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Le plan de l’Odyffée & celui de l’Énéide (ont
plus variés ; mais comment les fîtuations y (ont-elles
amenées ƒ un coup de vent fait un épifode ; & les
aventures d’Ulyflè & d’Énée reflèmblent auffi peu à
l ’intrigue d’une Tragédie, que le voyage .d’Anfon.
S ’il reftoit encore des Daciers, ils ne manque-
roient pas de dire qu’on rifque tout à s’écarter de
la route qu’Homère a tracée & que Virgile a fuivie;
qu’il en éft de la Poéfie comme de la Médecine ;
& il nous citeroient Hippocrate pour prouver qu’il
eft dangereux d’innover dansY É p o p é e . Mais pourquoi
ne feroit-on pas à l’égard d’Homère & de
Virgile , ce qu’on a fait à l’égard de Sophocle &
d’Euripide ? on a diftingué leurs beautés de leurs
défauts ; on a pris l’art ou ils l’ont lailfé ; on a eiïayé
de foire toujours comme ils avoient fait quelquefois
, & c’eft furtout dans la partie de l’intrigue
que Corneille & Racine fo font' élevés au deuiis
d’eux. Suppofons que tout le Poème de l’Énéide
fut titlu comme le quatrième livre ; que les incidents
, naiffant les uns des autres , puflent produire
& entretenir jufqu’à la fin Cette variété de fonti-
ments & d’images , ce mélange d’épique & de
dramatique, cette alternative prefîante d’inquiétude
& de- furprifo, de terreur & de pitié; l’Énéidene
fcroit-elle pas fùpérieure à ce qu’elle eft l
L ’Épopée, pour remplir Ridée d’Ariftote, devroît
donc etre une Tragédie composée d’un nombre de
Icènes indéterminé, dont les intervalles-feroient occupés
par le poète : tel eft ce principe dans la fpécu-
iation* c’eft au génie foui à juger s’il eft prati-
quable.
La Tragédie, dès fon origine, a eu troîs’parties,
la foène , Te récit, & le choeur ; & de là trois fortes
de rôles , les aâeurs, les confidents, & les témoins.
Dans YÊpopée , le premier de ces- rôles eft celui des
héros , le poète eft chargé des deux autres. Pleure%,
dit Horace r f i vous- voide\ que j e pleure. Qu’un
poète raconte fons s’émouvoir des chofos- terribles
ou touchantes, on l’écoute fons être ému, on voit
qu’il récite des fables ; mais qu’il tremble, qu’il
gémiïïe, qu’il verfo des larmes, ce n’eft plus un
poète , c’eft un (pe&ateur attendri, dont la fituation
nous' pénètre. Le choeur fait partie des moeurs de
la Tragédie ancienne; les réflexions & des fonti-
jnents du poète font partie des moeurs de Y Épopée :
J lie bonis faveatque , & conjilietur amicis ,
E t regai iratos , & amet peccare timentes.
Horat.
Tel eft Remploi qu-Horace attribue au choeur,
& tel eft le rôle que fait Lucain dans tout le cours de
fon Poème. Qu’on ne dédaigne pas l’exemple de ce
poète. Ceux qui n’ont lu que Boileau méprifont
Lucain ; mais ceux qüi lifont Lucain, font bien peu
de cas du jugement que Boileau en a porté. On
reproche avec raifon à Lucain d’avoir donné dans
la déclamation; mais combien il e$ éloquent lorsqu’il
n’eft pas déclamateur ! combien les mouvements
qu’excite en lui-même ce qu’il raconte , çome
p o
mumquent à fos récits de chaleur & de véhémence !
Céfar, après s’être emparé de Rome fons aucun
obftacle , veut piller les tréfors du temple de Saturne
, & un citoyen s’y oppofo. Vavarice, dit le
poète, ejl donc le feul fentiment qui brave le fe r
<£• la mort l
Les lois n’ont plus d’appuîcontre leur opprefïèur ;
Et le plus vil des biens, l ’o r , trouve un défenfeur I
Les deux armées font en préfonce, les foldats
de Céfor & dé Pompée fo reconnoifïènt : ils fran-
chiflent le folfé qui les Sépare ; ils fo mêlent, ils
s’attendriflent, ils s’embralfont. Le poète foifit ce
moment, pour reprocher à ceux de Céfor leur coupable
obéiffance :
Lâches, pourquoi gémir > pourquoi verfer des larmesî.
Qui Vous force à porter ces parricides armes ?
Vous craignez-, un tyran dont vous êtes l'appui !
- Soyez fourds au lignai qui vous rappelle a lui.
Seul avec fes drapeaux, Géfar n’eft plus qu’ un homme-r •
Vous l’allez voir l’ami de Pompée & de Rome.
Céfor, au milieu d’une nuit orageufë, frappe
à la porte d’un pêcheur. Celui-ci demande : Quet
ejl ce malheureuse écliapé du naufrage ? Le poète
ajoute •
Il eft fans crainte; il fait qu’ une cabfne vile
Ne peut être un'.appât pour.la guerre civile.
Céfar frape à la: porte; il n’en eft point troublé.
Quel rempart oiu quel temple à ce bruit n’eût tremblé î
Tranquille Pauvreté! &c.
Pompée offre aux dieux un focrifice ; le poète
s-’adreffo à Céfor l
T o i , quels dféux des forfaits & quelles Euménides
Implores-tu, Céfar, pour tant de parricides?
Sur le point de décrire la bataille de Pharfole*
foifi d’horreur il s’écrie:
O Rome ! où font tes dieux i Les fîècles enchaînés *
Par l’^veugle hafard font fans, doute entraînés.
S’ il eft; un Jupiter , s’il porte le tonnerre.
Peut-il voir les forfaits qui vont fouiller la terre?
A foudroyer les.monts fa main va s’occuper.
Et laide à Cadius cette tête d fraper.
11 refufa le jour au feftin de Tbîçfte-,
Et répand'fur Pharfale une cfarté funefte
Pharfale , où les romains, ardents d s’égorger ;
Frères, pères , enfants, dans leur fang vont nager!
Ces- mouvements font rares dans YÉnéide. Maïs
avec quel plaifir ne lit-on pas, à la.mort d’Euriale
& de Nifùs cette réflexion du poète ,
Fortunati ambo , fi quid me a carmina pojfunt T
C’en eft alTez pour indiquer le mélange de dramatique
& d’épique que le poète peut employer, même
dans fa narration directe f & le moyen de rappFQEPO
cher l’Epopée de la Tragédie * dans la partie qui
les diftingué le plus»
Mais , dira-t-on, fi le rôle du choeur rempli par
le poète , étoit une beauté dans Y Epopée, pourquoi
Lucain foroit—il le foui des poètes anciens
qui s’y foroit livré l Pourquoi ? parce qu’il eft le foui
que le ftfjet de fon Poeme ait interefiè vivement.
11 étoit romain, il voyoit encore lés traces fon-
glantes de la guerre civile : ce n’eft ni l ’art ni la
réflexion qui lui a fait prendre le ton dramatique ,
c’eft fon ame , c’eft la nature elle-même ; & le foui
moyen de l’imiter dans cette partie, c’eft de fo pénétrer
comme lui. ,
La fcène eft la même dans la Tragédie & dans
Y Épopée, pour le ftyle,.le dialogue , & les moeurs :
ainfi pour lavoir fi la difpute d Achille avec Aga-
memnon , l’entretien d’Ajax avec ïdoménée , 6-c.
font tels qu’ils doivent, être dans l’Iliade , on n a
qu’à les fuppofer au théâtre, f o y q T ragédie.
Cependant comme l’aâion de Y Epopée eft moins
ferrée'& moins rapide que celle de la Tragédie ,
la fcène y peut avoir plus d’etendue & moins de
véhémence. C ’eft là que feroient merveilleufement
placées ces belles, c o r i f é rences politiques dont les tragédies
de Corneille a b o n d e n t : mais dans f o tran-
quilité même la foène épique doit etre intéreffante ;
rien d’oifif, rien de fuperflu. Encore eft-ce peu que
chaque fcène ait' fon intérêt particulier , il faut
qu’elle concoure à l’intérêt général de l’aâion ; que
ce qui la fuit en dépende, & qu’elle dépende de
ce qui la précède. A ces conditions on ne ^ peut
trop multiplier les morceaux dramatiques dans l'Epopée
: ils y répandent la chaleur & la vie. Qu’on
fo rappelle les adieux d’Heftor & d’Andromaque,
l ’ambaffade d’Ulyffe, d’Ajax ,& de Phénix, Priam
aux pieds d’Achille dans l’Iliade ; les amours de
Didon, Euriale & Nifus,. les' regrets d’Èvandre,
dans l’Énéide ; Armide & Clorinde dans \e Taile ;
le confeil infernal, Adam & Ève dans Milton, &c.
Qu’eft-ce qui manque à la Henriade pour etre
le plus beau de tous les Poèmes connus ? Quelle
fagefîe dans la compofîtion ! quelle nobleffe dans
le deffein ! quels contraftes ! quel coloris ! quelle
ordonnance! quel Poème enfin que la Henjiade,
fi le poète eût connu toutes fos forces lorfqu il en a
formé le plan ; s’il y eût déployé la partie dominante
de fon talent & de fon génie, le pathétique de Mé-
rope & d’Alzire , l’art de l’intrigue & des fituationsl
En général * fi la plupart des Poèmes manquent
d’intérêt, c eft parce qu’il y a trop de récits & trop
®eu de fcènes- . . . . . , .
Les Poèmes où, par la difponuon de là table ,
les perfonnages fo fiiccèdentcomme les incidents,
& difparoiirent pour ne plus revenir ; ces Poèmes ,
qu’on peut appeler Épifodiques, ne font pas fiifcep-
iibles d’intrigue nous ne prétendons pas en con-
danner l’ordonnance , nous difons feulement que ce
ne font pas des Tragédies en récit. Cette définition
ne convient qu’aux Poèmes dans lefquels des perfonr.
o«rvian#»ntQ annnnf.P£ dès l’eXDofitîon.
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occuper alternativement la foène, & par des combats
de pallions & d’intérêt, nouer & fou tenir l’aélion.
Telle étoit la forme de l’Iliade & de la Pharfole, n
les poètes avoient eu l ’art ou l’intention d’en profiter.
L ’Iliade a été plus que fuffifamment analysée par
les Critiques de cés derniers temps ; mais prenons
la Pharfale pour exemple delà négligence du poète
dans la contexture de l ’intrigue. D’où vient qu avec
le plus beau fujet & le plus beau genîe , Lucain n a.
pas fait un beau P’oème l Eft-ce pour avoir obfervê
l’ordre des temps & Inexactitude des faits ? nous avons
prévenu cette critique. Eft-ce pour n avoir pas employé
le merveilleux ? nous verrons dans la fuite’
combien l’entremife des dieux eft peu eflencielle
à l'Epopée. Eft-ce pour avoir manqué de peindre
en poète, ou les perfonnages ou les tableaux que
lui prefontoit fon aétion ? les caractères de Pompee
& de Céfar , de Brutus & de Caton , de- Marcàe-
& de Cornéîie d’Affranius, de Vultéius & de
Scéva, font faifis & defttnés avec une nobleffe &
une vigueur dont nous connoilïbns peu d exemples^
Le deuil de Rome à l’approche de- Céfor ( erravit
fine voce dblor) , les proforiptions de Sylia ^la-
forêt de Marfeiile & le combat fur mer ,. l ’inondation
du camp de Céfar, la réunion des deux armées,
le camp de Pompee confome par la fo if, la
mort de Vultéius & des fie ns , la tempete que-Ce for
efluie, l’affout- fou tenu par Scéva, les apprêts 8c
faCtion de l'a journée de Pharfole ; tous ces tableaux,
& une infinité d’autres répandus dans ce
Poème , ne font peints quelquefois qu’avec trop de-
force , de hardiefle & de chaleur. Les difcours répondent
à la beauté des peintures;; & fi dans l’un &
l’autre genre Lucain pâlie quelquefois les bornes-
du grand & du v ra i, ce n’eft qu’a près J avoir atteint,
& pour vouloir renchérir fur lui-même : le
plus fouvent le dernier vers eft ampoulé, & le-précédent
eft foblime. Qu’on retranche de la Phayfale
les hyperboles & les longueurs, défauts jTune imagination
vive & féconde, correâion qui n’ëxige qu’un'
trait de plume ; il reliera des beautés dignes des
plus grands m a ître s& que l’auteur des Horaces
de C in n a d é la mort de Pompée , ne trouvoit pas
au deflous de lui. Cependant avec tant dé beautés;
îa Pharfale n’eft que l’ébauche d’un beau Poème ,.
non feulement par le .ftyle , qui en eft inculte fie
raboteux, non feulement par le défaut de variété-
dans les couleurs des tableaux , vice du fujet plus^tôt-
que du poète, mais- furtout par le manque d’ordonnance
& d’enfomble d'ans la partie dramatique,..
L ’entretien de Caton avec Brutus, le mariage de
Caton & de Marcie , les adieux dé Comélie & d e
Pompée, la capitulation d’Affranius avec Cefor
l’entrevue de Pompée & de Comélie après la bataille ;
toutes ces fcënes , à quelques longuéurs près , font:
fi intéreflantes & fi nobles \ Pourquoi ne les avoir-
pas multipliées ? Pourquoi Caton , cet homme5divin,,
fi dignement annoncé au fécond livre, ne-reparoîtil
plus ? Pourquoi ne voit-on pas Brutus' en
avec Céfor: l Pourquoi Comélie efo-elle oubliée- àà