
Mais ce n’eft rien çncbre auprès de ce qui refte.'
On demande ma joie en un jour fi funefte !
Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur,’
Et baifer une main qui me perce le coeur !
En un fujet de pleurs fi grand, fi légitimé,
Se plaindre eft une honte , & foupirer un crime.
Leur/Brutale'vertu veut qu’on s’eftime heureux;
Et fi Ton n’eft barbare , on n’eft point généreux.
Qui enfoig.nera mieux enfin que Phedre^ dans
Ùl jalouïïe , à tirer des contraftes tout ce qui peut
contribuer à rendre une fituation plus cruelle &
plus accablante ?
(Saône ! qui l’eût cru ? j’avois une rivale.
Hippolyte aime, & je n’en puis douter.
Ce farouche ennemi, qu’on ne pouvoit dompter,
Qu’offenfoît le refpeft, qu’importunoit la plainte ;
Ce tigre, que jamais je n’abordai fans crainte ;
Soumis, apprivoisé, reconnoît un vainqueur :
Aricie a trouvé le chemin de fon coeur.. . .
Hélas ! ils fe voyoieht avec pleine licence ;
Le Ciel de leurs foupirs approuvoit l’innocence J
Ils fuivoient fans remords leur penchant amoureux ;
Tous les jours fe levoient clairs 6c fereins pour eux :
Et moi, tfifte rebut de la nature entière ,
Je me cachois au jour, je fuyois la lumière,
La mort eft le feul dieu que j’ofoïs implorer.
J’attendois le moment où j’allois expirer.
Me nourriffant de fiel , de larmes abreuvée,
,Encor dans mes1 malheurs de trop près obfervée,
Je n’ofois dans, mes pleurs me noyer à loifir :
Je goûtois en tremblant ce funefte plaifîr;
Et fous un front ferein déguifant mes alarmes ,
Il falloir bien fouvent me priver de mes larmes.
Celui de tous les poètes qui a le plus agrandi
les objets, Homère, abufo quelquefois de cette
liberté accordée au génie ; mais dans le neuvième
livre de VIliade , on trouvera deux des plus beaux
modèles de Y Amplification oratoire que nous offre
l ’Antiquité. Je parle du Difcours d’Ulyflè & de
la Repojife d’Achille. •
Virgile , plus fage qu’Homère , plus continuellement
, plus vraiment éloquent, eft parmi les anciens,
pour l’Amplification, ce que Racine eft parmi nous :
ce font là les livres claniques d’un jeune homme
qui a (pire à la haute Éloquence. J’y joins le theatre
de Voltaire, jufqu’à T ancré de inclufivement ; &
dans le cabinet du jeune élève, je les-place tous_
trois auprès de Démofthcne , de Cicéron , de Maf-
fillon, & de Bolfuet.
C ’eft là , bien mieux que dans les formules des
rhéteurs, qu’il verra de combien de manières Y Amplification
fe varie, ou plus tôt que dans la nature
les formes & J es. fôurces en font inépuisables , & ,
comme dit Longin , divifîbles à l’infini.
Mais parmi ces efpèçes , il n’y en a aucune qui
(oit Amplification de mots.
Colonîa donne pour telle cette apoftrophe la plus
vive , la plus éloquente peut-être qui (oit dans Cicéron
: « Et toi, Tubéron, que faifois-tu de cette
» épée nue à la bataille de Pharfale ? Quel étoit
» le flanc que cherchoit la pointe de ce fer ? A
» quel delfein avois-tu pris les armes ? Où ten-
» doient ta penfée, tes yeu x, ta main, l ’ardeur
» qui t’animoit? Quel étoit l’objet & le but de tes
» défirs & de tes voeux » î
Cicéron parloit devant Çéfàr ; ilv lui peignoit
f accuüteur de Ligarius ; il le lui faifoit voir tout
occupé lui - même à le chercher dans la mêlee,
à -lui plonger l’épée dans le Sein ; & le rhéteur
appelle cela une Amplification de mots ! Sans
doute , gladius , mucro , arma ,* fenfus , mens ,
animus ; cupiebas ,-optabas, font des mots Synonymes.
Mais comment ce rhéteur n’a-t-il pas vu
que des Synonymes gradués par leur emploi dans
l ’expreffion , redoublent la force de la penfee , &
que cette gradation ne fait qu’exprimer celle de
l’idée & du Sentiment ?
Lorfque Longin a défini Y Amplification une
accroiffement de paroles , il y a donc compris la
penfée : Y Amplification , Sans cela , ne Sèroit rien
que de l ’enflure. Mais quoi qu’il en Soit de la définition
de Longin , celle de Cicéron eft expreffo
& non équivoque : Vehementius quoddam dicendt
genus, quo rei vel dignitatem & amplitudinem ,
vel indignitatem & atrocitatem , pondéré ver-
borum & enumeratione circumftamiarum demonfi
tramus. Il ajoute qu’en amplifiant, il faut éviter
les petits détails : Nihil tenuiter enucleandum ; &
Sur tout les paroles vides : vitandas vacuâs voces ,
& inanem verborum fonitum.
La première règle de Y Amplification Sera donc
que le Sujet en foit digne. Il n’y a point de figure
plus excellente nous dit Longin, que celle qui
eft tout à fait cachée , & lorSqu’on ne reeonnoit
point que c’eft une figure. T e l eft le naturel de
Y Amplification, lorfque le Sujet la Soutient. Si elle
eft déplacée , elle eft froide ; fi elle eft dèmefiirée ,
elle eft ridicule ou choquante. C ’eft, comme difoit
Sophocle, ouvrir une grande bouche pour fouffler
dans un chalumeau.
La fécondé règle, e’eft que le fait ou le fond
de l’idée foit Solidement établi ; car Y Amplification
, qui porte à faux, n’eft qu’une déclamation
’ vaine : il y en a beaucoup de ^ce nombre.
La troifième règle eft que T Amplification Sè
lie à la preuve, & y ajoute : l’art d’embellir un
difcours férieux, eft le meme que l’art d’orner un
édifice : c’eft de rendre l’utile & le nécelfaire agréable
, & de faire Servir la décoration à la Solidité.
Çolumnoe, & templa & porticus fuflinent ; tamen
habent non, plus utilitatïs quamdignitads. Capi-
tolii fafiigium iflud, & coeterarum oedium , non venu
fias. fed nccejfitas ipfa fabricata efl. de O rat.
L . 3. Tout le refte eft déclamation.
Qu.mt aux défauts qu’on obforvera ' dans ce
genre de compôfitic» ? de la part des jeunes élèves,
les principaux Seront la Stérilité , la futilité , la !
timidité , la Surabondance , & l’audace.
La Stérilité eft affligeante ; mais il n’en faut pas
défofpérer. La culture & l ’étude peuvent en être
le remède.
La futilité eft bien pire ; car celui qui attache
de l’importance à des minuties, qui amplifie des
bagatelles, qui veut faire valoir des riens, a rarement,
le fens droit, l ’efprit jufte, & le talent de
la vraie Éloquence.
La timidité n’eft Souvent, dans un jeune homme
heureufoment doué, que le Sentiment trop v if de fa
foiblelïe ou des difficultés de l’art: il faut eftimer
en lui cette défiance modefte , l’en louer & l’en
corriger.
La Surabondance eft un excès qu’Antoine aimoît
dans Ses difciples. Volo fe efferat in adolefcente
fecunditas. Mais il vouloit auffi qu’on modérât
cette première végétation comme celle des bleds
naiffants , .lorfque l’herbe en eft trop épaiflè. In
fummâ ubertate ineft luxuries quoedam, quæ Jlylo
dçpafcenda efl. Ibid.
11 faut aufli dans un jeune homme réprimer
l’audace de l’exprefïion comme celle de la penfée ;
& foit avec une imagination trop fougueufo , foit
avec un efprit trop craintif 8c trop len t, imiter
Ifocrate, qui employoit, difoit-il, Selon le génie
de Ses élèves , ou la bride ou les éperons : Alterum
tnim exultantem verborum audaciâ reprimebat ;
alterum cunclantem & quafi verecundantem exci-
tabat. ( M. M armontêl. )
(N .) AMPLIFICATION, f f. On prétend que
c’eft une belle figure de Rhéthorique ; peut-être
auroit-on plus raifon fi on l’appelloit un défaut.
Quand on dit toiit ce qu’on doit dire, on n’amplifie
pas; & quand on l’a dit, fi on amplifie, on
dit trop. Présenter aux juges une bonne ou mauvaifo
adion fous toutes Ses faces , ce n’eft point amplifier ;
mais ajouter c’eft exagérer & ennuyer.
J’ai vu autrefois dans les collèges donner des prix
d’Amplification. C’étoit réellement enfoigner l’art
d’être diffus. Il eût mieux valu peut - être donner des
prix à celui qui auroit relier ré Ses penfées , & qui
par là auroit appris à parler avec plus d’énergie &
de force. Mais en évitant Y Amplification, craignez
la sècherefle.
J’ai entendu des profeflêurs enfeigner que certains
vers de Virgile font une Amplification, par exemple
ceux-ci :
Nox erat, & placidum carpebant fejfa foporem
Corpora per terras, fylvaque & fceva quterant
Æquora : quum media volvuntur fidera lapfu ;
Quum tacet omtus ager , pecudes , ptclceque volucres /
Quceque lacus late liquidos, quaque afpera dumis
Ritra tenent, fomno pojitce fub nocle filenti
Lenibant curas , & corda oblita laborum,
A t non infelix animi Phoenijfa•
Voici une tradu&ion libre de ces vers de Virgile
qui ont tous été fi difficiles à traduire par les poètes
françoîs, excepté par M. l’abbé de Lille.
Les aftres de la nuic rouloienc dans le filence :
Éole a fufpendu les haleines des vents ;
Tout fe tait fur les eaux, dans les bois , dans les champs :
Fatigué des travaux qui vont bientôt renaître ,
Le cranquile taureau s’endort avec fon maître y
Les malheureux humains ont oublié leurs maux ; f
Tout dort, tout s’abandonne aux charmes du repos.
PhénifTe veille & pleure.
Si la longue defcription du règne du fommeil dans
toute la nature , ne faifoit pas un cont’rafte admirable
avec la cruelle inquiétude de Didon, ce morceau
ne feroit qu’une Amplification puérile ; c’eft le mot,
A t non infelix animi Phoenijfii, qui en fait le
charme. .
La belle ode de Sapho , qui peint tous les fymp-
tomes de l ’amour, & qui a été traduite heureU”
fement dans toutes les langues cultivées., ne foroit
pas fans doute fi touchante, fi Sapho av.oit parlé
d’une autre que d’elle-même ; cette ode pourroit
être alors regardée comme une Amplification.
La defoription de la tempête au premier livre de
Y Enéide, n’eft point une Amplification; c’eft une
image vraie de tout ce qui arrive dans une tempête
; il n’y a aucune idée répétée; & la répétition
eft le vice de tout ce qui n’eft qu’Amplification.
Le plus beau rôle qu’on ait jamais mis furie théâtre
dans aucune langue , eft,celui de Phèdre. Presque
tout ce qu’elle dit foroit une Amplification fatigante,
fi c’étoit une autre qui parlât de la paflion
ae Phèdre•
A thènes me mo ntra m o n fuperbe qnnemi ;
Je le v is , je rougis, je pâlis â fa vûé ;
Un trouble s’éleva dans mon ame éperdue:
Mes yeux ne voyoient plus , je.ne pouvo.is parler.,
Je fentis tout mon corps Sc tranfir & brûler.
Je reconnus Vénus. 8c fes traits redoutables,
D’un fang qu’elle pourfuit tourments inévitables.*
Il eft bien clair que, puifqu’Athènes lui montra fon
fuperbe ennemi Hippolyte , elle vit Hippolyte. Si
elle rougit & pâlit à fà fvû.e , elle fut fans doute trou-
; blée.Ce foroit un pléonafme, une rédondance oifoufo,
dans une étrangère qui raconteroit les amours de
Phèdre ; mais c’eft Phèdre amoureufo & honteufe de
fà paflion ; fon coeur eft plein ; tout lui échappe.
Ut vidi, ut pér it, ut me malus àbjiulit error !
Je le vis, je roùgis , je pâlis à fa vue.
Peut-011 mieux imiter Virgile ?
Je fentis tout'mon corps 8c tranfir Sc brûler*
Mes yeux ne voyoient plus , je ne pouvois parler. -
Peut-on mieux imiter Sapho ? Ces vers , quoi-
qu’imités, coulent de fource ; chaque mot trouole- les
aines fonfîbles & les pénétré; ce n’eft point une Am