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(N.) ABOMINABLE, D É TE S TA B LE , EXË-
CRABLE. Syn.
L ’idée primitive & pofîtive de ces mots, eft
«ne qualification de mauvais au fiiprême degré ;
en forte qu’ils ne font fiifoeptibles ni d’augmentation
ni de comparaifon , que dans le cas ou l ’on veut
donner au fojet qualifié le premier rang entre tous
ceux à qui ce même genre de qualification pourroit
convenir : ainfî, l’on dit, La plus abominable de
toutes les débauches ; mais l’on ne diroit pas, une
débauche très-abominable , ni plus abominable
qu’une autre. Exprimant par eux-mêmes ce qu’il y
a de plus fort, ils excluent tous les modificatifs
dont on peut faire accompagner la plupart des
autres épithètes. Voilà en quoi ils font lynonymes.
Leur différence confifte en ce que l’abominable
paroît avoir un rapport plus particulier aux moeurs ;
le détectable , au goût ; l’exécrable , à la conforma^-
tion. Le premier marque une foie corruption; le
fécond défigne du mauvais ou de la dépravation ; &
le dernier exprime une extrême difformité.
Ceux qui paflènt d’une dévotion foperftitieufê au
libertinage, s’y plongent ordinairement juique dans
ce qu’il y a de plus abominable. Te l mets eft aujourd'hui
traité de détejîable , qui fàifoit chez, nos
pères l’honneur des meilleurs repas. Les richeflès
embellilfent, aux yeux d’un homme intéreffé, la
plus exécrable de toutes les créatures. (_ L'abbé G i rard.
) -- • ■ v - " •'
Je crois qu’il faut prendre la différence de ces |
mots dahç leur étymologie. Sur ce pied-là , elle
confifte en ce que l'abominable peut avoir des
fuites fâcheuies & de mauvais augure; que le dé-
tejlable ne peut obtenir le témoignage ou l ’approbation
de perfonne ; & que l’exécrable_• eft entièrement
contraire aux vues de la Religion. Ainfî,
un crime eft abominable , à caufe de fes foites ; dé-
tejlable, à caufo de l’horreur qu’il infpire ou qu’il
doit infpirer; exécrable, à caufo de la profoription
prononcée contre lui pur les lois feintes de la
Religion.
Voilà pourquoi l'abominable fomble à l ’abbé
Girard avoir un rapport plus particulier aux
moeurs ; le détejîable g au goût ; & l'exécrable , à
la conformation. Un crime abominable opère la
corruption des moeurs, parle fcandale de l’exemple
& par fes autres foites ; il eft en foi le prélage de
la corruption. Ce qui choque le goût, phyfîque*ou
intellectuel, doit être jugé détejîable, parce qu’il
n’obtiendra aucun témoignage d’approbation \ un
mets détejîable , un difoours détejîable. Une laideur
exécrable ne fe dira que d’une perfonne dont la
difformité eft fî choquante , qu’on ne pourroit
l’admettre aux fonctions focrées de la Religion, fons
expo fer la majefté du miniftère aux fuites du ridicule
ou de Faverfîon qui ne regarderoit q$e le
sain iftre . ( Jkf, ÜEAUZÉE. )
(N.) ABONDANCE. ( Langues. ) Comme le langage
ne nous a été donné que pour nous mettre en
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état d’exprimer, ce que nous penfons des chofés ; la
richefîê & l’abondance des langues tient à la multiplicité
des- chofes que eonnoiiient les hommes qux
les parlent, & des penfées qu’ils ont à l’occafîon de
ces objets de leur connoiffance : car les fovants &
les perfonnes d’efprit qui s?en occupent, qui les méditent,
qui les approfonditfent, & qui veulent communiquer
aux autres ce qu’ils y ont apperçu & découvert
par leurs réflexions , fe trouvent bientôt obligés
d’inventer des mots capables de peindre avec pré-
cifîon & avec juûeffe les idées qu’ils en ont conçues;
& ainfî fe forment cette multitude de termes, qui
énoncent, & les objets phyfîques, & les êtres moraux*
& les différents afpeCls fous lefquels chacun peut
les envifager à fon gré.
« S’il y avoit fur la terre , dir Johnfon , un idiomo
>? invariable; çe feroit celui d?une nation fortie peu
» à peu de la barbarie, foparée du relie des hommes *
» uniquement occupée à fotisfaire aux premiers be-
« foins de la nature, n’ayant ni écriture ni livres*
» &fe bornant à l’emploi des mots d’un ufàge journal
» lier & commun fofiifant à fon petit nombre d’idees.
» Cette nation laborieufe & ignorante pourroit défî-
» gner long temps les mêmes objets par les mêmes
» voies. Elle auroit beaucoup de noms d’êtres phyfî-
»^ques , & très-peu de noms d’êtres moraux : car les
» premiers ne font que pour le befoin , qui ne varie
» guère non plus qu’eux ; & les féconds font pour la
» richeffè & le luxe des idées, qui n’a point de bor-
» nés. Transformons cette nation fouvage , en un
» peuple où les arts font en. vigueur ; où les hommes
» forment différents ordres ; où les uns commandent*
» & les autres ôoéifTent ; pù le$ uns ne font rien , &
» les autres travaillent toujours ; çù ceux qui ne fe-
! » vent ou ne veulent pas remuer leurs bras , trou-
» vent ppe reflource glqrjeufe contre la parellè &
».contre la faim , en remuant leurs üéès : alors, dit
» encore le même Johnfon, les fainéants , dont l’u-
» nique occupation eft de révaflera multiplient à l’in*
» fini les expreffions pour fiiffire à l’inftabiiité de leurs
» perceptions : à chaque accrôiffement de la foience
» réelle ou imaginaire , Qn voit naître de nouveaux
» mots , de nouvelles locptipns II en faut pour les
» métiers , pour les arts, pour les foi en ces. Mais
» fur tout il en faut une extrême abondançe ; fî
» la foience eft du nombre de celles qui s’exercent
» au dedans de l’efprit,. fur des objets qu’il a for-
» gés & qu’il conçpit lui - même à peine , plus tôt
» que for des objets extérieurs; fî l ’art eft plus tôt
» d’appareil que de néçeffité , tels que l’Éloquence
' » & la Poéfîe : car ce font ceux-ci qui font la plus
» grandedépenfe en mots ; comme il arrive dans les
» grands États, que ceux qui travaillent & fervent
; » le moins, font ceux qui confemment le plus. Sous
‘ » l’empire du befoin , l’efprit ne s’écarte guère au
» delà des objets néceffaires : mais affranchi de ce
» lien de fujétion , il s’échappe & bondit en liberté
» dans les plaines de l’imagination , il change à
» chaque inftant de perceptions & d’idées. Avide de
» nouveautés, çuriçux- de découvrir, empreffé de
tranfinettrç
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fi tranfînettre fes découvertes, amoureux de fes chi-
» mères mêmes ; il introduit la métaphore , les^ al-
» lufîons inattendues, les termes figures de toute ei-
» pèce , les acceptions d’un même terme en mille
»fens détournés de leur vrai fens originel , ou les
» expreffions d’un même fens en mille termes qui n y
» avoient ci-devant aucun rapport : ce qui ouvre un
r» vafte champ aux dérivations dénuées de toute ana-
» logie primitive. Alors les noms d’êtres moraux
» abondent dans le-langage , & viennent à paffer de
» bien loin les noms d’êtres phyfîques la langue eft
» appelée riche ; & en effet les gens riches font ceux
» dont la dépenfe en foperflu&en commodités excède
» de beaucoup celle du néceffaire. Mais il arrive par
» fois qu’à force de fùperflu, le néceffaire en feuffre».
(Traitédelaformationmëchan. des langues. ch, jx .
n. Z58. ) «C e tte variété de mots met dans les langues
» beaucoup d’embarras & de richefle : elle efl très-
» incommode pour le vulgaire & pour les philofo-
ÿ> phes, qui n’ont d’autre but en parlant que de
» s’expliquer clairement : elle aide infiniment.au
» poète & à l’orateur, en donnant une grande abon-
» dance à la partie matérielle de leur ftyle. C eft le
» foperilu qui fournit au luxe, & qui eftà charge dans
» le cours de la vie à ceux qui fe contentent de la fîm- ;
» plicité. La plus riche langue du monde eft l’arabe,
*> qui n’a pas. épargné les fynonyme,s , même aux
» objets phyfîques ; car elle a , dit-on, cinq-cents
» mots pour lignifier un lion : au fil les arabes pre-
«1 tendent-ils qu’on he peut la lavoir en entier que par
» miracle. Aucune nation n’a fait tant de cas de la
» Poéfîe que celle-ci, ni n’a eu un plus grand nom-
' » bre de poètes. Quoique -cette langue fok la plus
» belle de -toutes celles de l’Orient, une fî exceflive
s> abondance n’y pourroit-elle pas bien paffer pour un
» défaut:? » -( Ib. n. 16 1,)\ j l j ï 'l'-r • > V- ^ ^
L a profeffion & les occupations des gens de lettres,
principalement des poètes & des orateurs , font pre-
fentées ici fous un afpeéc fî propre à les avilir ; que
je ne me croirois pas allez juftifié de l ’av.oir remis
fous leurs yeux , en leur en faifànt des exeufes, ni
même en oppofent une apologie à cette*efpèce de
déclamation : je n’ai donc ofé la tranferire , que parce
qu’en indiquant d’une manière allez vraie les fources
de l’abondance qui enrichit les langues, on y fait,
fens s’en douter, l’éloge des lettres ; puifqu’on eft
forcé de reçormoître que c’eft à elles qu’on a l’obligation
d’une aifence, qu’à la vérité on n’eftime pas
allez. 11 eft , je l’avoue, bien fîngulier qu’un homme
de lettres n’envifege ceux qui s’en occupent, ainfî
que lu i, que comme des ja inéants, dont Vunique
occupation ejl d» révajjer , & q u i, j'aute de fa v o ir
ou de vouloir remuer leurs bras , trouvent une ref-
fource glorieufe contré la parejje & contre la fa im
en remuant leurs idées. Si l’homme n’étoit qu’un
pur animal, dont le-bonheur ne dépendît que de la
fetkfadion des befoins phyfîques ; les gens de lettres
ne fer oient en effet que. des parafîtes odieux, qui, dans
leurs occupations oifeufes , tourneroient injuftement
à leur profit les travaux pénibles & uniquement né-
C.ramm, e t L it t é r a t . Tome 1«
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ceffàires de leurs femblables. Mais la raifon , qui
élève If fort l’homme au deffus des brutes , dont le
bon ufege l’égale prelque aux elprîts celeftes , &
dont la poflèfuon en fait réellement l’image de Dieu
même ; cette raifon n’a-1-elle pas aufli fes befoms.
Cette cuiioiîté inquiète , qui croit en fe fetisfaifent,
eft - elle plus condamnable que la faim que nous ref-
fentoris auffi involontairement l . Abandonnerons-
nous , pour n’exercer que nos bras, des etudes qui
nous éloignent de la barbarie, de la brutalité , de la
férocité? Comparez d’une part le huron & 1 ours
qui habitent les mêmes contrées ; & d’autre part ce
même hurori & Homère, un hotentot & Fénelon :
prononcez alors & méprifez les lettres , fî vousl ofez.
Mais il -eft encore un autre article de ce paffàge,
qui mérite une obfervation particulière ; c eft la remarque
que l ’on y fait for la langue arabe , qui n ci
p a s épargné les fynonymes , même a u x objets phy-
fiqu es qui e j l , dit-on , la p lu s riche langue dit
monde ; mais dont Vexcejjive abondance pourroit
bien gaffer pour un défaut. C a r , dit ailleurs le fe-
vant magiftrat, cette variété de mots met dans les
langues beaucoup d'embarras & de richejfe ; elle e jl
t rès-incommode pour le. vulgaire & pour les ph ilo-
fo p h e s , elle aide infiniment au poète (s à T orateur»
Il me femble que ce jugement ne peut s appliquée
fens reftridion qu’à des lynonymes parfaits & d une
lignification identique ; ce feroient les feuls qui puf
fent donner Y abondance à la partie purementmate*
rielle du ftyle , les feuls qui puffent fournir au luxé
un vain fuperflu. Mais fî l’on foppofe les fynonymes
différenciés par divers points de vue ; il eft bien
plus convenable de conclure , que Yabondance en
eft pour les philofophes une reflource admirable
puifqu’elle leur donne le moyen de mettre dans leurs
difoours toute la précifîon & la netteté qu’exige la
jufteffe la plus métaphysique; elle aide également
au poète & à l’orateur, non pour la partie matérielle
de leur ftyle , mais à caufo des moyens qu’elle leur
adminiftre d’affoiblir ou de fortifier a leur gre les
traits de leurs pinceaux.
Quoi qu’il en fo it, Yabondance pour une langue ,
confifte dans la réunion de toutes les locutions qui
peuvent la rendre propre à énoncer toutes les idées
avec précifîon , à en diftinguer toutes les nuances
avec jufteffe, à traiter touts les fîijets avec intelligence
, à prendre touts les ftyles avec goût, en un
mot, à parler de tout avec fuccès.
A partir de cette définition , que je crois vraie , il
eft certain qu’il y a des langues plus ou moins abondantes
^ à raifon des circonfiances qui les ont fixées
au point-où l ’on en feroit la comparaifon. La langue
j d’un peuple feuvage, dont les befoins font bornes au
phyfîque le plus g-roffier , dont les idees dépendent
des fenfetipns fortuites, dont les liaifons font momentanées
8c fens co n lift an ce, doit être néceffai rement un
idiome très-pauvre. La langue d’un peuple policé ,
mais ifolc , tel qu’étoit anciennement le peuple juif,
fera moins pauvre fens doute que celle des feuvages:
. elle exprimera les idées qui n aillent d’une affociauoo