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ouvrage , Cicéron , pour relever le mérite de l’action
, dit qu’elle a fait réuffir des orateurs fans talent,
infantes ; & que des orateurs éloquents, diferti,
n’ont point cèuflî (ans elle ; parce que , ajoute-
t-il tout de fuite , EIcquentia fine acîione , nulla ;
hoec autem fine Eloquendâ, permagna eji. Il eft
évident que dans ce palTage Difertus répond à ELo-
quentia. Il faut pourtant avouer que, dans l’endroit
déjà cité des Dialogues fur l’orateur , où Cicéron
fait parler Marc-Antoine , Difertus ferr.ble avoir à
peu près la meme lignification que Difert en fran-
cois : Difertos , dit Marc-Antoine, mecognojfenon-
nullos fcripfi, Eloquentem adhuc neminem, quod
eum. Jlatuebam Dijertum, quipojjet latis acutè atque
diiucidè apudmédiocres homines, ex communi quâ-
da.pi hominum opinione dicere y Eloquentem vero ,
qui mirabiliùs, &c. comme ci-deflus. Cicéron cite
au commencement de Ion Oratory ce même mot
de l’orateur Marc-Antoine : Marcus Antonius . . .
fcripfit : Difertos fie vidijfe multos ( dans le paflage
précédent il y a nonnullus , ce qu’il n’eft pas inutile
de remarquer) , Eloquentem omnino neminem. Mais
il paroît par tout ce qui précède dans l’endroit cité ,
St que~iîous avons rapporté ci-deflus , que Cicéron
dans cet endroit donne à Difertus le lèns marqué
plus haut. Je crois donc qu’on ne traduiroit pas
exactement ce dernier paflage , en failànt dire à
Marc-Antoine qu’il avoit vu bien des hommes difêrts,
& aucun d’éloquent ; mais qu’on doit traduire , du
moins en cet endroit9 qu’il avoit vu beaucoup d’hommes
doués du talent de la parole, & aucun de l’Éloquence
parfaite , omnino. Dans le paflage précédent
au contraire , on peut traduire, que Marc-
Antoine avoit vu-quelques hommes diferts, & aucun
d’éloquent. Au relie on doit être étonné que Cicéron
dans le paflage de V O rat or febftitue multos à non-
nullos qui le trouve dans l ’autre paflage , où il
fait dire d’ailleurs à Marc-Antoine la même choie :
il femble que multos ferait mieux dans le premier
paflage , & nonnullns dans le fécond ; car il y a
beaucoup plus d’hommes diferts, c’ell à dire diferti
dans le premier lèns , qu’il n’y en a qu’on
puifîè appeller diferti dans le lècond ; or Marc-
Antoine , fuivant le premier paflage, ne connoifloit
qu’un petit nombre d’hommes dijerts , à plus forte
railbn n’en connoifloit-il qu’un très-petit nombre
de la feconde elpèce. Pourquoi donc cette disparate
dans les deux paflàges ? fens doute multos dans
le lècond ne lignifie pas un grand nombre abfelu-
ment, mais feulement un grand nombre par oppo-
lîtion à neminem , ç’elt à dire, quelques-uns, ou non-
nullos|
Après cette difeuflion fer le vrai fens du mot
Di.erius , difeuflion qui nous parpit mériter l’attention
des lecteurs , & qui appartient à l ’article que
nous traitons , donnons en peu de mots , d’après les
grands maîtres & d’après nos propres réflexions , les
principales règles de VElocution oratoire,
La clarté , qui eft la loi fondamentale du discours
oratoire, & en général de quelque dilçours
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que ce fe it , conlïfte non feulement à fe faire entendre,
mai* à fe faire entendre fans peine. Oh
y parvient par deux moyens ; en mettant les idées
chacune à là place dans l’ordre naturel, & en exprimant
nettement chacune de ces idées. Les idées
feront exprimées facilement & nettement, en évitant
les tours ambigus , les phrafes trop longues,
trop chargées d’idées incidentes & accefloires à l ’idée
principale,-les tours épigrammatiques, dont la multitude
ne peut fentir la fineflè ; car l’orateur doit
fe louvenir qu’il parle pour la multitude. Notre
langue, par le défaut de déclinaifens & de conju-
gailôns, par les équivoques fréquentes des ils , des
elles , des q u i, des que, des J on, f a , f i s , & de
beaucoup d’autres mots , eft plus fifette que les
langues anciennes à l'ambiguité des phrafes & des
tours. On doit donc y être fort attentif, en le permettant
néanmoins ( quoique rarement) les équivoques
légères & purement grarfllnaticales , lorfqce
le. fens eft clair d’ailleurs par lui-même, & lorsqu'on
ne pourroit lever l’équivoque fens aftbiblir
la vivacité du dilcours. L ’orateur peut meme le
permettre quelquefois la finefle des penfées & des
tours , pourvu que ce feit avec fobriété & dans les
fejets qui en fent fefeeptibles, ou qui l’autorifent,
c’eft à dire, qui ne demandent ni fîmplicité, ni
élévation, ni véhémence : ces tours fins & délicats
échaperont fens doute au vulgaire , mais les gens
d’elprit les feifiront & en feuront gré à l’orateur.
En effet, pourquoi lui refuferoit-on la liberté de
réferver certains endroits de fbn ouvrage aux gens
d’elprit, c’eft à dire, aux feules perlaftn.es dont
il doit réellement ambitionner l’eftime ?
Je n’ai rien à dire fer la correétiori-, linon qu’elle
conlïfte à obier ver exactement les règles de là-langue ,
mais non avec affez de lcrupule, pour ne, pas s’en
affranchir lorlque la vivacité du dilcours l’exige.
La correction & la clarté fent encore plus étroitement
néceflaires dans un dilcours fait pour être lu ,
que dans un dilcours prononcé ; car dans ce dernier
cas , une adion v iv e , jufte , animée , peut
quelquefois aider à la clarté & feuver l’incorrection.
Nous n’avons parlé julqu’rci que de la clarté &
de la corredion grammaticales, qui appartiennent
à la Didion : il eft auflï une clarté & une correction
non moins effèncielles , qui appartiennent au
ftyle , & qui confîftent dans la propriété des termes.
C ’eft principalement cette qualité qui diftingue les
grands écrivains d’avec ceux qui ne le fent pas :
ceux-ci fent , pour ainfî dire , toujours à côté de
l ’idée'qu’ils veulent préfenter; les autres la rendent
& la font làilîr avec jufteffè par une expreffion propre.
De la propriété des termes naiffènt trois différentes
qualités; la préeifîon dans, les matières de
difeuflion, l’élégance dans les fejets agréables, l’énergie
dans les fejets grands ou pathétiques. Voye\
ces mots.
La convenance du ftyle avec le fe jet exige le
choix & la propriété des termes ; elle dépend outre
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cela de la nature des idées que l’orateur emploie.
Car , nous ne finirions trop le redire ,' il n’y a qu’une
ferte dç ftyle, le ftyle fîmple , c’eft à dire, celui
qui rend les idées de la manière la moins détournée
& 1a plus fenfible. Si les,anciens ont diftingue trois
ftyles , le fîmple, le feblime, & le tempéré ou
l’orné, ils ne Tarît fait qu’eu égard aux différents
objets que peut avoir le difeours : le ftyle qu’ils
appeloient femple , eft celui qui fe borne à des
idées fîmples & communes ; le ftyle feblime peint
les idées grandes ; & le ftyle orné, les idées riantes
& agréables. En quoi confîfte donc la convenance
du ftyle au fejet? T . à n’employer que des idées
propres au fejet, c’eft à dire , fîmples dans un fejet
fîmple, nobles dans un fejet élevé, riantes dans un
fejet agréable : z°. à n’employer que les termes les
plus propres pour rendre chaque idée. Par ce moyen
l ’orateur fera précifément de niveau à fen fejet,
c'eft à dire , ni au deflùs ni au deflbus , Ibit par les
idées, feit par les expreflïons. C ’eft en quoi confîfte la
véritable Éloquence,& même en général le vrai talent
d’écrire, & non dans un ftyle qui déguife par un
vain coloris des idées communes. Ce ftyle reflemble
au faux bel elprit , qui n’eft autre chofe que l ’art
puéril & méprifeble de faire paraître les ehofes
plus ingënieufes qu’elles ne fent.
De l’obfervation de ces règles réfeltera la nobleffe
du ftyle oratoire ; car l’ôratpur ne devant jamais,
ni traiter de fejets bas, ni préfenter des idées baffes ,
fen ftyle fera noble dès qu’îl fera convenable à fen
fejet. La baflefle des idées & des fejets eft à la
vérité trop feuvent arbitraire; les anciens fe don-
noient à cet égard beaucoup plus de liberté que
nous , q u i, en banniffànt. de nos moeurs la délica-
teffè, l’avons portée à l’excès dans nos- écrits &
dans nos difeours. Mais quelque arbitraires que puif-
lènt être nos principes ferla baflefle & fer la noblefîe
des fejets , il feffit que les idées de la nation feient
fixées fer ce point, pour que l’orateur ne s’y trompe
pas & pour qu’il s’y conforme. En vain le génie
même s’efforcerait de braver à cet égard les opinions
reçues ; l’orateur eft l’homme du peuple, c’eft
a lui qu’il doit chercher à plaire ; & la première
loi qu’il doit obferver pour réuflir, eft de ne pas
choquer la Philofephie de la multitude, c’eft à dire,
les préjugés.
Venons à l ’harmonie, une des qualités qui confe
tituent le plus efîènciellement le difeours oratoire.
Le plaifîr qui réfelte de cette harmonie eft-il parement
arbitraire & d’habitude, comme l’ont prétendu
quelques écrivains? ou y entre-t-il tout à
la fois de l’habitude & du réel ? Ce dernier, fenti-
ment eft peut-être le mieux fonde : car il en eft de
l ’harmonie du difeours , comme de l’harmonie poétique
& de l’harmonie mufîcale. Tous, les peuples
ont une Mufîque, le plaifîr qui naît de la mélodie
du chant à donc fen fondement dans la nature : il
y a d’ailleurs des traits de mélodie & d’harmonie
qui plaifent ipdiftinélément & du premier coup à
ioutes les naaons} il y a donc du réel dans le plaifîr
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mufîcal : mais il y a d’autres traits plus détournés,
& un ftyle mufîcal particulier à chaque peuple , qui
demandent que l’oreille y feit plus ou moins. accoutumée
; il entre donc dans ce plaifîr de l’habitude.
C’eft ainfî, & d’après les mêmes principes ,
qu’il y a dans tous les arts un beau abfelu, & un
beau de convention ; un goût réel, & un goût arbitraire.
On peut appuyer cette réflexion par une autre.
Nous lentons dans les vers latins, en les prononçant,
une elpèce de cadence & de mélodie ; cependant
nous prononçons très-mal le latin, nous eftropions
très-fouvent la Profedie de cette langue , nous fean-
dons même les vers à contre fens, car nous fcan-
dons ainfî : .
Arma vi j rumqueca, no Tro , ja qui, primus ab , orts»
en nous arrêtant fer des brèves à quelques-uns d.es
endroits marqués par des virgules , -comme fî ces
brèves étoientlongues; au lieu qu’on devrait feander:
A r , ma virum, que cano , Trojce, qui pri , mus ab o3 ris ;
car on doit s’arrêter fer les longues & paffer fer
les brèves, comme on fait en Mufîque fur des croches
, en donnant à deux! brèves le même temps
qu’à une longue. Cependant malgré cette prononciation
barbare , & ce renverfement de la mélodie
& de la mefure, l’hacmonie des vers latins nous
plaît, parce que d’un côté nous ne pouvons détruire
entièrement célle que le poète y a mile ,
& que de l’autre nous nous faifens une harmonie
d’habitude. Nouvelle preuve du mélange de réel
& d’arbitraire qui fe trouve dans le plaifîr produit
par l’harmonie./
L ’harmonie eft làns doute l’ame de la Poéfîe1, &
c’eft pour cela que les iraduélions des poètes ne
doivent être qu’en vers ; car traduire un poète en
profe, c’eft/ie dénaturer tout à fait, c’eft à peü
près comme fi Ton vouloit traduire de la JVlufîqué
italienne en Mufîque françoife. Mais fî la Poéfîe à
fen harmonie particulière qui la caraétérife, la proie
dans coûtes les langues a aufli la fienne ; les anciens
l’avoient bien vu ; ils appelaient puùpoç le
nombre pour la profe , & pctfpov celui du vers. Quoique
notre Poéfîe & notre profe feient moins fufe
ceptibles de mélodie que ne l’étoient la profe &
la Poéfîe des anciens, cependant elles ont chacune
une mélodie qui leur eft propre; peut-être même
celle de là profe a-t-elle un avantage , en ce qu’elle
eft moins monotone & par conféquent moins fatiguante
; la difficulté vaincue eft le grand mérite de
la Poéfîe. Ne ferait-ce point pour cette raifen qu’il
eft rare dé lire , fens être fatigué , bien des vers-
de feite, & que le plaifîr caufé par cette leélure
diminue à meliire qu’on avance en âge?
Quoi qu’il en feit, ce fent les poètes qui ont
formé les langues ; c’eft auflï l’harmonie de la Poéfîe,
qui a fait naître celle de la profe : Malherbe faillit
parmi nous des Odes harmonieufes , Iorfque
notre profe étoif encore barbare & groflière ; c’eft
à Balzac que nous avons Tobligation de lui avoir