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ques de père, ou dans les rôles majeftueux de rois,
apprennent que la dignité n’a point ce qu’ils appellent
des bras. Augufte tendoit Amplement la
main à Cinna, en lui difant : /oyons amis. Et
dans cette- réponfo,
Connoiffez-vous Céfar pour lui parler ainfi?
Célàr doit à peine laiftèr tomber un regard for
Ptolémée.
Ceux-là fortout ontbefoin de peu de geftes , dont
les yeux & les traits font fofoeptibles d’une ex-
preflion vive & touchante. L ’expreffion des yeux
6 du vifàge eft l’ame de la Déclamation ; c’èft
là que les pallions vont fè peindre en caractères
de feu ; c’eft de là que partent ces traits, qui nous
pénètrent lorfque nous entendons dans Iphigénie,
Vous y ferez, ma Fille j
dans Andromaque ,
Je ne t’ai point aimé, Cruel ! qu’ ai-je donc fait ?
dans Atrée ,
Reconnois-tu ce fan g ? &c.
Mais ce n’eft ni dans les yeux feulement, ni feulement
dans les traits, que le fontiment doit fè peindre ; fôn
expreffion réfùlte de leur harmonie, & les fils qui les
font mouvoir tiennent tous au fiège de Famé. L o r f
qu’Alvarez vient annoncer à Zamore &. à Alzire
l ’arrêt qui les a condannés , cet arrêt funefte eft
écrit fur le front du vieillard , dans fès regards
abattus, dans fès pas chancelants.; on frémit avant
de l’entendre. Lorfqu’Ariane lit le billet de Théfee ,
les caraâëres de la 1 main du perfide Ce répètent
comme dans un miroir fur le vifàge pâliffant de fon
amante, dans fès yeux fixes & remplis de larmes,
dans le tremblement de fà main. Les anciens n’a-
voient pas l’idée de ce degré d’expreffion ; & tel
eft parmi nous l’avantage des folles peu vaftes, & du
vifàge découvert. Le jeu mixte & le jeu muet dévoient
être encore plus incompatibles avec les mafques ;
mais il faut avouer auffi. que la plupart de nos acteurs
ont trop négligé cette partie , l’une des plus
effèncielles de la Déclamation.
Nous appelons J e u mixte- ou compofé, l’expref-
fîon d’un fèntiment modifié par les circonftances,
ou de plufîeurs fèntiments réunis. Dans le premier
fèns., tout jeu de théâtre eft un jeu mixte : car
dans Fexpreffion du fèntiment doivent Ce fondre à
ehaque trait les nuances du caràdère & de la fitua-
tion du perfonnage; ainfi, la férocité de Rhadamifte
doit fè peindre même dans Fexpreffion de fon amour ;
ainfi, Pyrrhus- doit mêler le ton du dépit & de la
rage à l ’expreffion tendre de ces paroles d’Andro-
maque, qu’il a entendues & qu’il répète en frémifTant:
C’eft Heéïor. . . . . . .
Voilà fes yeux, fa- bouche, & déjà fôn audace ;
Céft lui-même y c’eft. t o i c h e r Époux, que j’embraffe.
Rien de plus varié dans les détails que le Monologue
de Camille: au quatrième ade des Horaces y
mais fà douleur eft un fèntiment continu qui doit
être comme le fond de ce tableau. Et c’eft là que
triomphe l’adrice, qui joue ce rôle avec autant de
vérité que de nobielfe , d’intelligence que de chaleur.
Le comédien a donc toujours au moins trois expref-
fions à réunir, celle du fèntimentcelle du caradère,
& celle de la fituation: règle peu connue, & encore
moins obfèrvée.
Lorfque deux ou plufîeurs fèntiments agitent une
ame , ils doivent fè peindre en même temps dans les
traits du vifàge & dans, les accents de la voix, même à
travers les efforts qu’on fait pour les diffimuler. Qro£-
mane jaloux veut s’expliquer avec Zaïre ; il délire &
craint l’aveu qu’il exige; le fècret qu’il cherche l’épouvante,
& il brûle de le découvrir : iA éprouve de bonne
foi tous ces mouvements confus, il doit les exprimer
de même. La crainte, la fierté , la pudeur, le dépit,
retiennent quelquefois la paffion, mais fàns la cacher
: tout doit trahir un coeur fonfible. Et quel
art ne demandent point ces demi-teintes , ces
nuances d’un fontiment répandues fur l’expreffion
d’un fèntiment contraire, fortout dans les fcènes
de diffimulation , où le poète a foppofé que ces
nuances ne feraient apperçues que des fpedateurs,
& qu’elles échaperoient à la pénétration des per-f
fonnages intéreffés ! Telle eft la diffimulation d’Ata-
lide avec Roxane , de Cléopâtre avec Antiochus ÿ
de Néron avec Agrippine. Plus les perfonnages-
font difficiles à féduire par leur caradcre & leur
fituation, plus la diffimulation doit être profonde ,
plus par conféquent la nuance de fauffeté eft diffi-t
cile à ménager. Dans ce vers de Cléopâtre ,
C’en-eft fa it, je. me rends v & ma co lè re expire J:
dans ce vers de Néron,
Avec Britannicus je me réconcilie
l’expreffion ne doit pas être celle de la vérité, car
le menfonge ne fàuroit y atteindre : mais combien
ne doit-elle pas en approcher ? En même temps que
le fpedateur s’aperçoit que Cléopâtre .& Néron d i f f i -
mulent, il doit trouver v r a i f e m b l a b l e qu’Antiqchus-
& Agrippine ne s’en apperçoivent pas ; & ce m i l ie u - :
à fàifir eft peut-être le dernier effort de l’art de la
Déclamation. LaifTer voir la feinte au fpedateur,
c’eft à quoi tout comédien peut réuffir; ne la laiffèr
voir qu’au fpedateur, c’eft ce que les plus confom-
més n’ont pas toujours le talent de faire.
De tout ce que nous venons de dire , il eft aifé de
fè former une jufte idée du jeu muet. Il n’eft point de
(cène, foit tragique, foit comique , où cette efpèce-
d’adion ne doive entrer dans les filences. Tout perfonnage
introduit dans une foène doit y être inté-
refle, tout ce qui Fintérefîè doit l’émouvoir ; tout
ce qui l’émeut doit fè peindre dans fès traits & dans
fès g e f t e s c ’eft le principe du jeu muet; & il n eft
perlonne qui ne foit choqué de la négligence de ces*
ft&euts, q’ufon voit, infènfibles & lourds dès qu*ils
ceflènt de parler, parcourir le fpedacle d’un oeil
indifférent & diftrait en attendant que leur tour
vienne de prendre la parole.^
En évitant cet excès de froideur dans les filences
du dialogue, on peut tomber dans 1 excès oppofe, Il
eft un degré où les pallions font muettes ; ingéniés
Jlupent : dans tout autre cas, il n’eft pas naturel
d’ccouter en filence un difcpurs dont on eft violemment
ému, à moins que la.crainte, le refped, ou
telle autre caufè ne nous . re tien n eL e jeu muet
doit donc être une expreffion contrainte & un mouvement
réprimé. Le perfonnage qui s aoandonnerait
à Fadion devrait, par, la même raifon , Ce hâter de
prendre la parole : ainfi, quand la difppfition du
dialogue l’oblige à fè taire , on doit entrevoir, dans
Fexpreffion muette & retenue de fès fèntiments, la
raifon qui lui ferme la bouche.
, Une circonftance plus critique eft celle où le
poète fait taire Fadeur à contretemps. On ne fait
que trop combien l’ambition des beaux vers a nui
à la vérité du dialogue ( Voye\ D ia l o g u e ) ; combien
de fois un perfonnage qui interromprait fon
interlocuteur, s’il fûivoit le mouvement de la paffion
, fè voit - il con.danné à laiftèr achever une
tirade brillante ? Quel eft pour lors le parti que doit
prendre l’adeur que le poète tient à la gêne ? S’il
exprime par fon jeu là violence qu’on lui fait, il
rend plus fènfible encore ce défaut du dialogue, &
fon impatience fè communique au fpedateur ; s’il
diffimule cette impatience, il joue faux en fè pofte-
dant où il devroit s’abandonner. Quoi qu’il arrive , il
n’y a point à balancer ; il faut que Fadeur foit vrai, '
même au péril du poète.
Dans une circonftance pareille, Fadrice qui joue
Pénélope ( mademoifelle Clairon) a eu Fart de faire,
d’un défaut de vraifemblance infoutenable a la lecture
, un tableau théâtral de la plus grande beauté.
Ulyflè parle à Pénélope fous le nom d’un étranger.
Le poète , pour filer la reconnoiftànce, a oblige
Fadrice à ne pas lever les yeux fur fon interlocuteur;
mais à mefore qu’elle entend cette voix, les
gradations de la forprilè, de Fefpérance-, & de la
•joie, fè peignent fur fon vifàge avec tant de vivacité
& de naturel, le fàifîffement qui la rend immobile
tient le fpedateur lui-même dans une telle fùfpen-
fion, que la contrainte de Fart devient l ’expreffion
de la nature. Mais les auteurs ne doivent pas
compter fur ces coups de force , & le plus sûr
eft de ne pas mettre les adeurs dans le cas de les
Corriger.
, Encore un mot du jeu muet dans les filences de
Fadion, partie eftencielle & fouvent négligée de
l’imitation théâtrale. La nature a des fituations & des
mouvements que toute l’énergie des langues ne ferait
qu’affoiblir, dans lefquels la parole retarde Fadion &
rendl’expreffion trainante & lâche. Les peintres dans
ces fituations devroient fèrvir de modèles aux-poètes
& aux comédiens. L 'jJgameninon de Timanthe , le
Saint Bruno en oraifoh de le Sueur, le Lazare
du Rembrati, la Defcentc de Croix du Carrache »
font des morceaux fublimes dans ce genre. Ces grands
maîtres ont laiffé imaginer & fèntir au fpedateuc
ce qu’ils n’auroient pu qu’énerver, s’ils a voient tenté
de le rendre. Homère & Virgile avoient donné
l ’exemple aux peintres. Ajax rencontre Ulyfîè aux
enfers," Didon y rencontre Énée ; Ajax & Didon
n’expriment leur indignation que par le filence. II
eft vrai que l’indignation eft une paffion taciturne ;
mais elles ont toutes des moments où le filence eft
leur expreffion la plus énergique & la plus vraie«
Les adeurs ne manquent pas de fè plaindre , que
les poètes ne donnent point lieu à ces filences élo^
quents , qu’ils veulent tout dire , & ne laiflent rien
à Fadion : les poètes gémiflent de leur côté , de ne
pouvoir fè répofor fur l’intelligence & le talent de
leurs adeurs, pour l’expreffion des réticences ; &
en général, les uns & les autres ont raifon. Mais
Fadeur qui font vivement, trouve encore dans l’ex-
preffion du poète allez de vides à remplir.
Baron, dans le rôle d’Ulyife, étoit quatre minutes
à parcourir en filence tous les changements qui frap*
poient fà vûe en entrant dans fon palais.
Phèdre apprend que Théfee eft vivant. Racine s’eft
bien gardé d’occuper par des paroles le premier
moment de cette fituation.
Mon époux eft vivant, QEnone c’eft allez ;
J’ai fait l'indigne aveu d’un amour qui l’outrage {
Il v it; je ne veux pas en (avoir davantage.
C’eft au filence à peindre l’horreur dont elle eft
làifîe à cette nouvelle , & le refte -de la foène n en
eft que le dèvelopement. r
Phèdre apprend de la bouche de Thefee, qu Hyp-
polithe aime Aricie. Qu’il nous foit permis de le
dire : fi le poète avoit pû compter fur le jeu muet
de Fadrice, il auroit retranché ce monologue :
Il fort : quelle nouvelle a frappé mon oreille ?
& n’auroit fait dire à Phèdre que ce vers , apres
un long filence :
Et je me chargerais du foin de le défendre ? .
. Nos voilîns font plus hardis, &par conféquent plus
grands que nous dans cette partie. On voit, for le
théâtre de Londres , Barnweld , charge de pelâmes
chaînes, fè rouler avec fon ami for le pave^de-la
prifon, étroitement forrés l’un dans les bras de 1 autre;
leurs larmes, leurs fànglots , leurs embraftèments ,
font l’expreffion de leur douleur.
Mais dans cette partie , comme dans toutes les
autres, pour encourager & les auteurs & les adeurs
à chercher les grands effets, & à yifquer ce qui
peut les produire, il faut un Public ferieux, éclairé ,
fènfible , & qui porte au théâtre 4e Cinna un autre
efprit qu’à c e u x $ Arlequin & de Gille.
La manière de s’habiller au théâtre , contribue
plus qu’on ne penfo à là'vérité & à 1 énergie de
Fadion. Voyez D é c o r a t io n . {M . M armontel.)
R b b b 2>.