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mère, de Virgile, & du Tafle lui-même , l'intérêt
en feroit bien foible, fans les épifodes terribles 8c touchants
qui le raniment par intervalles ; & ces poètes
l’ont fî bien fenti, qu’ils ont eu recours à chaque
inftant à quelque nouvelle fcène tragique. Retranchez
de l’Iliade les adieux d’Andromaque & d’Hector
, la douleur d’Achille fur la mort de Patrocle,
& fon entrevue avec le vieux Priam ; retranchez de
l ’Enéide les épifodes de Laocoon & de les enfants ,
de Didon , de Marcellus, d’Euriale, & de Pallas ;
retranchez de la Jérufâlem la mort de Dudon , celle
de Clorinde, j ’amour & la douleur d’Armide ; &
voyez ce que devient l'intérêt de Xaction principale,
réduite à l’admiration que peut eau fer le merveilleux
des faits ou la beauté des cara&ères. On le laflTe
bientôt d’admirer des héros que l’on ne plaint pas ,
on ne fe laffe jamais de plaindre des héros qu’on admire
& qu’on aime. L ’aliment de l’intérêt, foit épique
foit dramatique-, eft donc la crainte & la pitié.
Il eft vrai que la beauté des caractères y contribue,
mais elle n’y fuffit pas : Concorre la miferia delle
a\ioni infieme con la bonta di coflumi.
La règle la plus sûre dans le choix du fùjet de l’Épopée
, eft donc de lé foppofer au théâtre & de
voir l’effet qu’il y produirait. S’il eft vraiment tragique
& théâtral , fon intérêt fè répandra fur les épi-
pifodes ; au lieu que , s’il n’avoit rien de pathétique
par lui-même , en vain les épifodes feraient intérefo
fonts, chacun d’eux ne communiquerait à Xaction
qu’une chaleur accidentelle , qui s’éteindroit à chaque
inftant, & qu’on ferait obligé de ranimer fans
celle par'quelque épifode nouveau*
C ’eft, direz - vous, donner à l’Épopée des bornes
trop étroites que de la réduire aux fojets tragiques.
Mais Pon verra que, fans compter la Tragédie grè-
que , celle, dis-je, où tout fe conduit par la fatalité,
j’en ai diftingué.trois genres , dans lefquels font compris,
je crois, tous les intérêts du coeur humain. Si
ce n’eft pas l’homme en proie à fes pallions, ce fera
l ’innocence ou la vertu éprouvée par le malheur, ou
pourfirivie par le crime ; ce fera la bonté mêlée de
loiblelfe, entourée des pièges du plaifïr & du vice, &
obligée d’immoler fans celle de doux penchants à de
trilles devoirs. Or il y a peu de fujets intérefiants
qui ne reviennent à l ’une de ces trois fituations, ou
mieux encore à quelqu’une de celles qui réfultent de
leur mélange.
L 'action de la Tragédie doit être importante &
mémorable ; de même & plus effenciellement encore
celle de l’Épopée. Or cette importance confifte
dans la grandeur des motifs, & dans l ’utilité de
l ’exemple.
Mais il faut bien fe feuvenir que l’intérêt commun
ne nous attache que'par des affections perfônnelles ;
& dans une action publique, quelque importante
qu’elle doit, il eft plus avantageux qu’on ne penfe
d’introduire quelquefois dès épifodes pris dans la
claffedes hommes obfeurs: leur /implicite noblement
exprimée a quelque chofe de plus touchant que la
dignité des moeurs héroïques. Qu’un héros fàffe de
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grandes chofes,. on s’y attendoit, on n’en eft point
fur pris : mais que d’une ame vulgaire naiffent des fen-
tîments fùblimes , la nature qui les produit feule
s’en applaudit davantage, & l’humanité fe complaît
dans ces exemples qui l’honorent.
Le moment le plus pathétique de la conjuration
de Portugal n’eft pas celui où tout un peuple ,
armé dans un inftant, fe feulève & brife fes ch ines j
mais celui où une femme obfeure paraît tout à coup,
avec fes deux fils, au milieu del’auèmblée des conjurés
, tire deux poignards de défions fa robe, les remet
à fes deux enfants, & leur dit : « Ne me les rap-
» portez que teints du fang des Elpagnols ». Combien
de traits plus courageux, plus honorables , plus
touchants que la plupart de ceux que confecre l ’HiC
toire, demeurent plongés dans l’oubli ! & quel tréfor
pour la Poéfie, fî elle avoit foin de les recueillir!
Indépendamment dé ces exemples répandus dans
l’Epopée , Xaction principale doit le terminer à une
moralité, dont elle foit le développement ; & plus
cette vérité morale aura de poids, plus la fable
aura d’importance. Voye\ Mo r a l it é . .
Un effet naturel de Xaction dramatique , c’eft de
produire la pantomime : mais la pantomime n’eft pas-
Xaction ; & lorfque. d’une pièce où il y a beaucoup
de mouvements, de tableaux, de jeu de théâtre , on
dit qu’il y a beaucoup à'action,‘ on, tombe dans une
méprife qui peut être de conféquence,
11 y a un tragique d’incidents, comme il y a un
comique 'de rencontres. Or le jeu de théâtre, qui
réfùlte de l ’un & de l’autre , peut être ou pathétique
ou plaifànt, & ne remplir l’objet ni de la Tra-*
gédie ni de la Comédie.
Le premier procédé de l ’art de la Comédie, a
été d’ajufter enfemble des évènements propres à exciter
le rire. L e premier procédé de la Tragédie a
été de même de compofer des tableaux propres à
infpirer la çompafîion ou la terreur- Mais ce moyen
de l ’art n’en étoit pas la fin ; & c’eft à quoi l ’art s’eft
mépris lui-même dans fon enfance, lorfqu’il n’avoit
encore l ’idée ni de fe puiflance ni de fa dignité :
c’eft à quoi, dans fe décadence , il fe méprend encore
, lorfque les grands talents , qui l’avoient porté
à fon comble , nexiftent plus pour l ’y fou tenir, &
que les grands principes au goût, oblitérés par de
faufîès opinions ou par de mauvaifes habitudes,
ont difparu avec les grands talents.
Si une fuite de forprifes & de méprifes divertifo
fentes formaient feules la bonne Comédie , XÉtourdi
8c le Cocu imaginaire feraient préférables au M i-
fanthrope ; le Baron d’A Ibicrac, la Femme juge
& partie , le Légataire feraient au moins à côté du
Tartuffe; les feènes noéturnes d’Arlequin & de Scapin
feraient du bon comique. Si une fuite d’incidents,
de fî mations terribles ou touchantes , faifoient la
bonne Tragédie, plufieurs de nos drames modernes
l’emporteraient for Athalie, Britannicus , Cinna ;
la meilleure des tragédies, au moins du côté de
Xaction , ferait, celle dont on pourrait faire le tableau
le plus capable d’émouvoir y & les t lo races d’où
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Ton n’a pu tirer qu’un ballet froid, confus, & vague,
le céderaient à Médée , dont on a fait en pantomime
un foeâacle très-effrayant. I f n’en eft pas ainfi. Pour-
quai ? Et qu eft ce donc qui fait la beauie de 1 action
dramatique , indépendamment du tableau & du
mouvement théâtral l Je l’ai dit : 1 action dramatique
fe pafle dans l ’ame des aâeurs. Or pour fe
produire au dehors & fe rendre prefente a 1 aine des
jpe dateurs , elle a deux lignes, la parole & le gefte.
ce qu’elle a de plus fort, mais de plus vague, & de
plus commun, frappe les yeux. Ce qu elle a defobli-
ine, de délicat, & de profond, les traits de caradère,
îa peinture des moeurs , les nuances des fentiments ,
les gradations , les alternatives , le mélangé des intérêts,
le choc des pallions, leurs révolutions diver-
fès , ne font pas des objets vifîbles ; le jeu muet peut
les indiquer , mais ne les exprime jamais biem L ’#£>'
lion dramatique intéreffèra donc plus ou moins 1 o-
xeille ou les yeux, félon qu’elle fera plus ou moins
favorable à la peinture ou à l’éloquence.
Les impreffions faites for i’ame par l’entremife de
l’oreille font plus lentes ; Horace l’a dit : mais, par
là même, elles peuvent être plus profondes & plus
durables. Celles qui paflènt parles yeux, font v i- !
ves, foudaines, rapides , mais par là même fugitives.
La penfée a des aceroifiements ; la fenfetion n’en a
pas : l’une germe dans les efprits, l ’autre eft ftérile j
& infrudueufè. Or les yeux n’introduifent que des
fenfetions ; l’oreille tranfmet des penfées. Enfin les
pallions les plus pittorefques & les plus pantomimes
ne font pas toujours celles d’où l’éloquence tire fes
plus beaux mouvements , fes plus belles gradations,
fes développements les plus intérefiants, fes traits
les plus foblimes. Or c’eft dans cette fécondité de
Vaction dramatique que la beauté réfîde ; & c’eft là
ce qui la diftingué de Xaction pantomime , qui ne
parle qu’aux yeux.
Un mouvement greffier de jaloufîe, de dépit,
de fureur, peut s’exprimer fans équivoque par le
feul gefte & le jeu du vifege. Mais ces focceffions
graduées, ces réflexions , ces retours , ces contraftes,
i ces mélangés de paffions, en un mot cette analyfe
du coeur humain qui fait la beauté inimitable des rôles
de Didon , d’Ariane, de Phèdre, d’Hermione,
■ trc. tout cela , dis je , n’eft pas fait pour les yeux ;
& c’eft pourtant là le foblime &le propre de Xaction.
Qu’onla réduife en pantomime, il n’y-a plus rien que
de commun. Aux yeux , la Phèdre de Racine ferait
la même que celle de P radon : elle ferait bien pis
encore ; e le ferait la Phèdre de tel & de tel fpeda-
teu r , qui, en s’expliquant lè j eu muet de l ’adrice, lui
prêteroit fes moeurs , fes fentiments, & fon langage.
, On a pu voir que, dans le ballet des Horaces, tout
le genie de Corneille étoit perdiu Aucun des fenti-
ments , ni d Horace le père, nîPd’Horace le fils ,
Camille , n etoit rendu nettement ni ne pou-
[ voit 1 être. Afiurement, ce n’eft pas que l’adion
ne foit vive & tragique, fortout depuis la fcène du
au il mourut, jufques à la mort de Camille. Mais
le moyen d exprimer par le gefte les mouvements
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de l'ame du vieil Horace & de Ta fille ? La pantomime
eft un canevas que chaque fpeélateur remplit
dans fa penfée. Or , quand le parterre feroit plein
d’hommes de génie, & d’un génie égal à celui de
Corneille , ils feroient encore loin de fuppiéer à la
méditation du poète dans le filence du cabinet. Il
en eft de même de la Comédie. Que feroit-ce que
l'action muette du Mifamhrope , & même du Tartuffe
? On exprimerait dans Y^vare 1 enlèvement
de la cadette & le défefpoir d’Harpagon ; mais fa
fcène avec Èuphrofine , mais fes perplexités fur le
dîner qu’il doit donner à Marianne , niais 1 artifice
qu’il emploie pour tirer de fon fiis 1 aveu de foh
amour, mais leur rencontre chez l’uforier ; font-ce
là des jeux de théâtre? & cependant .c eft de 1 action.
Rien de plus mouvant for la feène que le comique
efpagnolj & italien ; Molière y renonça dès qu’il fe
fentit du génie. 11 reconnut que Xaction comique tirait
fà force & fà beauté des moeurs ; & que , pour faire
rire les honnêtes gens, c’étoit à l’efprit qu il devoir
s’adrefler , moins par les yeux que par l’oreille.
Le but de l’action dramatique , fon utilité , fon
attrait, fon intérêt durable, eft de corriger les moeurs
par l’imitation des moeurs : c’eft là le grand fruit du
fpeâacle ; & fans cela le plaifïr qu’on y éprouve
feroit puérile & momentané.
La belle contexture de l'action dramatique eft
donc un enchaînement de fituations, qui donne
lieu à mettre en évidence ou le danger de nos
paffions, ou le ridicule'de nos foiblefifes , de nos
travers, & de nos vices. Or tout cela demande des
développements que le gefte n’exprime point. Qu on
fe rappelle les plus belles feènes de l’un & de l’autre
théâtre : c’eft l’éloquence qui en fait le prix ; & c’eft
la fîtuation morale qui eft la fource de l ’éloquence.
C’eft ce que ne fentoitpas celui qui, après la déclaration
de Phèdre à Hyppolite, diloit à fon voifîn : Voilà
bien des paroles perdues. Ce mot renferme tout le
fyftême de ceux qui mettent la pantomime à la place
de Féloquence des paffions.
Je ne dis pas que la même, action ne puiffe-en mê-
: me temps parler aux yeux & à l’efprit : fi elle réunit
! ces deux moyens, l’impreffion n’en eft que plus vive ,•
& c’eft peut-être un avantage qu’on a trop fouvent
négligé. Mais je dis que le jeu de théâtre eft, comme
la parole, une façon de s’exprimer ; que l’un
rend ce que Xaction a de plus matériel, de plus
commun, & de plus vague ,* l’autre, ce qu’elle a
' de plus fpirituel, de plus noble , de plus exquis ;
mais que ni l’un ni l’autre ligne ne doit être pris pour
la chofe, c’eft à dire, pour Xaction même; & que,
s’il faut ehoifir ou d’un fpeétacle plus intérefiant à.
la vue qu’à la penfée , ou d’un fpeftacle plus inte-
refiant à la penfée qu’à la vue , il n’y a point à balancer
: le premier aura fon focces , mais le focces
de la pantomime , après laquelle il ne refte rien.
Ainfi., celui q u i, après avoir rempli un canevas
de pantomime , nous dira que fa pièce eft faite pour
être jouée & non pour être lue , fe placera lui-
même d^ns le nombre fies compofiteurs de ballets.