
J$ulli certa domus ; lucis hdbitamus opaczs ,
JRiparumque toros & prata recetitia rivis
Incolimus ;
dit Anchife à fon fils Énée dans le VI. liv. de l'Enéide
, vers 673.
Dèvelopons donc, avec l’abbé F raguier, le caractère
de ce genre de Poème paftoral dont nous venons
de faire l’éloge, le lieu de la foène, les aâeurs ,
les choies qu’ils doivent dire , & la manière dont
ils doivent les dire. Je ferai court autant que cette
matière un peu approfondie pourra le permettre,
& je renverrai le leâeur aux réflexions intéreflantes
de M. Marmontel, qui fùivent immédiatement cet
.article.
Le mot à'Églogue ou à'Eclogue, eft tout grec :
le latin l’a adopté ; foit en g r e c , foit en latin, il
ne fignifie autre chofê qu’un choix, un triage, &
il ne s’applique pas feulement à des pièces de Poéfîe,
il s’étend à toutes les choies que l’on choilît par
préférence, pour les mettre à part comme les plus
précieufes. On le dit des ouvrages de proie ainfî que
. des ouvrages de Poéfîe, jufques là que les anciens
l ’ont employé en parlant des oeuvres d’Horace.
Servius eft peut-être le premier qui lui ait donné
en latin, le fèns que nous lui donnons en françois ,
& qui ait appeli Eglogues les idylles bucoliques
de Théocrite.
Ainfî, le mot Églogue, dont la lignification étoit
▼ague & indéterminée, a été reftreinte parmi nous
aux Poéfîes paflorales , & n’a confervé dans notre
langue que cette feule acception. Nous devons ce
terme , de même que celui d’Idylle , aux grammairiens
grecs & latins; caries dix pièces de Virgile
que l’on nomme Eglogues, ne font pas toutes
des pièces paflorales. Mais je me fèrvirai du mot
d'Églogue dans le fèns reçu parmi nous, qui défîgne
uniquement un Poème bucolique.
U Eglogue eft une efpèce de Poème dramatique,
où le poète introduit des aâeurs fur une fcène &
les fait parler. Le lieu de la fcène doit être un
payfage ruôique, qui comprend les bois , les pnairies,
le bord des rivières , des fontaines , &c. & comme ,
pour former un payfage quiplaifèaux yeux, le peintre
prend un foin particulier de choifî r ce que la nature produit
de plus convenable au caraâère du tableau qu’il
veut peindre, de même le Poème bucolique doit
choifîr le lieu de fà fcène conformément à fôn fùjet.
Quoique la Poéfîe bucolique ait pour but d’imiter
ce qui fe paflè & ce qui fè dit entre les bergers ,
elle ne doit pas s’en tenir à la fimple repréfèntation
du vrai r é el, qui rarement fèroït agréable ; elle doit
s’élever julqu’au vrai idéal, qui tend à embellir le
vrai tel qu’il eft dans la nature, & qui produit, foit
en Poéfîe, foit en Peinture, le dernier point de perfection.
Il en eft de la Poéfîe paftorale comme du payfage,
qui n’eft prefque jamais peint c^’après un lieu particulier
, mais dont la beauté réfîilte de l’affemblage
de divers morceaux réunis fous un fèul point de vue.;
de même que les belles antiques ont été ordinairement
copiées, non d’après un oty’et particulier,
mais ou fur l ’idée de l’ouvrier, ou d’après diverfès
belles parties, prifès fur différents corps & réunies
en un même lujet.
Comme dans les fpedacles ordinaires la décoration
du théâtre doit faire en quelque forte partie de
la pièce qu’on y repréfènte, par le rapport qu’elle
doit avoir avec le lujet; ainfî, dans ¥ Eglogue, la fcène
& ce que les aâeurs y viennent dire, doivent avoir
enfemble une forte de conformité qui en faffe l’union »
afin de ne pas porter dans un lieu trifle des penfées
infpirées par la joie , ni dans un lieu où tout refo
pire la gaieté , des fèntiments pleins de mélancolie-
& de défefpoir. Par exemple, dans la féconde Êglô~
gue de Virgile, la fcène eft un bois obfcur & trifte ,
parce que le berger que le poète y veut conduire ,
vient s’y pleindre des chagrins que lui donne une
paflion malheureufe..
. Tantum inter denfas ,. umbroja cacumina , fagos
sijfîduè veniebat : ibi t hac incondîta folus
Montibus & fylvis Jludio jadabat inani•
Il en eft de meme d’une infinité d’autres traits
qu’il feroic trop long de citer.
Après avoir préparé les foënes, nous y pouvons
maintenant introduire les aâeurs.
Ce font nécefîairement des bergers ; maïs c’eft ici
que le poète qui les fait parler, doit fè reffouvenir,
que le but de fon art eft de ne fè pas tromper dans
le choix de fès aâeurs & des cholès qu’ils doivent
exprimer. Il ne faut pas qu’il aille offrir à l’imagination
la misère & la pauvreté de ces pafteurs:,
lorfqu’bn attend de lui qu’il en découvre les vraies
richeflfes., l’àifance, & la commodité. Iln e faut pas
non plus , qu’il en faffe des perfonnages plus fobtîls
en tendreflè que ceux de Gallus & de Virgile ; des
chantres pleins de métaphyfîque amoureufe, & qui
fè montrent capables de commenter l’art qu’Ovide
profeffoit à Rome fous Augufte.
Ainfî , fùivant la remarque de l’abbé du Bos 9
l’on ne fàuroit approuver ces porte-houlettes doucereux
qui difènt tant de chofos merveilleufès en
tendreffe, & fùblimes en fadeur, dans quelques-unes
de nos Eglogues. Ces prétendus bergers ne font
point copiés ni même imités d’après nature ; mais
ils font des êtres, chimériques, inventés à plaifîr
par des poètes qui ne confultoient jamais que leur
imagination pour les forger. Ils ne reffemblent en
rien aux habitants de nos campagnes & à nos bergers
d’àujourdhuf ; malheureux payfàns , occupés
uniquement à fè procurer, par les travaux pénibles
d’une vie laborieufè, de quoi fùbvenir aux befbins
les plus preflants d’une famille toujours indigente !'
L ’âpreté du climat fous lequel nous fommes les
rend grofliers, & les injures de ce climat multiplient
encore leurs befoins. Ainfî , les bergers langoureux
de nos Eglogues ne font point d’après nature 5.
leur genre de vie * dan?-lequel, il? font entrer les.
plaifirs délicats entremêles des (oins de la vie champêtre
& fur tout de l’attention à bien faire paître
leur cher troupeau, n’eft pas le genre de vie d’aucun i
de nos concitoyens. I
Cè n’eft point avec de pareils lanternes que
Virgile & les autres poètes de l’antiquité ont peuple
leurs aimables pay (âges ; ils n’ont fait qu’introduire
dans leurs Èglogacs les bergers & les pavfans de
leur pays & de leur temps un peu annoblis. Le»
bergers & les pafteurs d’alors étoient libres de ces
foins qui dévorent les nôtres. La plupart de ces habitants
de la campagne étoient des efclaves, que
leur maître avoit autant d’attention à bien nourrir
qu’un laboureur en a du moins pour bien nourrir
fes chevaux. Aufti tranquilles fur leur fubfîftance
que les religieux d’une riche abbaye , ils avoient la
liberté d’efprit néceffaire pour fe livrer au goût que
la douceur du climat, dans les contrées qu’ils ha-
bitoient, faifoit naître en eux. L air v if & prefque
toujours ferein de ces régions fùbtilifok leur fang,
& les difpofoit à la Mufîque, à la Poéfîe, & aux
plaifirs les moins grofliers.
Aujourdhui même, quoique l’état politique de
ces contrées n’y laiflè point les habitants de la
campagne dans la même aifance où ils étoient autrefois,
quoiqu’ils n’y reçoivent plus la même
éducation , on les voit encore néanmoins fènfîbles
à des plaifirs fort au deflùs de la portée de nos payfans.
C’eft avec la guitarre fur le dos , que ceux d’une
partie de l’Italie gardent leurs troupeaux & qu’ils
vont travailler à la culture de la terre ; ils favent
encore chanter leurs amours dans des vers qu ils
•compofèntfiir le champ, & qu ils-accompagnent du
P i de leur inftrument; ils les. touchent, finon avec
délicateflè, du moins avec aflez.de jufteflè ; & c eft
ce qu’ils appellent Improvifer. H
& de celles quj font entièrement à leur portée ; de-
forte que, daps le repos dont ils jouïflènt, leur premier
Il faut donc choifîr,. élever, annoblir 1 état d un
berger, parce que, fi anciennement les enfants des
rois étoient bergers, les bergers d aujourdhui ne font
plus que de vils mercenaires; mais.le poete ne doit
peindre en eux que des hommes , q u i, fepares des
autres, vivent fans trouble & fans ambition ; qui,
vêtus Amplement, avecleur houlette & leurs chiens,.
s’occupent de chanfons & de demeles innocents.
Après avoir établi & l e . lieu de la feene & le
caraâère des perfonnages , déterminons a peu près
combien dans une Églogae on peut admettre de bergers
fur le théâtre ruftique.
Un fèul berger fait une ÉgCogut,* fouvent ¥ Eglogue
en admet deux : un troifïème y peut avoir place
en qualité de juge des deux autres. C’eft ainfî^ que
Théocrite & Virgile en ont ufé dans leurs pièces
.bucoliques ; & cette conduite eft conforme à la vrai-
fèmblance,. qui ne permet pas de mettre une multitude
dans un défort. Elle eft aufti- conforme à la
vérité, puifque les auteurs qui ont écrit des chofos
Tuftiques , nous apprennent qu’on ne donnoit qu’un
berger à un troupeau fouvent fort confîdérable.
Mais de quoi peuvent s’entretenir des bergers ?
iânsî doute ç’eft principalement des chofos ruftiques r
mérite doit être celui de leurs chanfons. Ils
chantent donc à l’envi, & font voir que les hommes
font toujours fonfibles à l’émulation , puifqu’elle naît
avec eu x , & que même dans les retraites les plus
fotitaires elle ne les abandonne pas. Mais quoique
l’amour faflè nécefîairement la matière de leurs chan- .
fons, if ne doit pas avoir trop de violence; iln e
faut pas»j d’une Eglogue faire une Tragédie.-^
Quant aux chofos libres que Théocrite & Virgile,
mais beaucoup plus Théocrite , fe font quelquefois
permifos dans leurs Eglogues, on ne fàuroities juf—
tifier. Comme un peintre fèroit blâmable, s’il rem--
pliflbit un payfage d’objets obfoènes; aufti Ton blâmera
un poète qui fera tenir à des bergers des difoours;
contraires à l’innocence qu’on doit fùppofor dans des-
hommes qu’Aftrée n’a encore qu’à peine abandonnés^
La connoiiïance des bergers & leur favoir s’étend
à leurs troupeaux, aux lieux champêtres, aux montagnes,
aux ruiffoaux, en un mot à tout ce qui peut
entrer dans la compofîtion du payfage ruftique. Ils
connoiflènt les roflïgnols & les oifeaux les plus
remarquables par leur plumage ou par leur chant»
ils connoiflènt les abeilles , qui habitent le creux des
arbres, ou q u i, forties de leurs ruches , voltigent'
fur l’émail de fleurs; ils connoiflènt les fleurs qui
couvrent les prairies ; ils cohnoiffent les lieux & les-;
herbes propres à leurs troupeaux ; & de ces foules-
cotmoiflances ils tirent leurs difoours & toutes leurs*
comparaifons.
S’ils connoiflènt des héros, ce font des Héros de
leur efpèce. Dans Théocrite rien n’eft plus célébrée
que le berger Daphnis. Les malheurs que lui attira
fon peu de fidélité avoient pafîe en proverbe;.,
les bergers célébroient avec joie ou le bonheur d e là
naiflarree, ou les charmes de fà perfonne, ou les;
cruels déplaifîrs qui lui causèrent enfin la mort. Dans*
les Églogues de Virgile on trouve desnoms fa~.
meux parmi les bergers.
Il réfolte de ce détail, que ce genre.de Poéfîe efl::
renfermé dans des bornes aflèz étroites : aufli les;
£ rancis maîtres ont fait un petit nombre d’Églogues*.
es- Critiques n’en"comptent que dix dans le recueil;
de Théocrite, & que fept ou huit dans celui de-
Virgile; encore peut-on indiquer celles où le poète'
latin a imité le poète grec. En un mot, nous »’avons
dans l’antiquité qu'un très-petit nombre Eglogue s-
qu’on puiilè nommer ainfî, fùivant l’acception' fraiw-
çoife de ce mot. Il y en a bien moins encore dans*
les auteurs modernes : car pour ceux qui croient avoir '
fait une jolie Eglogue, lorfque , dans une pièce de:
vers à laquelle ils donnent ce titre, ils ont ingénieu-
fement démêlé le myftcre du coeur, & manié avec
finefTe les fèntiments & les maximes de la galan--
terie la plus délicate , ils ont beau nommer bergers*
les perfonnages qu’ils/ introduilèm fur la fcène* ils*
n’ont point fait une Églogue, ils n’ont point rempli
leur titre : non plus qu’un peintre qui, ayan-fc
promis lin payfàge. ruftique 3 nous offrirait un- feasr