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un degré qui nous étonne, cet édifice Sèra-t-il beau ?
& fà fimpiicité produira-t-elle en nous l'admiration
que nous cauSè -la vue d’un beau temple ou d un -
magnifique palais l ' g
Au contraire , qu’on nous préfènte un édifice
moins régulier, tel que le Panthéon, ou le Louvre:
l ’air de grandeur & d’opulence, un enfemble majestueux,
un deflin, vafte, une execution a laquelle a
dû préfider une intelligence puiflante , l’homme
agrandi dans Son ouvrage, l’art rallémblant toutes
fés forces pour lutter contre la nature & furmon-
tant tous les obftacles qu’elle oppofoit à lès efforts ,*
les prodiges des méchaniques étalés a nos yeux dans
la coupe des pierres, dans l ’élévation des colonnes
& des entablements ,‘dans la fiifpenlion de ces voûtes,
dans l’équilibre de ces mafîes dont le poids nous
effraie & dont la hauteur nous étonne ; ce grand
ipeélacle enfin nous frappe, nous nous écrions, Cela
ejl beau l La réflexion vient ~enSîute ; elle examine
les détails , elle éclaire le fèntiment, mais elle ne
lé détruit pas. Nous convenons, des défauts qu’elle
obfèrve ; nous avouons que la façade du Panthéon
manque de fymmétriej, que les différents corps du
Louvre manquent d’enfemble & d’unite. Plus ^régulie
r , cela feroit plus beau fans doute. Mais qu’eff-ce
que cela lignifié \ Que netre admiration, déjà excitée
par la force, de l’art & là magnificence , -feroit à
fon comble, fi l’intelligence y régnoit au même
degré. _ .
Je ne dis pas qu’un édifice où les forces de 1 art
& fes 'richefles fèroient prodiguées , ï&L beau s’il
étoit monftrueux , ou bizarrement compofé. L ’intelligence
y peut manquer au point que le fèntiment
de Beauté Soit détruit par l ’effet choquant du désordre:
car il n’en eft pas ici de l’art comme de la
nature. Nous Suppofbns à Celle-ci dès' intentions
myftérieufès : accoutumés à ne pas pénétrer la profondeur
de lès deftems , lors même qu’elle nous
paroît aveugle ou folle, nous la fiippofons éclairée
& Sage ; & pourvu que dans fes caprices & dans lès
écarts elle foit riche & forte, nous la trouverons
belle ; au lieu qu’en interrogeant l’art , nous’ lui
demanderons pourquoi, à quel ufage il a prodigue
fes richefles ou épuifé Sès efforts. Mais en cela
même, nous Sommes peu févères; & pourvu qu’à
l ’impreflion de grandeur Sè joigne l’apparence de
l’ordre , c’en eft aflèz : la force & la richefîè font
du côté de l’art les premières Sources du Beau.
Du refte, il ne faut pas confondre l’idée de force
avec celle d’effort : rien au monde n’eft plus con traire.
Moins il paroît d’effort, plus ôn croit voir
de force; & e’eft pourquoi la légèreté, la grâce,
l’élégance , l ’air dé facilité , d’aiSançe dans les
grandes chofès, Sont autant de traits de Beam'é.
Il ne faut pas non plus confondre une vaine often-
tation avec une fage magnificence : celle-ci donne
à chaque chofè la richeffe qui lui convient ; celle-là
s’empreffe à montrer tout le peu qu’elle a dé
richefles, Sans discernement ni réfèrve, 8c dans Sa
prodigalité décèle Son épuiSèment.
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Ces colifichets dont l’Architecture gothique eft
chargée , reflemblent aux coliers & aux bracelets7
qu’un mauvais peintre avoit mis aux Grâces. Ce
n’eft point là de la richefîè , c’eft de l’indigente
vanité. Ce qui eft riche en Architecture , c’eft le
mélange harmonieux des formes, des faillies , & des
contours ; c’eft une Sÿmmétrie en grand , mélée de
variété ; c’eft cette belle touffe d’acanthe qui entoure
le vafe de Callimaque ; c’eft une frifè, où
rampe une vigne abondante , ou qu’embrafîè un
faiSceau de chêne ou de laurier. Ain fi , 1 air de
fimpiicité & d’économie ajoûte à l’idée de force &
de richeffe , parce qu’il en exclut, l’idée d’effort
& d’épuiSèment. Il donne encore aux ouvrages de
l’a r t, comme aux effets de la nature , le caraCtère
d’intelligence. Un amas d’ornements confus ne peut
avoir de raifon apparente ; une variété bizarre , 8c
Sans rapport ni ïÿmmétne , comme dans 1 arabef-
que ou dans le goût chinois , n’ànnonce aucun
deflîn. .
L ’intention d’un ouvrage, pour être fentie, doit
'être fîmple ; & indépendamment de l’harmonie, qui
plaît aux yeux comme à l’oreille Sans qu’on en
Sache la raifon , une discordance fenfibte entre
les parties d’un édifice annonce dans l’artifte du
délire & non du génie. Ce que nous admirons dans
un beau deflin , _ c’eft cette imagination réglée &
féconde, qui conçoit un enfèmble vafte, & le réduit
à l’unité.
On voit par là rentrer-dans l’idée du Beau.^ ceLe
de régularité, d’ordre, de Sÿmmétrie, d’unité , de
proportion, de rapports , de convenance, d harmonie
; mais on voit aufli qu’elles ne Sont relatives
qu’à l ’intelligence, qui n’eft pas la fèule ni la première
caùfè de l’admiration que le Beau nous fait
- éprouver. .
Ce que j’ai dit de l’Architecture, doit s appliquer
à l’Éloquence , à la Mufique, à tous les arts qui déploient
de grandes forces & de prodigieux moyens.
Qu’un orateur , par la puiflance de la parole , bou-
leverfe tous les efprits, rempliflè tous les coeurs de
la paflion qui l’anime, entraîne tout un peuple ,
l ’irrite, le Soulève, l’arme , & le défarme à Son grc;
voilà , dans le génie & dans 1 a r t, une force qui
nous étonne , une induftrie qui nous confond. Qu’un
mufîcien, par le charme des fons, produiÇe des effets
Sèmblables ; l’empire que Son art lui donne Sur nos
fens, nous paroît tenir du prodige ;. & de là cette
admiration dont les grecs -étoient tranfportés aux
chants d’Épiménide ou de Tyrtée , & que les Bec. w
tes de leur art nous font éprouver quelquefois. --
Si , au contraire, l’impreffion eft trop foible y
quoique très-agréable , pour exciter en nous ce ra-
vifîèment, ce transport , comme il arrive dans les
morceaux d’un genre tempéré.; nous donnons dès
éloges au talent de l'artifte & au doux preftige de
l’art; mais ces .éloges ne Sont pas le cri d admiration
qu’excite en nous un trait Sùblkne, un coup de
farce & de génie. __ - . . '
] P allons aux arts d’imitation ; ceux - ci ont deux
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grandes idées à donner , au lieu d une; celle de la
nature imitée & celle du génie imitateur^ _ _
En Sculpture,. l’Apollon, l’Hercule, 1 Antinous ,
le Gladiateur ,Ma Vénus, la Diane antique ; en
Peinture , les tableaux de Raphèl, du Correge , &
du Guide, réunifientles deux Beautés. Il en eft de
même en Poéfîe , quand la nature du cote du modèle
, & l ’imitation du côté de l ’art r portent le caractère
de force , de richefîè, ou d intelligence, au
plus haut degré. On dit à la fois, du modèle & de
l ’imitation Ceta eft beau ! 8c l’étonnement Ce partage
entre les prodiges de l’art & les prodiges de
la nature.
On doit Sè rappeler ce que nous avons dit du Beau
moral ; la force en fait le caraêtèrè. Ainfi, le crime
même tient du caradère du B e a u , lorfqu’il fup-
poSèdans i’ame une vigueur , un courage, une audace
, une profondeur, une élévation qui nous frappe
d’étonnement & de terreur. C ’eft ainfi que le rôle de
Cléopâtre , dans Rodogune, & celui de Mahomet,
Sont beaux , confîdérés dans la nature, abftradion
faite du génie du peintre & de la Beauté du
pinceau.
. Une idée inséparable de celle du Beau moral &
phyfique, eft cèlle de la Liberté , parce que le premier
uSàge que la nature fait de Ses forces, eft de
Sè rendre libre. Tout ce qui Sent l’eSclavage , même
dans les choSès inanimées , a je ne Sais quoi de
trifte & de rampant, -qui l’obfcurcit & le dégrade.
La mode , l’opinion , l’habitude , : ont beau vouloir
altérer en nous cè fentiment inné, ce goût dominant
de-l’indépendance ; la . nature à nos yeux n’a toute
Sa grandeur , toute là majefté , qu’autant qu’elle eft
libre ou qu’elle Sèmble l’être. Recueillez les voix
Sur la comparaison d’un parc magnifique & d’une
belle forêt ; l’un eft la prifon du luxe , de la mol-
leflè , & de l’ennui; l’autre eft l’aSÿle de la méditation
vagabonde, de la haute contemplation &
du Sublime enthoufîaSîne. En voyant les eaux captives
baigner Sèrvilement les marbres de VerSailles,
& les eaux bondiflàntes de VaucluSè Sè précipiter à
travers les rochers, on dit également, Cela eft beau !
Mais on le dit des efforts de l’art, & on le Sènt des
jeux de la nature : aufli l’art qui l’aflujettît, fait-il
l ’impoflible pour nous cacher les entraves qu’il lui
donne, & dans la nature livrée à elle-même , le
peintre & le poète Sè gardent b>fon d’imiter les accidents
où l’on peut Soupçonner quelques traces de lèr-
.vitude.
L ’excellence de l’art , dans le moral comme
dans le phyfique, eft de lùrpafler la nature , de
mettre plus d’intelligence dans l’ordonnance de Ses
tableaux, plus de richefîè dans les détails , plus de
grandeur dans le deflin, plus d’énergie dans Fex-
prefîion j plus de force dans les effets , enfin plus
de Beauté dans la fi&ion qu’il n’y en eut jamais dans
la réalité. Le plus beau phénomène de la nature,
c’eft le combat des paflions, parce qu’il développe
les grands refforts de rame*, & qu’elle-même ne re-
eonnoît toutes Ses forces que dans ces violents ora-
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ges qui s’élèvent au fond du coeur. Aufli l^Poéfie en
a-t-elle tire Sès peinturés les plus Sublimes : on voit
même: que, pour ajouter à la Beamé phyfique , elle
a tout animé, tout paflionné dans Sès tableaux; &
c’eft à quoi le merveilleux a grandement contribué.
Voyez combien les accidents les plus tc-rribles de
la nature , les tempêtes , les volcans , la foudre ,
font plus formidables encore dans les fiâions des
poètes. Voyez la terreur que .porte aux enfers un
coup du trident de Neptune ; l’effroi qu’inSpire aux
vents, déchaînés par Êole , la menace du dieu des
mers ; le trouble que Typhée , en Soulevant l’Etna ,
vient de répandre chez les morts ; & l’effroi qu’inl-
pire la foudre dans la main redoutable de jupiter
tonnant du haut des cieux.
Quand le génie, au lieu d’agrandir la nature,
l ’enrichit de nouveaux détails ; ces traits choifis &
variés, ces couleurs fi brillantes & fi bien afîbnies,
ces tableaux frappants & divers , font voir, en un moment
& comme en un Seul point, tant d’aâ iv ite ,
d’abondance , de force, & de fécondité dans la caufè
qui les produit, que la magnificence de ce grand
fpaétaole nous jette dans l’étonnement: mais l ’admiration
Sè partage inégalement entre le peintre &
le modèle , félon que l’impreflion du Beau Sè réfléchit
plus ou moins Sur l ’artifte ou fur Son objet, 8c
que le travail nous Sèmble plus ou moins au deflus
ou au deflous de la matière.
En imitant la belle nature , fouvent l’art ne peut
l ’égaler ; mais de la Beauté du modèle & du mérite
encore prodigieux d’en avoir approché,. réfulte en
nous le fèntiment du Beau. Ainfi , lorfque le pinceau
de Claude Lorrain ou de Vernet a dérobé au
Soleil fa lumière, qu’il a peint le vague de l’air,
ou la fluidité de l’eau ; lorfque dans un tableau de
Van-Huyfiim , nous croyons voir , Sur le duvet des
fleurs, rouler des perles de rosée , que l’ambre du
raifin , l’incarnat de la rofè y brille preique eh Sà
fraîcheur ; nous jouiffons avec délices, & de la Beauie
de l’objet, & du preftige de F imination. ..
La vérité de l ’exprefnon, quand elle eft^ vive &
qu’on SuppoSè une grande difficulté à l’avoir fàifie ,
fait dire encore de l’imitation qu’elle eft belle , quoique
le modèle ne Soit pas beau. Mais Si l’objet nous
Semble, ou trop facile à peindre , ou indigne d’être
imité, le mépris, le dégoût s’en mêlent; le Succès
même du talent prodigué ne nous touche point : &
tandis que le pinceau minutieux de Gérard Dow
nous fait compter les poils du lièvre , Sans nous cau-
fèr aucune émotion ; le crayon de Raphaël, en indiquant
d’un trait une belle attitude , un grand caractère
de tête, nous jette dans le raviflement.
Il en eft de la Poéfîe comme de la Peinture : quel
effet Sè promet un pénible écrivain, qui pâlit à copier
fidèlement une nature auffi froide que lui ? Mais
que le modèle, foit digne des efforts de l’art , 8c
que ces efforts Soient heureux ; les deux Beautés Sè
réunifient, & l’admiration eft au comble. L ’ouvrago
même peut être beau, fans que l’objet le Soit, Sî
l ’intention eft grande & le but important ; c eft ce