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exquife de l’orateur, appliquée à des fojets inté-
reilànts, féconds, & dociles; & les divers genres
à!Éloquence que les rhéteurs ont_ diftingués , le
délioératif, le démonftra'tif, le judiciaire , font du
reflort de l’Art poétique , comme de l’Art oratoire.
Mais les poètes ont foin de choifir de grandes caufos
à difouter, de grands intérêts à débattre. Augufte
doit*il abdiquer ou garder l’empire du monde?
Ftolomée doit-il accorder ou refufer'un afÿleà
Pompée; & s’il le reçoit, doit-il le défendre, doit-
il le livrer à Céfar vif ou mort ? Attila doit-il s’allier
au roi des françois ou à l’Empereur des romains,
foutenir Rome chancelante fur le penchant de fà
ruine , ou hâter les deftins de l’empire françois
encore au berceau ; écouter la gloire ou l’ambition?
Voilà de quoi il s’agit dans les délibérations de
Corneille. Si la (cène d’Attila eft foiblement traitée
, au moins eft-elle grandement conçue, & l’idée
foule en auroit dû impofor à Boileau, La foène
délibérative qui mérite le mieux d’être placée à
côté de celles que je viens de citer, eft l’expofîtion
de Brutus : le Sénat doit-il recevoir l’ambalTadeur
de Porfenna, & en l’écoutant, doit-il traiter avec
l ’envoyé du proteâeur des Tarquins; oubien doit-il
le refufor, & le renvoyer (ans l’entendre ? Il n’eft
point de fpedateur dont l’ame ne relie comme fofo
pendue , tandis que de tels intérêts font balancés
& difoutés avec chaleur. Ce qui rend encore plus
théâtrales ces fortes de délibérations , c’eft lorfque
la caufo publique fo joint à l’intérêt capital d’un
perfonnage intérefiànt, dont le fort dépend de ce
qu’on va réfoudre : car il faut bien fe fouvenir que
l’intérêt individuel d’homme à homme, eft le foui
qui nous touche vivement. Les termes collectifs de
peuple, d’armée , de république , ne nous pré-
fontent que des idées vagues. Rome, Carthage, la
Grèce, la Phrygie , ne nous intérelfent que par
l’entremifo des perfonnages dont le .deftin- dépend
du leur. C’étoit une belle chofo , dans Inès, que la
foène où l’on délibère fi Alphonfe doit punir ou
pardonner la révolte de fon fils ; mais .il failoit à ce
jugement terrible un appareil impofànt, & fortout
dans les opinions un caractère majeftueux & fombre,
gui infpirât la crainte des lois & la pitié pour famé
d’un père. Cette foène , j’ofo le dire, étoit au deffus
des forces de la Motte : c’étoit à celui qui a peint
l’ame d’Alvarez 8c l’ame de Brutus, de traiter cette
fituation, qui, faute d'Éloquence & de dignité, n'efl
ni touchante ni vraisemblable.
On a voulu , je ne fais pourquoi, diflinguer en
Poéfie le difoours prémédité d’avec celui qui n’efl
pas cenfo l’être : l’exprefîion n’a fà vraifomblance
que lorfqu’elle efl telle que la Nature doit l’infpirer
dans le moiheni. Toute la théorie de XÉloquence
poétique fo réduit donc à bien fàvoir quel eft celui
qui parle, quels font ceux qui f écoutent",, ce qu’on
veut que i’un perfoade aux autres , & de régler fur
ces rapports le, langage qu’on lui fait tenir.
Mais quelquefois aufïi celui qui parle ne veut
que répandre & foulager fon coeur. Par exemple,
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lorfqu’Andromaque fait à Céphifo le tableau du
mafïacre de Troy e, ou qu’elle lui retrace les adieux
d’He&or , fon deiïein n’eft pas de l’inftruire , de la
perfoader , de l’émouvoir : elle n’attend , ne veut
rien d’elle. C ’eft un coeur déchiré qui gémit, 5c
qui, trop plein de fà douleur , ne demande qu’à
l ’épancher. Rien de plus naturel, rien de plus favorable
au dèvelopement des pallions. Il eft un degrc
où elles font muettes, mais avant de parvenir à cet
excès de fonfibilité qui touche à l’infenfibilité même,
plus on eft ému , moins on peut fo fiiffire ; 8c fi 1 on
n’a pas un ami fidèle & fenfible à qui fo livrer , on
efpère en trouver un jour parmi les hommes ; on
grave fos peines ou fos plaifirs for les arbres, for
les rochers ; on les confie dans fos écrits aux fiècles
qui font à naître , 8c qui les liront quand on ne fora
plus ; ainfi , par une illufion vaine, mais confolante,
on fo forvit à foi-même , 8c l’on jouit en idée de
l’intérêt qu’on infpirera : c’eft là ce qui fonde la
vraifomblance de tous les genres de Poéfie où l’ame,
par un mouvement fpontané , dépofe fos fontiments
les plus cachés, fos affedions les plus intimes : ç’eft
là fortout que les moeurs font naïvement exprimées ;
car dans toutes les autres foènes la nature eft gênée ,
8c peut fo déguifor.
Plus la paflïon tient de la foiblefTe, plus elle eft
fàcile à fo répandre au dehors : l’amour a plus de
confidents que la haine 8c que l’ambition; celles-ci
foppofont dans l’ame une force qui fort à les renfermer.
Achille, indigné contre Agamemnon, fo
retire foui for le rivage de la mer ; s’il avoit aimé
Brifois, il auroit eu befoiu de Patrocle. Aufïi l’Élég
ie , qui n’eft autre chofo que le dèvelopement de
l’ame, préfère-t-elle l’amour à des fontiments plus
férieux 8c plus profonds ; aufïi nos poètes qui ont mis
au théâtre cette paftion, que les grecs dédaignoient
de peindre, ont-ils trouvé dans le trouble, dans les
combats, dans les mouvements divers qu’elle excite,
une fource intarifïàble de la plus belle Poéfie. Dans
combien de fons oppofés le foui Racine n’a-t-ihpas
vu les plis 8c les replis du coeur d’une amante?
avec combien de pallions diverfosil a mélé celle de
l ’amour ! C ’eft fortout dans ces confidences intimes
qu’il a eu l ’art de ménager, c’eft là , dis-je, qu’il
expofo ou prépare l ’effot touchant des fituations, 8c
qu’il établit for les moeurs la vraifomblance. de la
fable. Sans les trois foènes de Phèdre aijpe OEnone,
ce rôle, qui nous attendrit jufqu’àux larmes,, eût été
révoltant pour nous. Qu’on fe rappelle feulement
ces vers : |
Je me connois, je fais toutes mes perfidies, ,
(Enone, & ne. fuis point de ces femmes hardies,
Qui , goûtant dans le crime une tranquille paix.
Ont fu fe faire un front qui ne rougit jamais. .
Je connois mes fureurs, je les rappelle soutes ;
Il me femble déjà' que ces mues, que ces voûtes,-
Vont prendre la parole , 8c prêts à m’accufer ,
Attendent mon époux pour le défabufer; ;
C’efl
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C ’eft là de la vraie É lo q u en c e ; c’eft la ce qui
gagne les efprit's en faveur du coupable odieux a
lui-même 8c tourmenté par fos remords. La fureur
jaloufe de Phèdre s’irrite par la comparaifon qu elle
fait, du bonheur d’Hippolyte 8c de fon amante avec
les maux qu’eïle-même a .foufferts ;
Ils fuivoient fans.remords leur penchant amoureux;
Tous les jours fe levoient clairs 8c fereins pour eux ;
Et m oi, trifte rebut de la Nature entière,
Je me cachois au jour , je fuyois la lumière: ^
La Mort eft le feul dieu que j’dfoiS implore*.
Et de là. cet égarement 8c ce défefpoir , qui rendent
naturel 8c .fopportable le filence qu’elle a gardé for
l ’innocence d’Hippoly te. Mais il n’en failoit pas
moins pour obtenir grâce ; 8c la fable d’Euripide,
fans l’art de Racine, n’étoit pas digne du Théâtre
françois. On a reproché à notre foène tragique
d’avbir trop de difoours 8c trop peu d’aétion ce
reproche bien entendu peut être jufte. Nos poètes
fo 'font engagés quelquefois dans des analyfes de
fontiments aufïi froides que forperflues ; mais fi le
coeur ne s’épanche que parce qu’il eft trop plein
de fà paftion, & lorfque la violence de fos mouvements
ne lui permet pas de les retenir , l’effufîon
n’en fora jamais ni froide ni languiftànte. La paf-
fion porte avec elle , dans fos mouvements tumultueux
, de quoi varier ceux du ftyle; 8c fi le poète
■eft bien pénétré de fos fituations , s’il fo laiffo guider
par la nature, au Heu de vouloir la conduire à fon
gré, il placera. ces mouvements où la nature les
Solicite ; 8c laifîànt couler le fentiment à.pleine
fource, il en fàura prévenir à propos l’épuifement
& la langueur. .
Les réflexions , les affrétions de l’ame qui fervent
d’aliments à cette efpèce de pathétique , peuvent
fe combiner, fo varier à l’infini. Cependant comme
elles ont pour bafe un caraétère 8c une fituation
donnée , le poète, en méditant for les fontiments
qu’il veut dèveloper, peut y obferver quelque méthode
, 8c, dans les circonftances les plus marquées,
fo donner quelques points d’appuï. Je fuppofe, par
exemple, Ariane exhalant fà douleur fur l’infidélité
de Théfée : quel eft celui qu’elle aime , à quel
excès elle l’a aimé, ce qu’elle a fait pour lui, le
prix qu’elle en reçoit, quels ferments il trahit,
quelle amante il abandonne , en quels lieux, dans
quel moment, en quel état il la laiffo, quel étoit
fon bonheur fàns lui , dans quel malheur il l’a
plongée , 8c de quel fopplice il punit tant d’amour
8c tant de bienfaits ; voilà ce qui fo préfonte au
premier coup d’oeil. Que le poète fo plonge dans
l’iiiufîon ; à meflire que fon ame s’échauffera , tous
ces germes de fondaient vont fo dèveloper d’eux-,
mêmes.
Comme c’eft là fortout que fo marùfeflent les
affrétions de l’ame , 8c que les traits les plus déliés ,
les nuances les plus délicates des caraétères fo font
fon tir ; cette forte.de foène exige 8c .fopp.ofo une
Gramm. et L ittérat, Topie I. Part. IL
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profonde étude des moeurs. Les commençants ne
demandent pas mieux que de s’épargner cette
. étude ; 8c l’exemple du Théâtre aftglois , encore
barbare auprès du nôtre , leur fait donner tout aux
mouvements, aux tableaux , 8c aux fituations , c’efl
à dire, au fquelette de la Tragédie. Ainfi , pour
éviter la langueur 8c la molleffo qu’on nous reproche
, on tombe dans un excès contraire , la sèche-
reffo & la- dureté. Il eft plus facile de- fentir que
d’indiquer précifement quel eft , entre ces deux
excès, le milieu que l’on devroif prendre ; ma iis
on le trouvera fans peine, fi, renonçant à laTolle
vanité de briller par les détails, l ’on fo pénètre à
fond du fentiment que l’on doit exprimer. Mais
l’Éloquence poétique n’eft jamais plus animée , plus
véhémente, plus rapide, que dans les moments où
les intérêts, les fontiments , les pallions fo com-*
battent. Voye^ D ia l o g u e . (M . M ârmohtel.j
É LO Q U EN T , E.- adj. Belles-Lettres. Ou
appelle ainfi ce qui pèrfliade , . touche, émeut *
élève l ’ame ; on d it , Un auteur éloquent , Un
difoours éloquent , Un gefte éloquent. Foye\ aux
mots É lo c u t io n & É loquence , les qualités que
doit avoir un difoours éloquent.\M. b ’.A lembert ,)
EM B L ÈM E , fo m. Belles-Lettres. Image ou
tableau qui, par la repréfentation de quelque hiftoire
ou fymbole connu, accompagnée d’un mot ou d’une
légende , nous conduit à la cônnoiflànce d’une
autre chofo ou d’une moralité. oye\ D e v is e &
É n ig m e .
L ’image de Scévola tenant fà main for un foyer
embrâsé, avec ces mots au deffbus ; Agere & pati
fortia rornanum efl ( Il eft d’un romain d'agir 8c dé
'fouffrir avec courage), eft un Emblème.
U Emblème eft un peu plus clair 8c plus facile à
entendre que l’Énigme. Gale-définit le premier un
tableau ingénieux qui repréfonte une chofo à l’oeil j
8c. une autre à l’efprit.
Lés Emblèmes du célèbre Alciaf font fameux
parmi les fàvants.
Les grecs donnoient aufïi le nom d’Emblèmes aux
ouvrages en môfàïque, 8c même à tous les Ornements
de vafos, de meubles, 8c 'd’habits ; 8c les romains
l ’ont aufti employé dans le même fons. Cicéron
, reprochant à Verrès les larcins des ftatues ,
vafos , 8cc. 8c autres, ouvrages précieux qu’il avoit
enlevés aux fïciliens , appelle Emblemata les ornements
qui y étoient;attachés , 8c qu’on en pouvoit
féparer, auxquels ils ont aufti comparé les figures &
les ornements du difoours. C ’efl: ainfi qu’un ancien
poète latin difoit d’un orateur, que tous fes mots,
étoient arrangés comme des pièces de mofaique ;
•. • o „ o » . . . Ut tejferuloe omnes,
Arte pavimenti àtque emblemate vermiculatce.
Les jurifoonfultes ont aufti confervé cette exprefo
fion dans le même fons, c’eft à dire, pour tout ornement
for.ajouté & qu’on peut séparer du Corps d’un
V W T