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dans les jugements que les hommes porteront de la
Beauté d’une description ; car combien entre eux de
notions fauffes, combien de demi-notions du meme
objet ! .
Mais ' ils ne doivent pas s accorder davantage
fur les êtres intellectuels : ils font tous reprelentes
par des lignes , & il n’y a prefqüe aucun de ces
lignes qui foit-affez exactement défini , pour que
l’acception n’en foit pas plus étendue ou plus rei-
i'errée dans un homme que dans un autre. La Logique
& la Métaphyfîque feroient bien voifines de la
perfection , fi. le Dictionnaire de la langue etoit
bien fait: mais c’eft encore un ouvrage à defirer;
& comme les mots font les couleurs dont la Poelie
& l’Eloquence fe fervent, quelle conformité peut-on
attèndre dans les jugements du tableau, tant qu on
ne faura feulement pas à quoi s’en tenir fur les
: couleurs & fur les nuances ? Septième ïburce de
diverfité dans les jugements.
Quel que foit l’être dont nous jugeons , les goûts
& les dégoûts excités par Tinftrudion , par 1 éducation,
par le préjugé , ou par un certain ordre
faCtice dans nos idées^Jont tous fondés fur 1 opinion
où nous femmes que ces objets ont quelque perfection
ou 'quelque défaut dans des qualités , pour
là perception delquelles nous avons des fens ou des
facultés convenables. Huitième Ïburce de diverfite.
On peut afsûrer que les idées fimples qu’un meme
objet excite en différentes personnes , font aufli difte-
rentes que les goûts & les dégoûts qu’on leur ^marque.
C ’eft même une vérité de fentiment: & d nelt
pas plus difficile que plufieurs perfonnes different
entre elles dans un même inftant, relativement aux
idées fimples, que le même homme ne différé de
lui-même dans des inftants différents. Nos fens font
dans un état de viciffitude continuelle: un jour on
n’a point d’yeux, un autre jour on entend mal; &
d’un- jour à l’autre on.voit, on fent, on entend
diverfemént. Neuvième Ïburce de diverfite dans les
jugements des hommes d’un même.âge , & dun
meme homme en différents âges. -
Il fe joint par accident à l’objet le plus\beau des
idées défagréables : fi l’on aime te Vin: d Efpagne,
il ne faut qu’en prendre avec de 1 emetique pour le
détefter ; il ne nous eft pas libre d’éprouver ou non
dès naufées à fon afped : le_ vin d’Efpagne eft tou-
jours bon, mais notre condition n’eft pas la meme-
par rapport à lui. De même ce veftibule eft toujours
magnifique, mais mon ami y a perdu la v ie , ce
théâtre n’a pas cefîe d’être beau, depuis qu on m y
a'fifflé, mais je né peux plus le voir làns que mes
oreilles ne feient encore frappées du bruit des fif-
flets: je ne vois feus ce veftibule, que mon ami
expirant; je ne fens plus là Beauté% Dixième Ïburce
d’une diverfité dans les jugements , occafionnée par
ce cortège d’idées accidentelles, qu’il ne nous eft
pas libre d’écarter de l’idée principale. Poft equitem
fedep atra cura. • . ■ ,
Lorfqu’il s’agit d’objets compofes , & ,qu i pre-
Tentent en même temps des formes naturelles &
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des formes artificielles, comme dans l ’ArchiteCture,
les jardins , les ajuftements , &c* notre goût eft fonde
fur une autre affociation d’idées moitié raifbpnables,
moitié capricieufes : quelque foible analogie , avec
la démarche, le cri , la forme, la couleur d’un
objet malfailànt, l ’opinion de notre pays, les conventions
de nos compatriotes, &c. tout influe dans
nos jugements. Ces caufes tendent-elles a nous faire
regarder les couleurs éclatantes & vives , comme
une marque de vanité eu de quelque autre mauvaife
difpofttion de coeur ou d’efprit ? certaines formes
font-elles en ufage parmi tes pay.Iàns, ou des gens
dont la profefîion; les emplois, le carà&ère nous
font odieux ou méprifàbles ? ces idées acceffoires
reviendront, malgré nous, avec celtes de la couleur
& de la forme ; & nous prononcerons contre cette
couleur & ces formes , quoiqu’elles n’ayent rien en
elles-mêmes de délàgréable. Onzième ïburce de
diverfité,, . . ' , , c. t '
Quel fera donc 1 objet dans la nature lur la
Beauté duquel les hommes feront parfaitement
d’accord? La ftrudüre des végétaux ? Le mécha-
nifine des animaux ? Le monde ? Mais ceux qui
font le plus frappés des rapports , de 1 ordre, des
fymmétries, des liaifons qui régnent entre les parties
de ce grand Tout, ignorant le but que le Créateur
s’eft propofé en le formant, ne font-ils pas
entraînés à prononcer qu’il eft parfaitement beau5
par les idées qu’ils ont de la Divinité? & ne regardent
ils pas cet ouvrage comme un chef-d’oeuvre,
principalement parce qu’il n’a manqué à 1 auteur ni
la puiflànce ni la volonté pour le former tel ? Mais
combien d’occaftons où nous n’avons pas le meme
droit d’inférer la perfeâion de' l ’ouvrage du nom
feul de l ’ouvrier, & où nous ne laiffons pas que
d’admirer ? Ce tableau eft de Raphaël, cela luftt.
Douzième firarce finon de diverfité, du moins d’er-
reür.dans les jugements. .
Les êtres purement imaginaires, tels que le
fphynx, la fyrène, le faune, le minotaure, l’homme
idéal, Sc. font ceux fur la Beaute'defquels on femble
moins partagé , & cela'n’eft pas furprenant : ces
êtres imaginaires font à la vérité formes d après les
rapports que nous voyons obferyés dans les êtres
réels • mais le modèle auquel ils doivent rellembler,
épars 'entre foutes les produdions de la nature, eft
proprement partout & nulle part.
Quoi qu’il en foit de toutes ces caufes de hiver-
fité dans nos jugements , ce n’eft point une raifon
de penfer que le Beau réel, celui qui confifte dans
la perception des rapports, foif une chimère ;.l application
de ce principe peut varier a lm h n i, et
fes modifications accidentelles occafionner des dit-
fertations & des guerres littéraires : mats le principe
n’en eft pas moins confiant. Il n y a peut-etre
• pas deux hommes fiir toute la terre , qui apper-
coivent exaflement les mêmes rapports daps un
même objet, & qui le jugent beau m meme degré ;
mais s’il y en avoit un feul qui ne fut affette des
rapports dans aucun genre, ce feroit un ftupide
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parfait; & s’il’ y étoit infenfible feulement dans
quelques genres , ce phénomène deceleroit en lui
un défaut d’économie animale , & nous ferions toujours
éloignés du ïcepticifme par la condition gene-
raie du refie de l’elpèce..
Le Beau n’eft pas toujours l’ouvrage d une caule
intelligentè ; 1e mouvement établit feuvent , (bit
dans un être confidéré Iblitairement,, Ibit entre plufieurs
êtres comparés entr’eux, une multitude pro-
digieufe de rapports terprenants : les cabinets d riu-
toire naturelle en offrènt un grand nombre d exemptes*
Les rapports lont alors des refultats de com-
binaifons fortuites , du moins par rapport à' nous.
La nature imite, en fe jouant, dans cent occahons,
les pro durions de l’art ; & l’on pourroit demander,
je ne dis pas fi ce philofophe qui fut jeté par une
tempête fur les bords d’une île inconnue , avoit
railbn de s’écrier, à la vûe de quelque figures de
.Géométrie , Courage , mes Amis , voici des,peu
d’hommes ; mais combien il faudroit- remarquer de;
rapports- dans un être , pour avoir une certitude
complette qu’il eft l’ouvrage d’un artifte ; en quelle
occafion -un feul défaut de*fymmétrie prouveroit
plus que toute Ibmme donnée de rapports ; comment
font entre eux le temps de l’adionde la eau te fortuite,
& les rapports obterves dans les effets pro-,
düits ; & fi, à l’exception des oeuvres du Tout-puif-
lànt, il y a des cas où le nombre, des rapports ne
puille jamais être compenfé par celui des jets.
Les gens dé. Lettres liront avec autant de plaifîr
que d’àÿantagê lés. obtervattohs que M. de .Mar-
montel a faites ter le Béait., {M . D iderot.)
* B eau réduit à trois caractères. Tout le monde
convient que le B ea u , Ibit dans la nature où dans
l ’art, eft Ce qui nous donne une haute idée de l’une
ou de l’autre & nous porte à les admirer. Mais la
difficulté eft de déterminer, dans les productions des
arts, & dans celles de la nature, à quelles qualités
ce tentiment d’admiration & de plaifir eft attache.
L a nature & l’art ont trois manières de nous
affeCter vivemérit ; ou par la penfée, ou par le tentiment,'
ou par la teule émotion des organes: il doit
donc y avoir auffi‘ trois efpèces de Beau dans la :
nature & dans les arts; le Beau intelleftuel, le ;
Beau moral, le Beau matériel ou tenfîble. Voyons
à quoi l’elprit, Tarne, & les tens peuvent le recon-
noître. Ses qualités diftinftes fe réduitent à trois;
Ja Force , la Richeffe & VIntelligence.- >
En attendant que, par l’application, le tens que
j’ attache à ces mots teit bien développé, j’appelle
Force , l’intenfité d’aâion ; Richeffe, l’abondance
& la fécondité des moyens ; Intelligence, la manière
utile & läge de les appliquer.
La conséquence immédiate de cette définition eft
que , fi par tous les tens la nature & l’art ne nous
donnent pas également, de leurs forces-, de leur
richeffe, & de leur intelligence, eette idée qui nous
étonne & qui nous -fait admirer la caute dans les
effets qu’elle prodaît, il ne doit pas être également
donné à tous les fens de recevoir Timpreffion du
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Beau : or il te trouve qu’en effet l’oeil & l’oreille-
tent exelufîvement les deux organes du Beau : &
la raiten de cette exclufion , fi fingulière & fi marquée
, te préfente ici d’elle-meme ; c eft que des
impreftions faites ter l ’od o ra tle goût, & le toucher,
il ne rételte aucune idée -, aucun fentiment élevé.
La laveur , l ’odeur, le 'p o li, la telidité, la mol-
lelfe, la chaleur, le froid, la rondeur, & c .. tent des
tenfations toutes fimples, & fié riles par elles-mêmes,
qui peuvent rappeler à famé des tentiments & des
idées , mais qui n’en produitent jamais.
L ’oeil eft le fens de là Beauté phyfique ; & l’oreille
eft , par excellence , le tens de la Beauté intellectuelle
& morale. Conteîtons-les : & s’il eft vrai que
de tous les objets qui-frappent ces deux tens, rien,
n’eft beau qu’autant qu’il annonce , ou dans l ’art ou
dans la nature, un haut degré de force, de richeffe,
ou d’intelligence ; fi , dans là .même claffe , ce qu’il
y a de .plus beau , eft ce qui paroît rételter de leur
entemble & de leur accord; fi , à mefere que l’une
de ces qualités manque ou que chacune eft moindre,
l’admiration avec elle, le fentiment du Beau
s’affoiblit en nous ; ce fera la preuve complette qu’elles
en tent les éléments.
Qu’eft-ce qui donne aux deux; aétions de l’ame,
à la penfée & à la volonté, ce caraâère qui nous
étonne dans le génie & dans la vertu ? Et ibit que
nous admirions , dans l ’un & l’autre, ou l’excellence
de l ’ouvrage ou l’excellence de l ’ouvrier, n’eft-ce
pas toujours force, richeffe, ou intelligence l
En Morale, c’eft la force qui donne à la bonté le
caractère de Beauté. Quel eft parmi les là g es le-plus
beau caractère . connu ? celui de Socrate ; parmi les
héros ? celui de Cclàr ; parmi tes rois l celui de
Marc-Aurèle ; parmi les citoyens ? celui deRégulus.
Qu’on en retranche ce qui annonce la force avec fes
attributs , la confiance , l’élévation , le courage, la
grandeur d’ame ; la bonté peut s’y trouver encore ,
mais la Beauté s’évanouit. - _
Qu’on faite du bien à Ibn ami ou à Ion ennemi,
la bonté dé l’adion en elle-même eft égale. Mais
d’un côté facile & fimple, elle eft commune ; de
l’autre pénible & généreufe , elle teppote de la force
unie à la bonté ; c’eft ce? qui la rend belle. Brutus
envoie à la mort un citoyen qui a voulu trahir Rome ;
nulle Beauté dans^eette aétion : mais pour donner un
grand exemple, Brutus condamne fon propre fils;
cela eft beau, l’effort qu’il en a dû coûter à Famé
d’un père en fait une adion héroïque. Qu’un autre
qu’un père eût prononcé le Qu il mourut du vieil
Horace ; qu’un autre qu’une mère eût dit à un jeune
homme, en lui donnant un bouclier , Rapporte-^-le,
ou qu’i l vous rapporte ; plus de Beautédansle fen.«*
I timent, quoique Texp.reftion fût toujours énergique.
I Alexandre entreprend la conquête du monde , Au-
gufte veut abdiquer l’empire de l’univers; & de l’un
! ■ & de l ’autre on dit, Cela ejlbeait, parce qu’en effet,
j il y a beaucoup de force dans l’une & 1 autre réi©*»
lution., a j /- t
Il arrive fouvent que, làns etre d accord lur la
R r i.