & qui fortoitde tems en tems comme pour
nous donner le terfis de nous confcerterfcontre lu i,
1 ne me parue pas aliffi hopnâte & àufli ^défintéreifé
qu'il aurqit bieh voulu le fake accroüre. Il feroit
poffible, âfc-je én moi-même, quèices deux aigrefins
fuüfent d^nteiligencesour nous tromper,
& les cinq louis que .M. Boniface vient de gagner
pourroient bien n’être -qù'un appât pour le leurrer
& le mettre à fec~; que fait-on, ajoutai-je, fi les
deux femmes qui nous ont amenés à cette au-
berge , avec ce prétendu coufin , îvâvoient pas
prémédité quelque chofe contre nous ? Lçs poli-
teflfes dont on nous a Comblés, & l’ efpérance.
qu'on nous a fait concevoir de contribuer à notre
fortune , ne font peut-être qu'une fineife de plus.
Je fis part à M. Boniface, de mes foupçons ;
mais il me répondit que j'éto’is dans l’erreur , &
que le coufin étoit un galant homme. Quant à
vous , me dit-il, fi vous craignez les feuilles,
vous pouvez ne pas aller au bois ; mais puifque
j’ ai le bonheur de trouver un fou qui jette l'argent
par les. fenêtres , je prétends être alfez fage pour
le ramaffer.
Un inftant après , le favoyard défia de nouveau
toute la compagnie de faire un carré parfait avec
les petits triangles 3 & ajouta que cette fois là il
ne parier oit pas moins de cent louis. •
Je lui fis obferver qu’il commettoit une imprudence
, parce que nous pouvions favoir ce?
tour auffi bien que lu i , & feindre de l'ignorer
pour lui attraper fon argent*
Non j non , dit le Savoyard, vous pouvez
pas favoir ça celui qui l’a t ’inventé , ne l’a z ’en-
îeigné qu’ à moi feul.
Double frippon, dis-je tou t’bas , tu fais le.
Savoyard & l’imbéci'e, & tu n’es peut-être qu’un
adroit efcroc de Paris.
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