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les autres artiftes n’ont pas ou le courage ou peut-
être. l ’habileté de tenter, s’eft fait un grand nom
dans 1 efprit des juges capables d’apprécier la cor-
j-eâion du trait & la hardi elfe du deflïn ; quoiqu’une
grande partie du plaifir qu’on éprouve en,
regardant fes. ouvrages vienne de ce qu’on réfléchit
à la difficulté de l’entreprife. »
«■ Différentes routes, dans tous les arts, mènent
au temple de la gloire ; & celle qu’ont fuivie Jof-
quin 8c fes rivaux étoit trop remplie d’épines , de
ronces , & d obftacles de toute efpèce , pour être
recherchée par des hommes d’une application &
d'une habileté commîmes..,. Les canons difficiles à
refondre étoient pour les muflciens une efpèce de
problème , 8c fervoient plutôt à exercer l’efprit
qu a plaire à l ’oreille. Quoiqu’il faille un génie particulier,
& u n e extrême pénétration pour deviner
complètement ces fortes d’énigmes, il falloit encore
beaucoup plus d’art & de fineffe pour les produire.
On a beau traiter avec mépris ces inventions
harmonieufes, l’étude en eft encore fl utile aux
jeunes compofiteurs, dans leurs exercices particuliers,
qn il n’y a peut-être jamais eu aucun profond
& bon contre-pointïjlc qui le foit devenu par
un autre moyen. Peut-être n’a-t-il pas exifté , depuis
l’invention du contre - point, un feul grand
çompofiteur qui, à fes momens de loifir, ne tentât
de pfouver fa fcience & fa fupériorité^ eq.
compofant des canons, ou d’autres morceaux d’une
combinaifon difficile , & qui , lorfqu’ii y avolt
rèuflï, ne tirât vanité de fon fa voir. Avant l’invention
de la mufique dramatique, comme le canon &
Ja fugue étoient l’objet univerfel des études & qu’ils
jouiffoient de la plus haute effime, ils avoient été
pèrfeélionnés à un point furprenant. Quoique le
to n goût depuis long-temps les ait bannis du théâtre,
l ’é g life& la chambre les retiennent cependant encore
par occafion & ce n’eft pas fans utilité.
Dans l’églife ils excluent unè indécente légèreté;'
dans la chambre ils.cxercent le génie, 8cç. u
D ’autres écrivains au contraire fe font fortement
élevés contre, toutes ces. productions laborieufes.
Dont Antonio Eximeno eft de ce nombre, je l’ai déjà
oppofé à M. Burney dans l’article précédent : je
vais le lui oppofer encore. C ’eft aux Goths, aux
Vandales, & à d’antres barbares, qu’il attribue l’invention
8f l ’adoption de ce contre-point fi vanté.
Selon lu i , les nations féroces qui avoient envahi
l ’Allemagne , la France, l’Efpagne , & une partie
de l’Italie, après une'poffeffion paifible des états
qu’ils y avoient fondés, commencèrent, en fe mê.
iant avec les nationaux, à fe dépouiller de leur
barbarie, 8c à cultiver les arts. ’
«Mais comme la dureté de leurs organes ne leur
permit pas d’éprouver fitôt les fenfations délicates,
d’ou naît le bon goût, elles commencèrent par cultiver
feulement les objets propres à frapper leur imagination
{lérégléç. Les fiâmes grecques gcromaines.
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vu leur fimplicité naturelle, étoient regardées avec
indifférence , & ne fervoienr pour la plupart qu’à
jetter les fbndemens- des édifices. Les yeux gothiques
ne^ fe repofoient avec plaifir que fur une
ffatue d’Attila ou d’Ataulfe , avec la tête ronde
comme une boulé, & les jambes du même diamètre
que-la tête. Les ornemens de Parchiteâure
étoient des feuilles, des rameaux, des anges & des
animaux entaffés j & parce que toute efpèce de plaifir
frappe d’autant plus l’anie que l’on fe donne plus
de peine pour en jouir ; ils plaçoientces ornemens
fur le toit des palais, afin que l’oeil ne pût en jouir
fans que le col en fut incommodé.
«Les moeurs civiles étoient du même goût que la
fculpture & l’architeéhire. Un prince, pour frapper
1 imagination du peuple, joignoit dans fes qualités,
au nom des provinces dont il étoit maître, le titre
de feigncur dz la mer qui les environne , des poifj'ons
qui l habitent, & de tout l'air qui s'étend jufquà. la
lune, avec les oifieaux qui y refipirent. Pour conquérir
le coeur d’une b e lle , il falloit mettre à fes pieds
les griffes d’un lion , les dépouilles d’un tigre, ou la
tête d’un géant, &c. »
“ C ’eft dans ces coutumes ridicules qu’il faut
chercher l’origine de cette partie de notre contrepoint
, inconnu aux Grecs. Si l’efprit de cçs nations
ayoit été mieux réglé , elles auroient commencé ,
quoiqu’encore privées de goût pour l’expreffion du
chant, à cultjvér la mufique, en accompagnant les
chants fimples de la lithurgie avec le contre-point
naturel de tierce & de quinte. Mais cette fimplicité
d’harmonie, bien qu’elle fut conforme aux premiers
mouvemens de l ’inftinél, ne pouvoir fatisfaire des
efpjrits accoutumés à contempler avec plaifir des
ffatues ridicules & des has*reliefs embrouillés y
Ce fyt fur le goût de çes bas-reliefs qu’ils com?
mençerent à pratiquer le contre - point extravagant
compofé de plufieurs v o ix , dont chacune
module à fa manière , l’une vers le grave, l’au*
tre vers lVigu c e lle -c i v ite , c e lle - là lente*
ment ; d’où réfui te une confufion harmoniéufe
qui ne fignifie rien , mais très-propre à ravir ei*
extafe l’extravagante imagination des Goths ».
Muratori , dans fes Antiquités du moyen âge,
produit^ un témoignage de Jean de Sarisbury, lequel
dès l’an 1 1 70 , nous fait 1$ portçait fuivant
de la mufique naiffante des Goths. et Le culte de
la religion, dit-il, eft profané par la mufique. Il
fembié que pelle-ci fe propofe, en préfence de
l’Eternel & au milieu du fanéîuaire, d’amollir
les âmes furprifes par le luxe d’une voix iafcive ,
par une certaine oftentation, par des chants efféminés
, par des notes & des fons entrecoupés, & c. »
et Mu fie a cultutn religionis incefiat, quod ante con fi-
peElum Domini, in ipfis? pençtralibus fanEluarii,
lafiçivientis. vocis luxu , quadam ofieniatione hi , mu-
liebribus modis , notarutn articulorumque cafuris flu-
pentes animulos etnollir e nituntur ; quum prcecinenùutn_
çaneniiuft y deeïnentiurn, intercinenih^m &r occinentium*
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tium proemalle'S modulationes audieris firenarum con-
centâs credas ejfie . . . . Ea f i quidem efi afeendendi,
defeendendique facilitas , eafeàïo vel geminatio notu-
larum, ea replicatio articulorum^ fingularumque confo-
lidatio , fie acuta vel acutijfima gravibus & fiubgravibus
tetnperantur, ut auubus fui judicii ftre fubtrahatur
autoritas. (Differt. 24, tome 2.)AppellervConcert de
firènes une réunion de voix où l’oreille ne peut rien
diftinguer , feroit aujourd’hui une contradiélion
jnariifefte \ mais il n’en étoit pas ainfi au douzième
fiècle , lorfque le goût gothique étoit dans toute fa
force : goût qui ne pouvoir être flatté que par une
mufique extravagante ».
et Ce contre - point bizarre, quoique né au milieu
de la barbarie , reçut bientôt des modifications
heureufes. Des Italiens de génie, forcés par
le préjugé commun à cultiver ce monftre , lui donnèrent
une meilleure forme. Ils réunirent les voix
«n un fujet ou motif, les diftinguèrent, & les ordonnèrent
de manière que l’une ne fe confondît
rpoint avec l’autre. Le célèbre Paleftrina peut être
regardé comme l’auteur de cette réforme. Mais
comme les efprits vulgaires font généralement amis
de l’extravagance , le contre - point gothique n’eft
pas encore déraciné au point qu’il ne foit pas demeuré
une feâe de braves contre-pointiftes, qui fe i
font refpeéïer par leur habileté à compofer dans le
'goût gothique. Ils parlent avec peu d’eftime des
.plus excellentes compofitions , & les appellent par
mépris compofitions théâtrales, comme fi la mufique
théâtrale ou imitative n’étoit pas la véritable mufique.
Ils ne louent -que les liaifons , . les préparations
, les réfolutions , lesréponfes , les répliques ,
& femblâbles artifices, q u i, maniés avec art par un
homme de génie ', peuvent conduire au premier but
de la mufique, mais qui ne font dans leurs mains
qu’une fource de confufion ».
« Il eft vrai qu’il eft quelquefois très * difficile de
compofer dans ce genre de mufique ; mais appel-
ler beau tout ce qui eft difficile eft encore un pré.-
jugé gothique. Le vrai beau, dans les arts , con-
fifte au contraire dans la fimplicité & la facilité ,
qualités au refte qui coûtent beaucoup de peine à
acquérir; Les anciens bas-reliefs étoient extrêmement
difficiles à exécuter : le bon goût n’a pas cependant
laiffé de les proferire. Si dans le deffein
d ’un tableau on ne voit pas la franche & fimple nature
, quelque difficile d’exécution & quelque rempli
d’art qu’il puiffe être , le bon fens le condamne.
La mufique doit éveiller dans l’ame une fenfation
■ claire & fimplé ; lorfqu’elle y manque, elle à beau
ctre compliquée, artificieufe, favante , ce fera
toujours une mufique gothique ».
Le même D. Eximeno, dans un autre ouvrage (1),
fe moque plaifamment de ce contre-point travaillé,
(1) Intitulé : Dubhio fopra il saggio fondamentale pratico
i i contrapunto dcl Paire Martini,
Mufique, Tome L
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dans lequel les chanteurs commencent les uns
après les autres, fe répondent, s’interrogent,coupent
& défigurent les mots .« L ’un,par exemple,dit-il,dans
le Gloria in excelfis, chante voluntatis , l ’autre en
même tems, adoramus, un troifième , glorifieamus,
& de ta , de ra , de r i , prononcés peut-être enfem-
b le , fe forme une confufion qui ne laiffe entendre
que ta-ra-n-ta-rd-ri-ta-ra-ri-ra. L ’habitude invétérée
, jointe à la fenfation agréable que nous donne
l ’harmonie, malgré cette confufion, ne nous laiffe
pas réfléchir au ridicule de cette manière de chanter.
Voici cependant une expérience que je propofe ».
« Q u’on prenne , par exemple, la mefle à quarante
huit parties réelles, compofée dernièrement
(1) par il (ignor Gregorio Ballabene, maître de chapelle
romain, ; qu’en obfervant rigoureufemerit
la mefure, on faffe prononcer , fans chanter, à
quarante-huit perfônnes , les paroles dti Glona
comme elles font écrites foùs la mufique, ©n peut
fe figurer la belle converfation que ce fera. Je
fuis perfuadé que quiconque l’entendroit, fans en
connoître le motif, prendroit la réunion de ces
quarante - huit perfônnes pour une affemblée de
la maifon des fous ».
Il y a certainement beaucoup d’efprit & même
de jufteffe dans ces critiques. Elles ont pourtant le
défaut d’être un peu outrées. L’abus du contrepoint
figuré eft non-feulement blâmable , mais ridicule
; je l’avoue, pourvu que l’on avoue auffi que
cet abus n’eft pas le contre -point lui- même. L’harmonie
fimultariée , fyllabique, & de note contre-
note , produit quelquefois de très-beaux effets ; mais
les imitations, les réponfes , les entrelacemens de
l’harmonie figurée, lorfqu’ils font clairs , naturels ,
fagement conduits, & fur-tout favorables à l ’ex-
preffion, bien loin d’être à rejetter, donnent an
ftyle de l’églife une dignité, une majefté particulière.
Il ne faut pas oublier que les anciens maîtres
ne connoiffoient point les mouvemens vifs dont
nous nous fervoris aujourd’hui ; que dans ces me-
fures graves & lentes du plain-chant, les parties du
contre point fe deffinoient facilement à l’oreille ; &
qu’il ne s’y introduifit de confufion que lorfqu’on fe
fut mis, pour éviter la langueur & l’uniformité , à
accélérer le mouvement & la mefure ; accélération
qui, portée à l’excès, rendit auffi cette confufion
excemve. Une fugue vocale en mouvement allegro
ou prefio, à môins .que par fon défordre même elle
ne peigne un Objet ou un fentimënt particulier ,
eft un dffu d’abfurdités & de cacophonies ; cela n’a
plufc befoin de preuves : mais pn largo, un grave , &
même quelques mouvemens plus légers n’ont pas
les mêmes inconvéniens à craindre, •& l’on y peut
encore, fans pédanterie, employer tous les conr
jtraftes & toutes les richeffes du contre-point figuré,' 1
(1) £eci fut épritèn 1775*