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.pendant -Ovide eft plein de chaleur , lor(qu*il fou-
pire au nom de Pénélope après le retour d’Uiyffe ;
‘i l eft glacé,~lor(qu’il fe plaint lui-même des rigueurs
de fon exil à (es amis & à (a femme. La première
raifon qui fè préfènte de la fdibiefïe de fês
derniers vers, èft celle qu'il en donne lui-même.
Da mihi Mtzoniden, & tôt circumfpice cafus;
Ingenium tantis excidet omne malts.
» Qu’on me .donne un Homère en bute au même fort,
» Son'génie accablé cédera fous Tefforc. «
Mais le malheur , qui émouffè l’efprit, qui afraifîe
l’imaginarion , & qui énerve les idées, (èmble devoir
attendrir l’amè & remuer le fentîment : or c’eft; le (en-
timént qui eft la partie foible de (es Elégies , tandis
qu’il efl la partie- dominante des Héroides, Pourquoi
? parce1 que la chaleur de (ôn génie étoit dans
fon imagination, & qu’il s’eft peint les malheurs
des autres bien plus vivement qu’il n’a reifenti les
' (sens. p h e preuve qu’il les reffentoit foiblement ,
e ,e | qu’il les a mis en vers :
Les .foibles déplaiûrs s’amufent à parler
Ec quiconque fe plaint, cherche à fe confoler.
A plus forte raifon, quiconque (è plaint en cadence.
Cependant il fèmble ridicule de prétendre qu’Ovide,
exilé de. Rome dans les défères de la Scythie, ne
fjk point pénétré dp fon malheur. Qu’on li(è pour
s’en convaincre cette Elégie où il fè compare à
Ulyfîè ; que d’èfprit, & combien peu d’ame ! Ofons
le dire à davantage des Lettres le plaifîr de chanter
les malheurs , en étoit le charme ; il les eublioit
en les racontant ; il en eût été accablé , s’il ne les
eut pas écrits ; & fi l’on demande pourquoi il les
a peints froidement, c’eft parce qu’il (è plaifoit à
les peindre.
Mais Iorfiju’il veut exprimer la douleur d’un autre,
ee n’efl plus dans (ôn ame , c’eft dans (ôn imagination
qu’il en pui(è les couleurs : il ne prend plus
ion modèle en lui-même, mais dans les poflibles :
'ce n’eft pas (à manière d’être, mais (à manière de
concevoir qui (e reproduit dans fès vers ; & la contention
du travail qui le déroboit à lui-même, ne
fait que lui repréfènter plus vivement un perfonnage
fuppofe. Ainfi, Ovide eft plus Brîféis ou Phèdre dans
le s Héroides , qu’il n’eft O vide dans les Trifles,
Toutefois autant l’imagination difîipe & affaiblit
dgns lè poète le (èntiment de (à fituatîon présente,
autant elle approfondit les traces de (à fituatîon
païTée. La mémoire efi la nourrice du génie. Pour
peindre le malheur il n’eft pas befoin d’être malheureux
, mais il eft bon de l’avoir été.
Une coïnparaifan va rendre (ènfible la raifon que
nous avons donnée de la froideur d’Ovide dans les
frifles. ' 1 /'/,
Un peintre affligé Ce voit dans un miroir ; il lui
Vient dans l’idée de Ce pé.ind^e dans cette fituatîon
touchante ; doit-il continuer a fè regarder dans la
glace , ou (è peindre de mémoire après s’être vu
la première fois l S’il ; continue de fe voir dans la
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glade, l’attention à bien (àifir le cara&cre de (a
douleur , & le défîr de le bien rendre, commencent
à en affaiblir l’expreffion dans le modèle. Ce n’eft
rien encore. Il donne les premiers traits; il voit qu’il
prend la reflèmblance, il s’en applaudit; le plaïfir
du fiiccès fè gliftè dans (ôn ame , Ce mêle à (a douleur
& en adoucit l’amertume ; les mêmes changements
s’opèrent fur fôn vifâge, & le miroir les
lui répète : mais le progrès en eft infenfîble, & il copie
fans s’appercevoir qu’à chaque inftant ce ne (ont
plus les mêmes traits. Enfin de nuance en nuance,
il Ce trouve avoir fait le portrait d’un homme content
, au lieu du portrait d’un homme affligé. Il
veut revenir à (à première idée ; il corrige, il retouche
, il recherche dans la glace l’expreffion de la
douleur : mais la glace ne lui rend plus qu’une douleur
étudiée, qu’il peint froide, comme il la voit.
N’eut-il pas mieux réuffi à la rendre, s’il l’eût
copiée d’après un autre, ou fi l’imagination & la
mémoire lui en avoient rappelé les traits? C’eft ainfi
qu’Ovide à manqué la nature, en voulant l’imin
ter d’après lui-même.
Mais, dira-t-on , Properce & Tibulle ont fi bien
exprimé leur fituatîon préfente , même dans la douleur
l Oui (ans doute, & c’eft le propre du (èntiment
qui lés infpiroit, de redoubler par l ’attention
qu’on donne à le peindre. L ’imagination eft le
fiège de l’amour î c’eft là que fês défirs s’allument ,
c’efi là que fès regrets s’irritent ; & c’eft là que les
poètes élégiaques en ont pui(e les couleurs. Il n’eft
donc pas étonnant qu’ils fôient plus tendres, à pro*
portion qu’ils s’échauffant davantage l’imagination
fur l ’objet de leur tendreftè ; & plus fènfibles à fon
infidélité ou à fâ perte, à mefiire qu’ils s’en exagè-
rent le prix. Si Ovide avoit été amoureux de fi»
femme , la fîxième É lé g ie du premier livre des
T r ifle s ne feroit pas compofée de froids éloges 8c
de vaines comparaifons. La fidion tient lieu aux
amants de la réalité, & les plus paffionnés n’adorent
fou vent .que leur propre ouvrage, comme le fculp-
teur de la fable. Il n’en eft pas ainfi d’un malheur
réel, comme l’exil & l’infortune ; le fèndment en
eft fixe dans l’ame : c’eft une douleur que chaque
inftant, que chaque objet reproduit , & dont l’imagination
n’eft ni le fiège ni la fource. Il faut donc ,
fi l’on parle de (ôi-même, parler d’amour dans V É lé g
i e pathétique. On peut bien y faire gémir une
mère, une foeur, un ami tendre ; mais fi l’on eft
cet ami, cette mère,, ou cette foeur, on ne fera
point d'É l é g i e , ou l’on s’y peindra foiblement.
Les meilleurs des Élégies modernes (ont connues
fous d’autres titres, comme les Idylles de madame
Déshouiières aux moutons , aux fleurs , & c . modèle
à?Élégie dans le genre gracieux : les vers de M.
de Voltaire fur la mort de rnademoifèlle Lecouvreur;
modèle plus parfait encore de l’Élégie paflionnée ,
& auquel Tibulle & Properce même n’ont peut-
être rien à oppofèr, & c .
(f On retrouve quelque trace de VÉlégie ancienne
dans la quatrième & la fixième des Élégies de Marot.
Dans
Dans l’une, en paflant au poète l’Allégorie du coeur,
fi ufitée dans ce temps-là,- on lui (aura gré du fen-
iiment naïf qui règne dans fôn ftyle.
Son coeur, qu’il a laiffé à (à maitrelie, revient
à lui, & Ce plaint d’elle, qu’il a été mis en oubli :
Or ne fe peuc la ehofe plus nier.
Regarde-moi. Je fcmble un prifonnier
Qui eft forti d’une prifon obfure,
Où l’on n’a eu de lui ne foin ne cure.. i :
Je fuis ton coeur qu’elle tient en émoi.
Je fuis ton coeur : ayes pitié de moi.. . .
Ainfi parloit mon coeur , plein de martyre.
Et je lui dis , mon Coeur , que veux-tu dire i
D’elle tu as voulu être amoureux ;
Et puis te plains que tu es douloureux!
Sais-tu pas bien qu’amour a de coutume
D’entremêler les plailirs d’amertume î . . .
Refus , oubli, jaloufîe, Sc langueur
Suivent amours : fie pour ce donc, mon Coeur ;
Retourne t’en.
Dans l’autre, le poète raconte à fâ maitreflè un
longe qu’il a fait :
Le plus grand bien qui foit en amitié ,
Après le don d’amourêufe pitié,
Eft s’entr’écrire , ou fe dire de bouche,
Soit bien foit dueil, tout ce qui au coeur touche...
Partant je veux, ma Mie & mon défir,
Que vous ayez votre part du plaifir
Qu i, en dormant, l’autre nuit me furvint.
Avis me fut que vers moi tout feul vint
Le dieu d’amours, aulfi clair qu’une étoile
Le corps tout nu, fans drap, linge,ne toile.
Et fi avoit ( afin que l’entendez )
. Son arc alors 5c fes yeux débandés ,
Et en fa main celui traie bienheureux
Lequel nous fit l’un de l’autre amoureux*
En ordre tel approche 5c me vient dire :
» Loyal Amant, ce que ton coeur délire
>» Eft afsûré : pelle qui eft tant tienne
*j Ne t’a rien die, pour v ra i, qu'elle ne tienne;
» E t , qui plus eft , .tu es en tel crédit,
m Qu’elle a foi ferme en ce que lui as dit. «
Ainfi Amour parloir ; & en parlant
M’afsûra fort. Adonc , en ébranlant
Ses ailes d’o r , en l’air s’eft envolé ;
Et au réveil, je fus tant confolé,
Qu’il me fembla que du plus haut des cieux
Dieu m’envoyoit ce propos gracieux.
Lors prios la plume 5 fie par écrit fut mis
Ce fonge mien, .que je vous ai cranfmis ,
Vous fupplianc, pour me mettre en grand heur ,
vNc faire point le dieu d'amours menteur.
Je me permets de tranforire ici ces deux morceaux
,, parce qu’ils font peu connus , & qu’ils me
lèmblent dignes de l’être. )
G ramaî. et L it t é r a t . Tome I . P a r t ie I I ,
La Fontaine , qui fè croyoit amoureux, a voulir
faire des É l é g i e s tendres : elles fontau deflôus de
lui. Mais celle qu’il a faite fur la difgrâee de (ôn
protedeur , adreiTée aux nymphes de Vaux, eft un
chef-d’oeuvre de Poéfie, de fèntim'ent, & d’Éloquence.
M. Fouquet du fond de (à prifon infpiroit à la. Fontaine
lesvers les plus touchants,tandis qu’il n’inlpiroit
pas même la pitié à fès amis de coeur : leçon bien
frapante pour les Grands, & bien glorieufe pour les
Lettres. ^ # . r ,
Du reftè, les plus beaux traits de cette E lé g ie
de la Fontaine font aufti bien exprimes dans la
première du troifième livre des T r ifle s , & n’y font
pas aufti attendriflants. Pourquoi ? parce qu’Ovide
.parle pour lui ; & la Fontaine, pour un autre. C eft
encore un des privilèges de l’amour, de pouvoir ^tre
humble & fûppliant (ans baflèflè ; mais ce n’eft qu à
lui qu’il appartient de flatter la main qui le frappe*
On peut être enfant aux genoux de Corine, mai*
il faut être homme devant l’empereur. ( M * M a r *
M O N T E Z . )
R é f le x io n s f u r la P o é f ie é lég ia q u e .
A ce difoours intéreflànt fur l’Élégie, joignons-y
plufieurs autres réflexions pour fatisfàire complètement
la curiofité du ledeur. ,
Le mot É l é g i e veut dire une P la in t e• L E le t fie
a commencé vraifèmblablement par les plaintes ou
lamentations ufttées aux funérailles dans tous les
temps & chez tous les peuples de la terre ; & c eft
à.fon origine que fè rapportent les deux vers de
Defpréaux, cités à la tête de cet article.
Ces plaintes ou lamentations auxquelles on ajuftoit
la flûte , s’appeloient, ainfi que V É lé g ie ^ des a ir s
tr ifle s & lu g u b re s . Il eft naturel de préfùmer que
ces plaintes furent d’abord fans ordre, (ans liaifon ^
fans étude: (impies expreflîons de la douleur,, quî
ne laiflbient pas de confoler les vivants en meme
temps qu’elles honoroient les morts. Comme^ elles
étoient tendres & pathétiques, elles remuoient 1 ame ;
& par les mouvements qu’elles lui imprimoient , elles
la tenoient tellement occupée,qu’il ne lui reftoitplus
d’attention pour l’objet même dont la perte l’affligeoit»
De là vient que l’on fit un art de ces plaintes ,& qu’elles
furent bientôt aufti liées & aufti (urnes que le per-
mettoit l’occafion qui les faifoit naître, ou plus tôt le
fijjet à l’occafîon duquel elles étoient compofèes.
Mais qui eft-ce qui a donné à ces plaintes l’art
& la forme qu’elles ont dans Mimnerme, & dans
ceux qui l’ont fuivi? c’efl: ee qu’on ignore & cpi’on
ignoroit même du temps d’Horace, & ce qui nous
intéreflè encore moins aujourdhui. 11 nous (uffit de
(avoir que les grecs , dont les latins ont fiiiyi l’exemple
, Ce déterminèrent à compofor leurs Poéfîes plaintives
, leurs E l é g i e s , en vers pentamètres & hexamètres
entrelacés : de là cette forte de vers a pris le
nom ü É lé g ia q u e s
Enfiiite les poètes, qui avotent employé cette mefiire
pour foupirer leurs peines, l’employèrent pouè
chanter leurs plaifirs; delà, par la bizarrerie de 1 u-
R r r a