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il s’agit d’exhorter ceux qui délibèrent, à prendre
un parti fur la guerre & fur la paix, fîir l’admi-
niftration publique , &c. dans le démonftratif, de
faire voir ce qui eft digne de louange ou de blâme ;
dans le judiciaire , de perfuader, d'abfbudre , ou de
çondanner, &c. On fènt aflèz que ces trois genres
rentrent fouvent l’iin dans l'autre.
Il traite enfùite des pallions & des moeurs que
tout orateur doit connoitre.
Il examine quelles preuves on doit employer
dans ces trois genres d’jEloquence* Enfin il traite
à fond de l’Élocution , (ans laquelle tout languit ;
il recommande les Métaphores , pourvu qu’elles
fbient juftes & nobles ; il exige lurtout la convenance
& la bienféance.
Tous ces préceptes refirent la jufteiïè éclairée
d’un philofophe, & la politeflè d’un athénien ; &
en donnant les règles de i’jÉloquence, il eft éloquent
avec fimplicité. -
Il eft à remarquer que la Grèce fut la feule contrée
de la terre où l’on connût alors les lois de
Y Eloquence, parce que c’étoit la feule où la véritable
Eloquence exiftât.
L'art groftier étoit chez tous les hommes ; des
traits fublimes ont échapé partout à la Nature dans
tous les temps : mais remuer les efprits de toute
une Nation polie, plaire, convaincre & toucher à la fois , cela ne fut donné qu'aux grecs.
Les orientaux étoient prefque tous efclaves : c’eft
un caraâère de la fèrvitude de tout exagérer ;
ainfî j Y Éloquence afiatique fut monftrueufè. L ’Occident
étoit barbare du temps d’Ariftote,
L ’Eloquence véritable commença à fè montrer
dans Rome du temps des Gracques , & ne fut per-
feftionnnée que du temps de Cicéron. Marc-Antoine
l’orateur , Hortenfîus, Curion, Céfàr , & plufîeurs
autres, furent des hommes éloquents.
Cette Éloquence périt avec la république, ainfî
que celle d’Athènes. U Éloquence fùblime n’appartient,
dit-on, qu’à la liberté; c’eft qu’elle confîfte à dire des vérités hardies, à étaler'des raifôns &
des peintures fortes. Souvent un maître n’aime pas
la vérité, craint les raifons , & aime mieux un
compliment délicat que de grands traits.
Cicéron , après avoir donné les exemples dans
Xès harangues, donna les préceptes dans fbn livre
de Y Orateur ; il fuit prefque toute la méthode
d’Ariftote, & l’explique avec le ftyle de Platon.
Il diftingue le genre fîmple, le tempéré, 8ç le
fùblime.
, Rollin a fùivi cette divifîon dans fbn Traité des
Études ; & , cje que Cicéron ne dit pas , il prétend
que le tempéré eft une belle rivière ombragée de
vertes forêts des deux côtés ; le fimple, une table
fervie proprement, dont tous les mets font d'un
goût excellent, & dont on bannit tout rafinement ;
que le fublime foudroie , & que ceft un fleuve
impétueux qui renverfe tout ce qui lui réfifie.
Sans fè mettre à celte table , fans fùivre ce
foudre y ce fleuve, & cette rivière » tout homme de
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bon fêns voit que Y Éloquence fimple eft celle qui
a des chofès Amples à expofèr, & que la clarté &
l’élégance font tout ce qui lui convient.
Il n’eft pas befoin d’avoir lu Ariftote , Cicéron ,
& Quintilien , pour fèntir qu’un avocat qui débuté
par un' exorde pompeux au fùjet d’un mur mitoyen ,
eft ridicule: c'étoit pourtant le vice du Barreau juf-*
qu’au milieu du dix-fèptième fîècle; on difbit avec
emphafè des chofès triviales. On pourroit compiler
des volumes de ces exemples ; mais tous fè réduifènt
à ce mot d’un avocat, homme d’efprit, qui, voyant
que fbn adverfaire parloit de la guerre de Troye
& du Scamandre, l’interrompit en difant : L a Cour
i obfervera que ma partie ne s'appelle pas Scamandre,
mais Michaut.
Le genre fublime ne peut regarder que de puifc
fànts intérêts , traités dans une grande aflèmblée.
On en voit encore de vives traces dans le Parlement
d'Angleterre ; on a quelques harangues qui
furent prononcées en 1739, quand il s’agiftbit de
déclarer la guerre à l’Efpagne. L ’efprit de Démofc-
thène & de Cicéron fèmble avoir di&é plufîeurs
traits de ces difcours ; mais ils ne pafferont pas à la
poftérité comme ceux des grecs & des romains,
parce qu’ils manquent de cet art & de ce charme
de la Di&ion qui mettent le fceau de l’immortalité
aux bons ouvrages. •
Le genre tempéré eft celui de ces difcours d’appareil,
de ces harangues publiques, de ces compliments
étudiés, dans lefquels il faut couvrir de
fleurs la futilité de la matière.
Ces trois genres rentrent encore fbuvent l’un
dans l’autre , ainfî que les trois objets de Y Éloquence
qu’Ariftote confîdère ; & le grand mérite de
l’orateur eft de les mêler à propos.
La grande Éloquence n’a guère pu en France
être connue au Barreau, parce qu’elle ne conduit
pas aux honneurs comme dans Athènes, dans Rome,
& comme aujourdhui dans Londres, & n’a point
pour objet de grands intérêts publics : elle s’eft
réfugiée dans les Oraifbns funèbres, où elle tient
un peu de la Poéfîe.
• Boftùet, & après lui Fléchier , fèmblent avoir
obéi à ce précepte de Platon, qui veut que l’Élocution
d’un. orSteur fbit quelquefois celle même
d’un poète.
IdÉloquence de la Chaire avoir été prefque barbare
jufqu’au P. Bourdaloue ; il fut un des premiers
qui firent parler la raifbn.
Les anglois ne vinrent qu’enfûite, comme l ’avoue
Burnet, evéque de Salisburi. Ils ne connurent point
rOraifbn funèbre ; ils évitèrent dans les fèrmons
les traits véhéments qui ne leur parurent point convenables
à la fimplicité de l’Évangile ; & ils fè
défièrent de cette méthode des divifions recherchées
s, que Fénélon condanne dans fès Dialogues
fur VÉloquence.
Quoique nos fèrmons roulent fur l’objet le plus
important à l'homme, cependant il s’y trouve peu
de ces morceaux frapants, qui, comme les beaux enÉ
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droits de Cicéron & de Démofthène, font devenus
les modèles de toutes les nations occidentales. Le
ledeur fèra pourtant bien aile de trouver ici ce
qui arriva la première fois que Maffillon, depuis
évêque de Clermont , prêcha fbn fameux fèrrnon
du petit Nombre des Élus : il y eut un endroit où
un tranfport de fàifîfTement s’empara de tout l’auditoire
; prefque tout le monde fè leva à moitié
par un mouvement involontaire ; le murmure d'acclamation
& de fûrprifè fut fi for t, qu’il troubla
l ’orateur, & ce trouble ne fèrvit qu’à augmenter
le pathétique de ce morceau : le voici.
« Je fùppofè que ce fbit ici notre dernière heure
» à tous, que les cieux vont s’ouvrir fur nos têtes,
p que le temps eft paffé & que l ’éternité com-
» mence , que J s é s u - C h r i s t va paroître pour
» nous juger félon nos oeuvres, & que nous fom-
» mes tous ici pour attendre de lui l ’arrêt de la
33 vie ou de la mort éternelle:' je vous le demande,
» frapé de terreur comme vous, ne féparant point
» mon fort du vôtre , & me mettant dans la même
» fituation où nous devons tous paroître un jour
» devant D i e u notre juge : fi J é s u s - C h r i s t ,
» dis-je, parpiffoit dès à préfènt pour faire la ter-
» rible féparation des juftes & des pécheurs, croyez-
» vous que le plus grand nombre fût fàuvé ? Croyez-
» vous que le nombre des juftes fut au moins égal
» à celui des pécheurs? Croyez-vous que, s’il fai-
» foit maintenant la difcuffion des oeuvres du grand
» nombre qui eft dans cette églifè, il trouvât fèu-
» lement dix juftes parmi nous ? En trouveroit-il
3» un fèul ?» ( Il y a eu plufîeurs éditions différentes
de ce difcours, mais le fonds eft le même dans toutes. )
Cette figure , la plus hardie qu’on ait jamais
employée , & en même temps la plus à fà place, eft
un des plus- beaux traits d'Éloquence qu’on puifïè
lire chez les nations anciennes & modernes ; & le
refte du difcours n'eft pas indigne de cet endroit fi
fàillant.
De pareils chefs-d’oeuvre font très-rares ; tout
eft d’ailleurs devenu lieu commun,
î Les prédicateurs qui ne peuvent imiter ces grands
modèles, feroient mieux de les apprendre par coeur
& de les débiter à leur auditoire ( fûppofé encore
qu’ils euiïènt ce talent fi rare de la Déclamation ) ,
que de prêcher dans un ftyle languifiant des chofès
aufti rebattues qu’utiles.
On demande fi Y Éloquence eft permifè aux historiens
; celle qui leur eft propre confîfte dans l ’art
de préparer les évènements , dans leur expofîtion
toujours nette & élégante, tantôt vive & preflee, tantôt
étendue 8t fleurie , dans la peinture vraie & forte
des moeurs générales & des principaux personnages,
dans les réflexions incorporées naturellement au
récit, & qui n’y: paroifïènt point ajoutées. Éloquence
de Démofthène ne convient point â Thucydide;,
une harangue dire de qu’on met dans la bouche
d’un' héros qui. ne la prononça, jamais , n’eft guères
qu’un beau défaut, au jugement de plufîeurs efprits
ççjairés., ( Ÿ oltaïrEo)
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É loquence P o é t iq u e (.Belles-Lettres.) Qui ne
connoit pas le plaifîr que nous avons à infpirer nos
fèntiments , à p.erfùader nos opinions , à répandre
nos lumières , à multiplier -ainfî notre ame ? C ’eft
; un attrait qui, dans le moral, peut fè comparer à
j celui de la réprodudion phyfique , & peut-être l'un
des premiers befbins de l’homme en fociéjé. L a
Poéfîe , dont c’eft là l ’objet, a donc fà fburce dan*
! la. Nature.
Quant «aux moyens d’inftruire & de perfuader,
ils font les mêmes en Philofbphie, en Eloquence ,
en Poéfîe ; & ce n’eft pas ici le lieu de les examiner.
Il y a cependant un procédé que la Philosophie
ne connoît pas , que Y Éloquence ne devrait pas
connaître, & dans lequel la Poéfîe excelle : c’eft
Part de la fedudion, l’art de fraper i’ame du côté
fenfîble, de l ’intéreffèr à croire ce qu’on veut lui
perfuader , & de lui infpirer, pour le fèntiment ou
l’opinion qu’on lui propofe, un penchant qui donne
à la- vraifèmblance tout le poids de la vérité. Ont
fènt combien cette Éloquence infînuante ou pa£>
fîonnée eft eflèncielle à la Poéfîe, qui n’eft que feinte
& iliufîon. C ’eft peu de fè répandre dans le ftyle
poétique comme un feu élémentaire ; elle s’y ra£
fèmble quelquefois en un foyer lumineux & brûlant-
d’où elle écarte , comme autant de nuages , les-
ornements qui Pobfcurciroient, puifïante de fa chaleur
& brillante de fà lumière. Alors la Poéfîe n'eft
que Y Éloquence même dans toute fà force & avec
tous fès artifices. Voyez, dans l ’Iliade, la harangue*
de Priam aux pieds d’Achille ; dans O v id e , celles
d’Ajax & d?Ulyfîè; dans Milton, celle de Satan ;
dans Corneille, les fcënes d’Augufte 8c de Cinna ?
dans Racine , les difcours de Burrhus & de Narcifîè'
au jeune Néron ; dans la Hènriade, la harangue
de Potier aux États; celle de Brutus au Sénat, dans
la tragédie de ce n om d an s la Mort de Céfur y
celle d’Antoine au Peuple, &e. C ’eft tour à- tour
le langage de Démofthène, de Cicéron, de MaP
fîllon, de Bofluet, à quelques hardiefles près, que-
là Poéfîe, autorifè , & que Y Éloquence elle-même?
fè permet quelquefois-
Si i’ôn m’accule de confondre ici Tes genres, q w
l’on me dHè en quoi diffèrent Y Éloquence de Bur**-
rhus parlant à Néron, dans la tragédie de Racine ,,
& celle de Cicéron parlant à- Céfàr , dans la pére-
raifbn pour Ligarius ?
Toute la différence que je vois entre YÉloquence
poétique & YÉloquence oratoire, c’eft que l’une
doit être l’élixir de l’autre. L ’importance de la
vérité rend l’auditeur patient;-au lieu que la fiéb’on1
n’attache qu’autant- qu’elle in t é r e f l è , - ïdÉloquence:
du poète doit donc être plus animée , pi us-r a p i d e ,,
plus foutenue , que celle de l ’ o r a t e u r : L ’un e f t l i b r e -
dans le choix, dans la forme de fes fujets 4 il l e s -
fbumet a fbn génie ; l ’ a u t r e eft commande par fè®
fùjets mêmes , & f b n génie en eft dépendant* ainfî ,
les détails épineux & languiflants qu’on pardonne-
à Forateur, fèroient îuftement reprochas-au poètes..
\dÉloquence du poète n’eft. donc qu e YÉloquence: