
les Homère & les Virgile, les Thucydide* & les
Tacite avoient fuivi les mêmes principes dans l’art
d’écrire , & on en conclut que ces principes étoient
les fondements de Tart. Cependant, parles raifons
que nous «avons expolées dans le difoours préliminaire
de cet ouvrage , les vrais principes du goût
ne furent bien connus & bien dèvelopés que lorsqu’on
commença à les appliquer aux langues vivantes.
Mais le premier avantage que produifît l’étude
des langues fut la Critique, dont nous avons déjà
parlé plus haut: on purgea les, anciens textes des
fautes que l’ignorance ou l’inattention des copiftes y
avoient introduites ; on y reftitua ce que l’injure des
temps , avoit défiguré ; on .expliqua par de lavants
commentaires les endroits obfours; on le forma des
règles pour dillinguer les écrits vrais d’avec les
écrits foppofés, règles fondées fur la connoiffance
de l’Hiftoire , de la Chronologie , du fiyle des auteurs
, du goût & du caractère des différents fîècles.
Ces règles furent principalement utiles lorfque nos
lavants, après avoir comme épuifé la Littérature
latine & grèque , le tournèrent vers ces temps bar- ;
bares fit ténébreux qu’on appelle le moyen â oe . On
fait combien notre nation s’eft diftinguée dans ce
genre d’étude; les noms des Pithou , des .Sainte-
Marthe , des Ducange, des Valois, des Mabillon,
& c . le font immortalités par elle.
| Grâce aux travaux de ces lavants hommes, Pan-
îiquité & les temps pofiérieurs font non lèulement
défrichés, mais prelque entièrement connus , ou du
moins auflï connus qu’il eft poffible , d’après les
monuments qui nous refient. Le goût des ouvrages
de bel efprit & l’étude des fcienees exaâes a fuc-
cédé parmi nous au goût de nos pères pour les
matièresErudition. Ceux de nos contemporains
qui cultivent encore ce dernier genre d’étude, fo
plaignent de la préférence exclufive & injurieufo
que nous donnons à d’autres objets ; voye\ Vhif-
loire de V Académie des B elles-Lettres, tome X F I .
Leurs plaintes font taifonnables & dignes d’être appuyées
; mais quelques-unes des raifons qu’ils apportent
de cette préférence ne paroiffent pas auffi
ânconteftables. La culture des Lettres , difont-ils
veut être* préparée par les études ordinaires des
collèges, préliminaire que l’étude des Mathématiques
& de la Phyfîque ne demande pas. Cela eft
.vrai ; mais-le nombre de jeunes gens qui fortent
tous les ans des écoles publiques, étant très-con-
fidërable, pourroit fournir chaque année à VÉrudition
des colonies 8t des recrues très-fuffilàntes,
fi d’autres raifons , bonnes ou mauvaifos, ne tournoient
les efprits d’un autre coté. Les Mathématiques
, ajoûte-t-on , font compofées de parties distinguées
les unes des autres , & dont on peut cultiver
chacune, féparément ; au lieu que toutes les
branches de 1 Érudition tiennent entre elles fit demandent
à être embraffées à la fois. Il eft aifo de
répondre, i° . qu’il y a dans les Mathématiques un
grand nombre de parties qui fuppofontr la çonnoif
fonce des autres ; qu’un aftronome, par exemple ,
s il veut embrafler dans toute fon étendue fit dans
toute fo perfeâion la foience dont il s’occupe , doit
etre^ très-verfë dans la Géométrie élémentaire 6c
foblime, dans lanalyfola plus profonde, dans la
Mechanique ordinaire & tranfcendante, dans l’Optique
& dans toutes fos branches, dans lès parties
de la Phyfîque & des Arts qui ont rapport à la
conftrudion des infiruments : zu. que, fi l’Érudition
a quelques parties dépendantes les unes des autres,
elle en a a u f f i qui ne f o foppofont point réciproquement
; qu un grand géographe peut être étranger
dans la connoiffance des antiquités & des médailles
; qu un célébré antiquaire peut ignorer toute
1 hifibirë: moderne ; que réciproquement un fovant
dans 1 hiftoire moderne peut n’avoir qu’une connoiffance
très-générale & très-légere de Thîftoire
ancienne , 8t ainfî du refte. Enfin , dit-on , les Ma thématiques
offrent plus d’efpérances & de focours
pour la fortune que Y Érudition : cela peut être
vrai des Mathématiques pratiques & faciles à apprendre,
corniîï»le Génie, l’Architedure.civile & militaire,
1 Artillerie, & c . mais les Mathématiques tranfo
cendantès fit la Phyfîque n’offrent pas les mêmes
reffources, elles font à peu près à cet égard dans
le cas de 1 Érudition y ce n’eft donc pas par ce
motif qu’elles font maintenant plus cultivées.
11 me fomble qu’il y a d’autres raifons plus réelles
de là preference qu’on donne aujourdhui à l’étude
des foiences St aux matières de bel-elprit. i° . Les
objets ordinaires de Y Érudition font comme épuifos
par le grand nombre de gpns de Lettres qui fo font
appliques a ce ^enre ; il n’y refte plus qu’à glaner p
& 1 objet des decouvertes qui font encore à foire,
étant d’ordinaire peu important, eft peu propre à
piquer la curiofîté. Les découvertes dans les Mathématiques
St dans la Phyfîque, demandent fons douce
plus d exercice de la part de l ’elprit ; mais l ’objet
en eft plus attrayant, le champ plüs vafte , & d’ail-
leurs elles flattent davantage l’amour propre par
leur^difficulte même. A l ’égard des ouvrages de bel-
efprif, il eft fans doute très-difficile , & plus difficile
peut-être qu’en aucun autre genre, d’y produire
des chofos nouvelles : mais la vanité fo fait
aifément illufîon for ce point ; elle ne voit que le
plaifîr de traiter des fojets plus agréables , & d’être
applaudie par un plus grand nombre déjugés. Ainft,
les Sciences exaétes & les Belles-Lettres , font aujourdhui
préférées à Y Érudition, par la même raison
qui, au renouvellement des Sciences, leur a
fait préférer celles-ci, un champ moins frayé & moins
battu , & plus d’occafîons de dire des chofos nouvelles
ou de paftèr pour en dire ; car l’ambition
de faire des découvertes en un genre eft ,
pour ainfî dire, en raifon compofée de la facilité
des découvertes confîdérées en elles-mêmes, &
du nombre d’occafîons qui fo préfontent de les faire
ou de paroître les avoir faites.
î °. Les ouvrages de bel-efprif n’exigent presque
aucune leéfore ; du génie St quelques grands mo*
dèles fuffifent : l’étude des Mathématiques & de la
Phyfîque ne demande''non plus que la lecture ré
fléchie de quelques ouvrages ; quatre ou cinq livres
d’un affez petit volume , bien médités, peuvent
rendre un mathématicien très-profond dans l’ana-
lyfo St la Géométrie foblime ; il en eft de même
à proportion des autres parties de ces Sciences.
JL’Érudition demande bien plus de livres ; il eft vrai
qu’un homme de Lettres qui, pour devenir Éj^dit^
Ce borneroit à lire les livres originaux , abrëgeroit
beaucoup fos leftures, mais il lut en refteroit encore
un affez grand nombre à faire ; d’ailleurs , fl au-
roit beaucoup à méditer , pour tirer par lui-même,
de la ledure des originaux, les connoiflances détaillées
que les modernes en ont tirées peu à peu,
en s’aidant des travaux les uns des autres, & qu’ils i
ont dèvelopées dans leurs ouvrages. Un Érudit qui
fo formeroit par la ledure des fouis originaux, feroit
dans le cas d’un géomètre qui voudroit foppleer à
toute ledure par la feule méditation ; il le pourroit
abfolument avec un talent fopérieur , mais fl
iroit moins vite & avec beaucoup plus de peine.
Telles font les raifons principales qui ont fait tomber
parmi nous Y Érudition ; mais fi elles peuvent
fervir à expliquer cette chute, elles ne fervent pas
à la juflifier.
Aucun genre de connoiflances n’eft méprifoble ;
l’utilité des découvertes, en matière < YÉ ru d ition ,
n’eft peut-être pas auffi frappante, fortout aujourdhui,
que le peut être celle des découvertes dans, les
foiences exades ; mais ce n’eft pas l’utilité | foule ,
c’eft la curiofîté fotisfaite, & le degré de difficulté
vaincue , qui font le mérite des découvertes : combien
de découvertes, en matière de foience, n’ont
que ce mérite? combien peu même en ont un autre ?
L ’efpèce de fogacité que demandent certaines
branches de Y Érudition , par exemple , la Critique,
n’eft guère moindre que celle qui eft néceffaire à
l ’étude des foiences, peut-être même y faut il quelquefois
plus de fineffe ; l’art & l’uftge des probabilités
& des conjedures, foppofe en général un
■efprit plus fouple 8c plus délié , que celui qui
ne fo rend qu’à la lumière des dénionftrations.
D’ailleurs, quand on foppoforoit ( ce qui n’eft
pas) qu’il n’y a plus abfolument de progrès à faire
dans l’étude des langues (ayantes cultivées par nos
ancêtres, le latin, le grec , & même ^ l’hébreu ;
combien ne refte-t-il pas encore à défricher dans
l ’étude de plufîeurs langues orientales, dont la connoiffance
approfondie procureroit à notre Littérature
les plus grands avantages ? On (ait avec quel
fuccès les Arabes ont cultivé les foiences ; combien
l ’Aftronomie, la Médecine , la Chirurgie , l’Arithmétique,
& l’Algèbre, leur font redevables; combien,
ils ont eu d’hiûoriens, de poètes, enfin d’écrivains
«n tout genre. La bibliothèque du roi eft pleine
de manuforits arabes, dont la traduction nous vau-
droit une infinité de connoiflances curieufos. Il en
eft de même de la langue chinoifo. Quel vafte matière
de découvertes pour nos littérateurs ? On dira
peut-être que l’étude foule de ces langues demande
un (avant tout entier, & qu’après avoir paffé bien
des années à les. apprendre , fl ne reftera plus affez
de temps pour tirer de la ledure des auteurs les
avantages qu’on s’en promet. Il eft vrai que dans
l’état préfont de notre Littérature , le peu de focours
que l’on a pour l ’étude des langues orientales doit
rendre cette étude beaucoup plus longue, & que
les premiers levants qui s’y appliqueront y con-
ftmeront peut-être toute leur vie ; mais leur travail
fora utile à leurs fucceffeurs ; les Didionnaires ,
les Grammaires, les tradudions fo multiplieront &
fo perfedionneront peu à peu , & la facilité de s'instruire
dans ces langues augmentera avec le temps.
Nos premiers favants ont paffé prelque toute leur
vie à l’étude du grec ; c'eft aujourdhui une affaire
de quelques années. Voilà donc une Branche
d’Érudition, toute neuve, trop négligée jufqu’à nous
& bien digne d’exercer nos (avants. Combien n’y
a-t-il pas encore à découvrir dans des branches plus
cultivées que celle-là ? Qu’on interroge ceux qui
ont le plus approfondi la Géographie ancienne fie
moderne 3 on apprendra d’eux , avec étonnement,
combien ils trouvent dans les originaux de chofos
qu’on n’y a point vues ou,qu’on n’en a point tirées ,
fit combien d’erreurs à redifier dans leurs prédé-
ceffeurs. Celui qui défriche le premier une matière
avec foccès, eft foivi d’une infinité d’auteurs, qui
ne font que le copier dans fos fautes mêmes, qui
n’ajoûtent abfolument rien à fon travail ; St on eft
(ùrpris, après avoir parcouru un grand nombre d’ouvrages
for le même objet, de voir que les premiers
pas y font à peine encore faits, lorfque la
multitude le croit épuifé. Ce que nousdifons ici de
la Géographie , d’après le témoignage des hommes
les plus verfos dans cette foience, pourroit fo dire ,
par les mêmes raifons , d’un grand nombre d’autres
matières. Il s’en faut donc beaucoup que YÉrudi-
tion (bit un terrain où nous n’ayons plus de moiffon
à faire.
Enfin les focours que nous avons aujourdhui pour
Y Érudition^ la facilitent tellement, que notre pareflë
foroit inexcufable fi nous n’en profitions pas.
Cicéron a eu , ce me fomble, grand tort de dire
que , pour réuffir dans les Mathématiques , fl foffit
de s’y appliquer; c’eft apparemment par ce principe
qu’il a traité ailleurs Archimède de petit homme,
homuncio : cet orateur parloit alors en homme très-
peu verfé dans ces foiences. Peut-être à la rigueur,
avec le travail foui, pourroit-on parvenir à entendre
tout ce que les géomètres ont trouvé ; je doute
même fî toutes fortes de perfonnes en feroient capables
, la plupart des ouvrages de Mathématiques
étant allez mal faits , fit peu à la portée du grand
nombre des efprits , au niveau delquels on auroit
pu cependant les rabaiflèr ; mais pour être inventeur
dans ces foiences , pour ajouter aux découvertes des
Defcartes fit des Newton , fl faut un degré de génie fit
de talents auquel bien peu de gens peuvent atteindre.
Au contraire, fl n’y a point d’homme qui, avec des
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