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rations , il ne refioit plus de témoins vivants, e’étoit
à ceux qui étoient doués d’une imagination vive
& que le (èntiment échauftoit, à retracer à l’auditoire
affemblé l’hiftoire de leurs ancêtres.
Il eft très-pofllble que , pour avoir l ’honneur de
parler en public dans ces (ôlennkés, des hommes
de génie (e (oient exercés à des compofitions épiques,
& qu’inlènfiblementla commémoration publique
des anciens évènements (oit devenue un art.
Telle a probablement été la première vocation des
bardes , d’où vinrent enfiiite les poètes , comme les
rhéteurs (iiccédèrent aux anciens démagogues.
Quand on- réfléchit que le principal but de ces
fêtes (ôlennelles étoit d’exciter & d’exalter le (èn-
timent; quand on fè rappelle combien la Mufique,
même le Ample bruit, a d’énergie pour entretenir
l ’émotion du coeur ; on ne doutera pas qu’on n’ait
employé la Mufique pour'accompagner & (outenir
les récits publics. On fait d’ailleurs que la Mufique
fait partie des fêtes chez les peuples les plus
fauvages ; ainfî-, il eft très-vraifemblable que c’eft
N ee qui a introduit le mètre dans ces narrations.
Les premières Épopées des bardes étoient donc
des récits pathétiques d’exploits nationaux, qu’ils
chantaient dans les aflemblées publiques. Le fiijet
rouloit fur des faits déjà connus, qu’il n’étoit pas tant
queftion de rapporter hiftoriquement, que d’orner de
tous les traits propres à réveiller le (entiment & à
enflammer les efprits d’un zèle patriotique. Il s’a-
giffoit moins de fuivre fcrupuleufèment le fil de l’hif
toire, que de choifir ce qu’elle contenoit de plus capable
de toucher le coeur. Il falloit (urtout peindre
les principaux perfônnages, les héros dont on chan-
toit les prouefiès, avec tant de force & de vérité que
chaque auditeur crût les voir encore au milieu de
urs exploits.
L e barde ne pouvoit prendre pour le fiijet de (ôn
•hant que l’adion unique dont on célébroit la mémoire
, car chaque fête n’avoit qu’un fèul évènement
capital pour but de (ôn inflitution les chants
deflinés à retracer cet évènement ne dévoient pas
être trop longs , pour ne pas lalFer Paffemblée.
Voilà jufqu’où il eft permis de pouffer les con-
jedures (ur l’origine de l'Epopée', le Critique ne doit
pas la perdre de vue , pour ne pas gêner mal à
propos le poète épique par des règles arbitraires
qui ne (èroient pas. déduites de la nature primitive
de ce genre de Poème.
On peut réduire à très-peu de préceptes ce qui
lui eft effenciel. L ’unité d’âdion, l’intérêt, & la
grandeur de l’évènement, la manière de le rappor-
ter, plus épique qu’hiftorique. Des peintures (aillantes
des héros & de leurs exploits, une didion très-
pathétique, mais qui qe s’élève pas tout à fait ju£
qu’à l ’enthoufîafroe. ToutPoème qui réunira ces qualités
méritera le nom $ Épopée.
L ’unité d’adion tient à l ’origine même de ce Poème;
il y a apparence que d abord l’adion fut ref-
lèrrée à uïi (èul évènement, à une (êule bataille,
•u même à un combat fingulier. Mais le Poème
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épique étant devenu un ouvrage de Part, Padîon
eut plus d’étendue , (ans cefîer néanmoins d’être
une ; la^ duplicité d’adion auroit dénaturé YÉpopee*
D ailleurs , (ans remonter à l’origine de ce Poème
, on n’en (entira pas moins la néceflïté de cette
première condition. Le poète n’a pas ici le but
. d inftruire ; il veut toucher. Un grand objet a réveillé
toute l’adivité de (bn coeur & de (on imagination;
plein du feu qui l’agite, il ne parle que
de ce qu’il voit & de ce qu’il (ènt. Àinfi, (on objet
eft naturellement unique: de plus, le but qu’iî
fe propofe exige nécéffairement l’unité d’âdion. Il
veut exciter de grands mouvements dans l’ame de
(es auditeurs , leur inlpirer dés. (entiments généreux,
en .faire des hommes d’un ordre fiipêrieur.
Pour atteindre à ee but, il doit retracer l’évènement
principal, avec les couleurs les plus vives & par
les traits les plus frappants. Ses tableaux doivent
être bien circonftanciés, afin que l’auditeur faififle
tout parfaitement, qu’il s’émeuve & le paflïonne ;
le caradère des principaux per(onnages demande-
d’être pleinement dèvelopé, on veut les connoî-
tre julques dans le plus petit détail. Des récits
abrégés ne (àtisferçient pas , on attend pour l'ordinaire
des delcriptions bien étendues d’un fait qui
intéreffe : le Poème deviendroit donc d’une longueur
infoutenable , s’il renfermort plus d’une
: grande adion.
L 'Epopée a d’ailleurs ceci de commun avec fous
les ouvrages de l’art, que , plus l’attention eft invariablement
fixée (ur l'objet, plus i’impreflîon eft
déterminée , plus auflt l ’ouvrage eft parfait. Or
cet effet n’a complètement lieu que dans les . ouvrages
où la variété (è réunit en un (èul point,
c’eft à dire, où tout réfiilte d’une feule caufè ou
bien aboutit à un (èul effet :• c’eft ce qui fait l’unité
parfaite de l’adion. On là reconnoît aifement
dans un Poème ; il ne faut que voir fi l’on peut
en exprimer la contenu* en peu de mots, de forte-
que l’ënfèmble ne (oit qu’une amplification de ca
précis.. Quoi de plus fîmple que l’adion d'eT'ïïiade,
ou celle de l’Odyffée ? chacun de ces Poèmes n’a
qu’une (eule cau(è qui produit tout. On en peut
dire autant de l’Énéide. Voyez Action.
L’unité d’adion eft donc eflencielle à Y Épopée ;
& plus cette adiùn Céra (impie, plus elle (èra parfaite.
Le romanefque & la multitude d’aventures,
fingulières qui ne frappent que l ’imagination, (ont
oppofees au génie de YÉ p o p é e . Le premier but
du poète eft ae peindre les grandes a dion s , d’en
montrer le germe dans le fond de l’ame, & d’en
fuivre le dèvelopement à mefùre que les forces de
cette ame Ce déploient avec plus d’énergie. C ’eft là
(on véritable (ujet;- les événement^ ne font que la
canevas (ur lequel il trace fès tableaux. Il en eft du
Poème épique comme du genre hiftorique en peinture.
Le but du peintre eft, (anscontredit, de deflî-
ner des perfonnages, d’en exprimer les (entiments ,
le caradère, & l’adion. Mais pour remplir ce but ,
il lui faut une (cène , un lieu où il puiflq placer
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fès figures. Il entendroit bien mal les réglés de (ôn
art, s’il s’avifôit d’enrichir ce lieu de tant d objets
brillants & variés, que les perfonnages en fuffent
éclipsés, & que l’oeil s’attachât de préférence fur ces
hors-d’oeuvre. Le poète pècheroit par le meme endroit,
s’il (urchargeoit l’Epopée de quantité de cho-
fes qui n’intéreflent pas imnîédiatement le coeur.
Il eft donc très-avantageux pour l ’effet de 1 EpO~
p ee, qu’elle renferme peu de matériaux; que 1 action
(oit (impie, qu’elle fè djbvelope fans embarras;
que l’imagination (uive fans peine le fil des événements.
Le poète fè ménage de cette manière plus
de place pour tracer fès tableaux, qui font 1 effenciel
du Poème ; & l’imagination du ledeur eft moins
diftraite. L ’Iliade à cet égard eft bien fupérieure à
l ’Enéide. Ce dernier Poème occupe bien plus 1 imagination
, que l’efprit & le coeur. Virgile s épuifè en
tableaux de fantaifie, & ne fè ménage ni allez de
place ni affez de force pour peindre i homme. Le
poète épique doit éviter de fatiguer l’imagination du
ledeur; c’eft le défaut de la fublime Mefliade de
Klopftock, des ledeurs qui n’ont pas eux-memes
une imagination fi exaltée s’y perdent. Dans lO -
dyffée, la néceflïté excufè ce grand/ nombre de (cènes
de fantaifie. Le poète n’avoit qu’un (èul homme
à peindre, il falloit en dèveloper le caradere juf
ques dans les moindres traits : c’eft pour cela qu il
le fait paffer par .tant d’aventures fingulieres.
L ?adion de Y Épopée doit être intereffante & grari'
de.Intérefïante, afin d’exciter l’attention, (ans laquelle
le poète perd (à peine, & devientd’autant plus ridicule,
que (on ton eft plus pathétique. Le ton doit s e-
lever à la hauteur du fiijet. DeS^entrepriles, des évènements
d’où dépend le fort d’une nation entière ;
voilà les objets les plus propres à Y Épopée, mais il
faut encore qu’ils ayent une certaine grandeur au
dehors : ce qui exifte tout à coup^ & produit un
effet (ubit, peut à la vérité être très-important, mais
ne feroit pas le fiijet d’un Poème épique, XJn^tremblement
de terre pourroit abîmer une contrée entière
: l’évènement ne (èroit que trop intereffant, &
fourniroit la matière d’une ode très-fublime ; mais
on n’en fàuroit faire une Épopée , parce que le fiijet
n’a point de grandeur en étendue. Il faut dans le
Poème épique une adion qui exige de grands efforts
de divers genres , qui rencontre de puiffants obfta-
cles où les perfonnages (oient toujours dans la plus
grande adivité, afin que le poète ait lieu de^ dèveloper
toutes lesforcesdu coeur humain. Voilà pourquoi
, bien que Milton & Klopftock _ ayent choifî
chacun un fujet très-intéreflant en lui -meme, ces
poètes ont été obligés de recourir aux fidions les
plus hardies , pour donner une plus grande étendue
à ce qui n’eût éré que la matière d’une ode. La
grandeur de l’adion ne confifte, ni dans la longueur
au temps, ni dans le nombre des occupations. Une
adion d’un jour peut (urpaffer en grandeur 1 adion
de plufieurs années. Ce qui en fait la grandeur ,
c’eft: qu’un grand nombre de perfonnes de differents
«aradères y déploient leurs forces & leur génie, &
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s’y dèvelopent elles-mêmes d’une manière à inté-<
relier fortement le ledeur & à le fatisfaire pleines
ment. ,
L ’hiftorien traite fon fujet autrement que le poete ;
il ne fera pas inutile d’aprofondir en quoi la différence
confifte effenciellement. Le but de l’Hiftoire
eft d’enfeigner les faits ; ainfi, l’hiftorien doit fuppo-
(èr que fon ledeur les ignore: le poète au contraire
peut fuppofer que le fond de fon fujet eft connu ;
il n’a en vue que de nous retracer, ce que nous lavons
déjà hiftoriquement, de la manière la plus propre
à nous émouvoir fortement. Il entre donc de
plein fàu t en matière, fans avoir befôin de préliminaires.
11 ne s’occupe qu’à bien choifir le point
de vue, l’ordre , & le jour le plus favorable, pouc
que (on récit faffe une vive impreflïon. Il peint tout
dans un plus grand détail, & avec des traits plus
marqués que ne le feroit l’hiftorien. Il ne nous raconte
pas en gros , ni en fôn propre ftyle, qui ont été
les perfonnages, ce qu’ils ont dit & fait jadis ; il nous
les ramène fous les yeux ;nous croyons les voir agir
aduellement; nous les entendons parler chacun dans
(on propre langage ; nous fuivons tous leurs mouvements.
S’agit-il de quelque événement remarquable2
le poète commence par arranger le lieu de la (cène ;
tout ce qui'tombe fous les yeux eft mis a fà place ,
en forte que, fans fatiguer davantage notre imagination,
aufll tôt qu’il introduit fès perfonnages, toute
notre attention peut fè tourner fur eux pour les -voir
agir. Dans les defcriptions, YÉpopéd emploie les
couleurs les plus vives, accumule, s il le faut, com-
paraifôns fur comparait)ns, & anime toute la nature.
En un mot, le Poème épique tient le milieu entre
une narration hiftorique & une reprefèntation dramatique.
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Mais ce qui diftingue principalement 1 Epopeey
ce (ont les portraits & les tableaux. Son grand but eft
de nous faire voir d’auflï près qu’il fé peut des perfonnages
illaftres, leurs fèntiments ^ & leurs adion s ,
& par conféquent aufli les objets qui les occupent. Si
l’on retranchoit duPoème ces peintures détaillées, on
. le réduiroitprefque à une fimple relation. Les _por?
traits font donc une partie très-effencielle de YÉpopée
: c’eft à cela qu’on reconnoît principalement le
génie du poète, & fa connoiffance du coeur humain.
Mais ces portraits ne font pas de (impies defcriptions
abftraites, ce (ont des tableaux vivants, ^ dans le(-
- quels les perfonnages (ont vus parjeurs adions & pan
leurs difcours. Tels font les portraits des héros d’Homère.
Chacun a (ôn caradère diftindif, (ôn tour de
génie particulier, qui fe déploie avec la plus grande
vérité à chaque rencontre, foit en parlant (oit ea
agiflant. Dans tout le cours du Poème, on reconnoît
toujours, malgré la variété des circonftances, le^
même perfônnage, parce qu’il confèrve (ôn ton individuel,
qu’il refte toujours (èmblable à lui feul, &
que fa manière de s’exprimer ou d’agir n’appartient
qu’à lui. - ; . .
Il n’eft pas néceftaire de faire (ènnr combien de
(âzaeité, de connoiffance des hommes, & de fbu-
6 * D.dddd %