
fioit point ou qui connoît mal ces objets de com-
parailon. C'eft le plus ou le moins de jufteflè, de
force, d’etendue dans l’efprit, de fenfîbilité dans
l ’ame, de chaleur dans l’imagination , qui marque
les degrés de perfection entre les modèles, & les
rangs parmi les Critiques. Tous les Arts n'exigent
pas ces qualités réunies dans une égale proportion :
dans les uns l'organe décide , l’imagination dans les
autres, le fèntiment • dans la plupart; & l’efprit,
qui influe fur tous, ne préfïde fur aucun.
Dans l’Architedure & l’Harmonie , le type intellectuel
que le Critique ett obligé de fe former,
exige une étude d’autant plus profonde des poffi-
bles, & pour en déterminer le choix, une con-
noiffance d’autant plus précife du rapport des objets
avec nos organes, que les beautés phyfîques de
ces deux Arts n’ont pour arbitre que le goût, c’eft
à dire, ce tad de l’ame , cette faculté innée ou ac-
quifo de fàiiir & de préférer le beau, efpèce d’rnf-
tind qui juge les règles & qui n'en a point. Il n’en a point en Harmonie : la réfonnance du corps fonore
indique les proportions ; mais c ’eft à l’oreille à nous
guider dans le choix des modulations & le mélange
des accords. Iin’ena point en Architedure : tant qu’elle
S:'eft bornée à nos befoins, elle a pu fe modeler fur les
produdions naturelles ; mais dès qu'on a voulu joindre
la décoration à la fôlidité , l’imagination a créé
les formes & l'oeil en a fixé le choix. La première cabane
, qui ne fut elle-même qu’un eftài de l ’induftrie
éclairée par le befoin, avoit fi l ’on veut pour appuis
quelques pieux enfoncés dans la terre, ces pieux
foutenoient des traverfès , & celles-ci portoient des
chevrons chargés d’un toit. Mais de bonne foi peut-
on tirer de ce modèle brute les proportions des
colonnes, de l’entablement, & du fronton?
L e fèntiment du beau phyfique , foit en Architedure
foit en Harmonie , dépend donc efîènciel-
lement du rapport des objets avec nos organes ; &
le point effenciel pour le Critique, eft de s’afsûrer
du témoignage de fe's fèns. Le Critique ignorant
n’en doute jamais. Le Critique fù balte rne confùlte
ceux qui l’environnent, & croit bien voir & bien
entendre lorfqu’il voit & entend comme eux. Le
Critique fùpérieur confùlte le goût des différents
peuplés; il les trouve divifes fur des ornements de
caprice ; il les voit réunis fur des. beautés eflèn-
cielles qui ne vieilliflènt jamais , & dont les débris
ont encore le charme de la nouveauté : il fe replie for
lui-même; & par l’impreflion plus ou moins vive
qu’ont faite for lui ces beautés , il s’ afsûre ou il fo
défie du témoignage de fès organes. Dès lors il peut
former fon modèle intelleduel de ce qui l’affede
le plus dans les modèles exiftants , foppléer au défaut
de l’un par les beautés de l ’autre, & fe diP
pofer ainfî à juger, non feulement des faits par les
faits, mais encore par les poffibles. Dans l’Archi-
tedure , il dépouillera lé gothique de fès ornements
puériles ; mais il adoptera la coupe hardie , majeP
tueufè, & légère de fès voûtes, qu’il revêtira des
beautés fîmples & mâles du grec; dans celui-ci, il
obfèrvera les licences heuréufès que les grands artifc
tes fè font permifès, foit dans l’altération des proportions
régulières , foit dans le mélange des formes ;
& il reconnoitra qu’on doit aux règles un attachement
raifonnable , & non pas lervile. Il aura
recours au compas & au calcul, pour proportionner
les hauteurs aux bafès, & les fùpports aux for-
' deaux ; mais dans le détail des ornements , il jugera
d’un coup d’oeil les rapports de l ’enfemble „
fans exiger qu’on jaffe invariablement du triglyphe
un quarré long, du métope un quarré parfait, &c*
bifarrerie d’ufage, tyrannie de l ’habitude, que la
timidité des artiftes a laifle paflèr en inviolable loi.
Il ufora de la même liberté dans la compofition
de fon modèle en Harmonie : il tirera, du phénon
mette donné par la nature , l’origine des accords ;
il les fùivra dans leur génération , il obfèrvera leurs
progrès ; mais lai Tant l ’ame & l’oreille juges de la
beauté du chant & de l ’expreffîon muficale , il
fobordonnera la théorie à la pratique; il fàerifiera les
détails à l'enfemble & les règles au fèntiment.
L ’Harmonie réduite à la beauté phyfique des
accords, & bornée à la fîmple émotion de l’or-
gane , n'exige , comme l’A rchitedure, qu’un fèns
exercé par l’étude , éprouvé par l’ufage, docile
à l’expérience, & rebelle à l ’opinion. Mais dès
que la Mélodie vient donner de l'âme & du caractère
à l’Harmonie, au jugement de l’oreille
fo joint celui de l’imagination , du fèntiment, de
1 efprit lui-même : la Mufîque devient un langage
expreffif, une imitation vive & touchante : dès-lors
eeft avec la Poéfie que fès principes lui font communs
, & l’art de les juger eft le même. Des fons
articules dans l’une, dans l’autre des fons modulés
, dans toutes les deux le nombre & le mouvement
, concourent à peindre la nature. Et fî l’on
demande quelle eft la Mufîque & la Poéfie par excellence,
c’eft- la Poéfie ou la Mufîque qui peint
le plus & qui exprime le mieux. Voyei A c c o r d ,
A c c om pagnem ent , H a rm o n ie , M u s iq u e , M i - '
l q d î e , Me su r e , M o d u la t io n , M o u v em e n t .
&c.
Dans la Sculpture & la Peinture , c’eft peu d'étudier
la nature en elle-même , modèle toujours imparfait
; c’eft peu d’étudier les produdions de l'a rt,
modèles toujours plus froids -que la nature : il faut
prendre de l’un ce qui manque à l’autre , & fç
former un enfemble des différentes parties où ils fe
forpaffent mutuellement. O r , fons parler desfources
où l’artifte & le connoiffeur doivent puilèr l’idée
du beau, relative au choix des fù je t s a u caractère
des paflions, à la compofition , & à l’ordonnancé
; combien la feule étude du phyfique dans
ces deux Arts ne foppofè-t-elle pas d’épreuves &
d’obiervarions ? que d’études pour la partie du defo
fèin ! Qu’on demande à nos prétendus connoifleurs
où ils ont obfèrvé , par exemple , le méchanifîne
du corps humain , la combinaifon & le jeu des
nerfs , le gonflement, la tenfion , la contraéiion des
mufcles, la direction des forces, les points d’ap-i
C R I
pux; <5v. ils feront auffi embarraffés dans leur ré-
ponte , qu’ils le font peu dans leurs décifîons. Qu’on
leur demande où ils ont obfèrvé tous les reflets,
toutes les gradations, tous les .contraires, des couleurs
, tous les tons, tous les coups, de lumière
poffibles , étude fons laquelle on eft hors d'état de
parler du coloris. Et fi un artifte accoutumé à épier
& à fùrprendre la nature a tant de peine à l’imiter,
quel eft le connoiffeur qui peut fè flatter de l’avoir
aflèz bien vue pour-en critiquer l’imitation? C’eft
une chofe étrange que la hardieffe avec laquelle
onfè donne pour juge de la belle nature, dans quelque
fituation que le peintre ou le fculpteur ait pu
^imaginer & la faifîr. Celui-ci, après avoir employé
la moitié de fo vie à l’étude de fon A r t , n’ofe fè
fier aux modèles que fo mémoire a recueillis &
que fon imagination lui retrace; il a cent fois recours
à la nature , pour fe corriger d’après elle :
vient un Critique plein de confiance , qui le juge
d’un coup-d’oeil: ce Critique a-t-il étudié l’Art ou
la nature ? auffi peu l'un que l’autre : mais il a des
ftatues & des tableaux ; & avec eux il prétend avoir
acquisle droit de les juger & le talent de s’y connoître.
On voit de ces connoifleurs fè pâmer devant un ancien
tableau dont ils admirent le clair-obfour : le haford
fait qu’on lève la bordure ; le vrai coloris mieux con-
fèrvé fè découvre dans un coin ; & ce ton de couleur
fi admiré fo trouve une couche de fumée.
Nous lavons qu’il eft des amateurs verfés dans
l’étude des grands maîtres, qui en ontfoifila manière,
qui en connoiffent la touche , qui en diftinguent le
Goloris : c’eft beaucoup pour qui ne veut que jouir,
mais c’eft bien peu pour qui ofè juger. On ne juge
point un tableau d’après des tableaux. Quelque plein
qu’on foit de Raphaël, on fera., neuf devant le Guide.
Bien plus , les Forces du Guide , malgré l ’analogie
du genre, ne fèront point une règle sûre pour
critiquer le Milon du Puget, ou le Gladiateur mourant.
La nature varie fons cêflèi chaque pofîdon ,
chaque aéfionv différente la modifie diverfement :
c’eft donc la nature qu’il faut avoir étudiée feus
telle & telle face pour en juger l’imitation. Mais
la nature elle-même eft imparfaite ; il faut donc auffi
avoir étudié les chefs-d’oeuvres de l'a rt, pour être
en état de critiquer en même temps & l’imitation
& le modèle.
Cependant les difficultés que préfènie la Critique
dans les Arts dont nous venons de parler, n’approchent
pas de celles que réunit la Critique littéraire.
Dans l’Hiftoire , aux lumières profondes que nous
avpns exigées du Critique pour la partie de l'Érudition
, fe joint pour la partie purement littéraire ,
l ’étude moins étendue , mais non moins réfléchie ,
de la majeftueufe fîmplicite du ftyle , de la netteté,
de la décence , de la rapidité de la narration ; de
l ’a propos & du choix des réflexions & des portraits,
ornements puériles dès- qu’on les affe&e & qu’on les
prodigue ; enfin de cette Éloquence mâle , précife ,
& naturelle, qui ne peint les grands lionuues &
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les grandes chofès que.de leurs propres couleurs ,
qualités, qui mettent fî fort Tacite & Sallufte au
deffus de Tite - Live & de Quinte. - Curce. C ’eft
de cet. affemblage de connoiffahces & de goût
que fe forme un Critique fiipérieur dans le genre
hiftorique : que feroit-ce. fi le même, homme pré-
tendoit embrafferen même temps la partie, de l’Éloquence
& celle de la Morale ?
Ces deux genres, foit que, renfermés en eux -
mêmes , ils fe nourriffent de leur propre fîihftance,
foit qu’ils fe pénètrent l’un l ’autre & s’animent mutuellement,
foit que , répandus dans les autres genres
de Littérature comme un feu élémentaire, ils y por-
1 tent la vie & la fécondité ; ces .deux genres, dans
tous les cas , ont pour objet de rendre la vérité.
' fenfible & la vertu aimable.
C’eft un talent donné à peu de perfonnes , & que-
peu de perfonnes font en état de critiquer. L'efprit
n’en eft qu’un demi^juge. Il connoît- l’Art de con-,
vaincre , non celui de perfùader; l’Art de féduire ,
non celui d’émouvoir. L ’efprit peut critiquer un rhéteur
fùbtil ; mais le coeur feul peut juger un philo
fophe éloquent. L e Critique en Éloquence & en
Morale doit donc avoir en lui ce principe de fen-
fibilité 8c de droiture, qui fait concevoir & produire
avec Force les vérités dont ont fe -pénètre ; ce principe
de nobleflè & d’élévation qui excite en nous
l’enthoufiafîne de la vertu , & qui feul embraffi?:
tous les poffibles dans l’A rt d’intérefler pour elle. Si
la vertu pouvoit fe rendre vifîble aux hommes , a
dit un philofophe , elle paroitroit fi touchante &
fi belle , que perfonne ne pourroit lui réfifter : c’eft
ainfî que doit la concevoir & celui qui la peint &
celui qui en critique la peinture;
La fauflè Éloquence eft également facile à pro-
feffer & àpratiquer : des figures entaffées , de grands-
mots qui ne dilènt rien de grand , des mouvements,
empruntés, qui ne partent jamais du coeur & qui
n’y arrivent jamais , ne fùppofènt ni dans l ’auteur
ni dans fon admirateur aucune élévation dans l’efprit
, aucune fenfîbilité dans l’ame. Mais la vraie-
Éloquence étant l’émanation d’une ame à lafois Ample,
forte, grande , & fenfible., il faut réunir tomes,
ces qualités pour y exceller, & pour fovoir comment
on y excelle. Il s’enfuit qu’un grand Critique-
en Éloquence, doit pouvoir être éloquent lui-même.
Ofons le dire à l’avantage des âmes fenfîbles, celui
qui fè pénètre vivement du beau , du touchant y
du fublime , n’eft pas loin de l’exprimer ; & l’ame.
qui en reçoit le fèntiment avec une certaine chaleur
, pourroit à fon tour le produire. Cette difi-
poiîtion à la vraie Éloquence ne comprend ni les
avantages de rÉlocution, ni cette harmonie entre^
le gefte , le ton , & le vifoge qui compofe 1 nloque
nce extérieure. P^oyet D é c lam a t io n II s’agit
ici d’une Éloquence interne, qui fe fait jour à travers
le langage le plus inculte & la plus grofficre expreC
fiôn ; il s'agit de l’Éloquence du pay fan du Danube *
dont la ruftique fùblimité foit fî peu d'honneur
l ’Art & Jeu foit(tant à.la nature ; de cette faculté