
550 C R I C R I
Enfin l’on peut nous • demander f i, fans toutes
les qualités que nous exigeons , les Arts & là
Littérature n’ont pas eu d’excellents juges. C’eft
une queftionde fait fur les Arts; nous nous en
rapporterons aux artifîes. Quant à la Littérature,
nous ofor.s'répondre qu’elle a éu peu de. Critiques
fupérieurs, &. moins encore qui ayent éxcelle en
différentes parties.
Il ne nous' appartient pas. d’en marquer les claflès.
Nous avons indiqué les principes ; c’eft au lecteur
à les appliquer : il fait à quel poids il doit peler
Cicéron , Longin, Pétrone , Quintilien , en fait
d’Éloquence ; Ariftote , Horace, & Pope, en fait de
Poéfîe : mais ce que nous aurons le courage d’avancer,
quoique bien surs d’être contredits par le bas peuple
des Critiques , c’eft que Boileau , à qui la ver-
fification & la langue font en partie redevables de
leur pureté , Boileau , l’un des hommes de ion ficelé
qui avoit le plus étudié tes anciens & qui polïe-
doit le mieux l’art de mettre leurs beautés en oeuvre ;
Boileau, fur les choies de lèntiment & de génie,
n’a jamais bien jugé que par comparailôn. De là
vient qu’il a rendu juftice à Racine, l’heureux imi»
tateür d’Euripide ; qu’il a méprifé Quinaült &
Joué froidement Corneille, qui ne reffernbl oient a
rien: lânspafîer du Tafîè, qu’il ne connoiffoit point
ou qu’il n’a jamais bien fend. Et somment Boileau,
qui a fi peu imaginé, auroit-il été un bon jugé
dans la partie de l’imagination ? Comment auroit-
il été un vrai connoilïèur dans la partie du pathétique,
lui à qui il n’èft jamais échapé un trait
de lèntiment dans tout ce qu’il a pu produire ?
Qu’on ne dite pas que le genre de fès oeuvres n’en
étoit .pas fùlceptible. L e lèntiment & l’imagination
lavent bien s’épancher quand iis abondent dans l ’ame.
L ’imagination, qui dominoït dans Malebranche, l ’a
entrainé malgré lui dans ce qu’il appeloit la Recherche
de la vérité, & il n’a pu s’empêcher de
s’y livrer dans le genre d’écrire où il étoit le plus
dangereux de la lûivre. C’eft ainfi que lés fables de
la Fontaine (ee poète divin dont Boileau n’a pas dit
un mot dans fon Art poétique ) font lèmées de traits
suffi touchants que délicats, de ces traits qui écha-
pent naturellement a l’auteur, làns qu’il s’ea apper-
eoive &fans qu’on s’y attende, & qui font moins des
émanations du lu je t , que des faillies de caradère
& des élancements de génie.
. Les Critiques qui n’ont pas eu en eux - mêmes
la faculté analogue aux productions de l’Art , trop foi-
bles pour le former des modèles intelledueîs, ont tout
rapporté aux modèles, exiftants: c’eft ainfi qu’on a jugé
Virgile-, la Taflè-, & Milton, fur lés règles tracées
d’après Homère ; Racine & Corneille, fur les règles
tracées d’après Euripide & Sophocle. Les premiers.ont
réuni les lüffrages de tous les fiècles. On en conclût
qu’on ne peut plaire qu’en lûivant la route
qu’ils ont tenue : mais chacun d’eux a fuivi une
route différente ; qu’ont fait les Critiques'} Ils ont
fa it, dit l’auteur de la Henriade, comme les A f -
%TQnome,s , qui invemoient. tous les jours des cercles
imaginaires , & créoient ou anéantiffoient un
ciel ou deux de crÿjlal à la moindre difficulté.
Combien l’elprit didactique, fi on voulôit l’en croire,
ne réiréciroit-il pas la carrière du génie? « Allez
» au grand, vous dira un Critique fupérieur, il
» n’importe par quelle voie »; non qu’il permette
dé négliger l’étude des modèles anciens dans la çom-
pofition ,-ni qu’il la néglige lui-même dans là Critique
: il vous dira avec Hoçace,
Vos exemplaria grczcct
Nocfurnâ verj&te manu, verfate dntrnS.
Mais avec Horace il vous dira auffi :
O imita tores -, fervum pecus !
Il ne vous dira pas, que l ’aâion de votre pièce
ne change point de lieu ; mais il vous dira, que'
le changement de lieu foit poffible d’un , a de à.
l’àutre. i l ne vous dira pas, que i’adion de votre
poème ne dure pas moins de quarante jours , ni
plus d’un an ; car celle de l’Iliade dure quarante
jours, & l ’on peut borner à un an celle -de l’Odiffée ;
mais il vous dira , que votre narration foit clair-e &
noble; que le tiffU de votre poème n’ait rien de'
forcé ; que les.extrémités §c le milieu le répondent;
que les caractères annoncés le foutiennent jufqu’ai*
bout. Ecartez de votre a dion tout détail froid , tout
ornement lùperflu. Intérclîèz par la fùlpenïïon des-
évènements ou par la lurprife qu’ils caillent ; parlez
à i’ame , peignez à l’imagination ; pénétrez-
vous pour nous toucher. Puilèz dans les modèles le
lèntiment du v ra i, du grand , du pathétique ; mais-
en les employant, fiiivezl’impulfion de votre génie &
la dilpofition de vos fujets. Dans la Tragédie, l’il—
lufion & l’intérêt, voilà vos: règles ; faërmez tout le-
refte à la nobleffe du deffein & à la hardiefîè du pinceau.
Dans le poème épique , p allez-vous du merveilleux
comme Lucain, fi comme lui vous avez,
de grands hommes. à faire, parler & agir : imitez
l ’élévation de ce poète , évitez. Ion enflure ; SÜaiflèz
donner à votre poème le nom qu’il plaira à ceux
qui dilputent furies mots. Faites durer votre adîon-
le temps qu’elle a dû naturellement durer : pourvu
qu’elle Ibit une , pleine , & irtté'reflante , elle finira
trop tôt. Fondez la grandeur de vos perlonnages fur-
leur caractère , & non fur leurs titres ; un grand nom.
n’annoblit point une.aCtion, comme une aétion héroïque
annoblira le nom le plus ôblcur. En un mot
: tachez de réunir les qualités de ces grands .génies
d’après lelquels on la fait les règles, & qui n’ont
acquis le droit de commander, que parce qu’ ils:
n’ont point obéi. Il en eft tout autrement en Littérature
qu’en Politique, le talent qui a belôlri de-
lubir des lois n’en donnera jamais
C ’eft ainfi que le Critique fupérieur l'aille au.
génie toute là liberté ; il ne lui demande que de
grandés chofes , & il l’encourage à les produire.
Le Critique fubalterne l ’accoutume au joug des.
règles, il n’en exige que l’exaCtitude, & il n’en,
tire qu’une, obéiflànce froide & qu’une lèrvile imir
c R i
tation. C ’efl de cette elpèce de Critique , qu un |
auteur, que nous ne faurions affez citer en fait de
août, 3 dit, Ils ont laborieufiment écrit des volumes
fur quelques lignes que l ’imagination des poètes
a créées en fe jouant. _ - f n
Qu’onne foit donc plus fûrpris , fi, a melure que
le goût-devient plus difficile , l’imagination devient
plus timide & plus froide , & fi prefque tous les
grands génies depuis Homère julqu’à Lucrèce , depuis
Lucrèce julqu’à- Milton & a Corneille , lem-
blent avoir choifi, pour s’élever, les temps ou
l ’ignorance leur laiffoit une libre carrière. Nous
ne citerons qu’un exemple des avantages de cette
liberté. Corneille eût facrifié la plupart des beautes
.de lès- pièces, & eût même abandonné quelques-
uns de Tes plus beaux fujets , tels que celui des
Horaces-, s’il eût été auffi févere dans fa compo-
fition qu’il Ta été dans fes examens ; mais heureu-
fement il compofoit d’après lui, & le jugeoit d’après-
Ariftote. Le bon goût, nous dira-t-on , eft donc un
obftacle au génie. Non , fans doute car le bon
goût eft un fentiment courageux & mâle qui-aime
furtout les grandes chofes , & qui échauffe le genie-
en même temps qu’il l’éclaire. Le goût qui le gêne
& qui Tamollit, eft un goût craintif & puéril, qui
veut tout polir & qui- affaiblît -tout. L un veut des
ouvrages hardiment conçus , l’autre en veut de Icru-
puleufèment finis ;• l’un eft le goût du Critique lùpé-
rieur, l’autre eft le goût du Critique fubalterne.
Mais autant que le Critique fupérieur eft au
de {lus du Critique fubalterne , autant celui-ci 1 emporte
lùr lé Critique ignorant. Ce que ce dernier
fait d’un genre , eft , à ton avis, tout ce qu on en
peut lavoir : renfermé dans là Iphère, là vue eft
pour lui la mefure des poffibles ; dépourvu de mo -
dèles & d’objet» de comparailôn , il rapporte tout
à lui-même ; par là tout ce qui eft hardi lui paroit
halàrdé, tout ce qui eft grand lui paroît gigantef-
que. C’eft un nain contrefait qui juge d’après lès
proportions une ftatue d’Antinoiis ou d’Hercule. Les
derniers de cette dernière claffè font ceux qui attaquent
tous les jours ce que nous avons de meilleur
, qui louent ee que nous avons de plus mauvais
, & qui fon t, de la noble profeffion des Lettres
, un métier auffi lâche & auffi mép ri fable qu eux-
mêmes ("M. de Voltaire dans les Afenfonges imprimés).
Cependant cojnme ce qu’on méprilè le plus
n’eft pas toujours ce qu’on aime le moins, on a vu
le temps où ils ne manquoient ni de leâeurs ni de
Mécènes. Les magiftràts eux-mêmes, cédant au goût-
d’un certain Public, avoîent la foibleffe de laitier
à ces brigands de la Littérature une pleine & entière
licence. Il eft vrai qu’on accordoit, aux auteurs
pourfoivis la liberté de fè défendre , c’eft à dire
d’iiluftrer leurs Critiques , & de s’avilir ; mais peu
d’entre les hommes célébrés ont donné dans ce piège. -
Le làge Racine difoît de ces petits auteurs infortunés
(' bar il y en avoit auffi de Ion temps ) : Ils
attendent toujours Voccafion de quelque ouvrage qui
réujjiffe 9 pour Vattaquer ; non point par jaloufie,
C R I î K
car fu s quel fondement feroient-tls ja lo u x ? mais
dans Tejpérance qu’on f i donnera la peine de leur
répondre , & qu’on les. tirera de l’obfcurité où leurs
propres ouvrages les auroient laijfe's toute leur
vie. Sans doute ils feront obfcurs dans tous les Cèdes
éclairés ; mais dans les temps où régnera l’ignorance
orgueilleufe &jaloufe, ils auront pour eux le
grand nombre & le parti le .plus bruyant ; ils au-
1 ront furtout .pour eux cette efpèce de perfonnages
' ftupides.& vains, qui regardent les ^ gens de Lettres
comme des bétes féroces deftinées^ à l’amphttheâtre
pour Tamülèment des hommes ; image qui, pouc
être, jufte , n’a befcin que d’une inverfion. Cependant
fi les auteurs outragés font trop au deffus des
infultes pour y être fenfibles , s’ils confervent leur
réputation dans l’opinion des vrais juges, au milieu
des. nuages dont la baffe .envie s’efforce de l’oblcurcir ;
la multitude n’en recevra pas moins, l’impreffion du
mépris qu’on aura voulu répandre fur les talents ,
& l'on verra peu à p e u s ’affoiblir dans les elprits
cette confidération univerfelle, la plus digne^ ré-.
compenfe des travaux littéraires , le germe & l’aliment
de l’émulation. ,
Nous parlons ici de ce qui eft arrive dans les
differentes époques de la Littérature, & de ce qui
arrivera furtout lorlque le beau , le grand -, le
' lerieux en tout genre , n’ayant plus d’afyle que dans,
les bibliothèques & auprès d’un petit nombre^ de
vrais amateurs, laifferont le Public en proie a la
contagion des froids romans, des farces infipides,
& des fottifos polémiques.
Quant à ce qui fe paffe de nos jours, nous y
tenons de trop près pour en parler en liberté ; nos
louanges-& nos cenfures paroifroient également luf-
pefres. Le filence nous convient d’autant mieux a
ce fujet, qu’il eft fondé fur l’exemple des Fonte-
nelle, des Montefquieu , des Buffon, & de tous
ceux qui leur reffemblent. Mais fi quelque trait
de cette barbarie que nous venons de peindre ,
peut s’appliquer à quelques-uns dë nos contemporains,
loin de nous rétrafrer, nous nous applaudirons d avoir
préfenté ce tableau à .quiconque rougira pu ne rougira
point de s’y reconnoître. Peut-être trouvera-
t-on mauvais^que dans un ouvrage de la forme de
celui-ci, nous foyons entres dans ce detail ; mais
la vérité vient toujours à propos dès qu elle. peut
être Utile. Nous avouerons, fi Ton v eut, quelle
eut pu mieux .choifir la place; mais par malheur
elle n’ à point à choifir. _
Qu’il nous foit permis de. terminer cet article
par un fouhait que l’amour des Lettres nous info
pire, & que nous avons fait autrefois pour nous-
mêmes- On voyoit à Sparte les vieillards «iffifter
a u x exercices de la Jeuneiïe, l’animer par 1 exemple
de leur vie paffée , la corriger par leurs reproches
& l ’inftruire par leurs leçons. Quel avantage
pour la république littéraire, fi les auteurs blanchis
dans de fçavantes veilles, après s etre mis par
leurs travaux au deffus de la rivalité & des foi*
bielles delà jaloufie, daignoîent prefider aux efïais