
Métaphore , ni une Métonymie , ni aucun autre Trope
: c’eft, comme je l’ai dit, l’ufege forcé de quelqu’un
des Tropes , pour exprimer une idée qui n’a
point de terme propre , par celui d’une autre idée
qui a quelque rapport à la première. Les Tropes
lont les reflburces de la Catachrèfe ; parce qu’elle
y puife fos emprunts forcés ; mais elle n’eft point
un Trope : elle eft une des fources de l’Étymologie,
parce qu elle contribue par fos emprunts à perfectionner
, à completter, à enrichir la nomenclature
des langues. En voici encore quelques exemples.
On dit Ferrer un cheval, une roue, un lacet,
une caffette ,' pour dire Garnir de morceaux de fer
convenables les pieds d’un cheval, la circonférence
d’une roue, les bouts d’un lacet , les coins d’une
caflette ; cela eft fans figure : mais par Catachrèfe
on dit Ferrer, quand même on voudroit dire Garnir
de cuivre , d?argent, ou dyo r , les choies de cette
elpèce, qui ont coutume d’être garnies de fer ; un
cheval ferré (T argent, un lacet ferré d’or, une caf-
fette f errée de cuivre.
Les noms Charité, Lâcheté, Intempérance , Imprudence
, Injujlice, Folie, expriment des habitudes
de l ’ame, & n’ont point de pluriel en ce lêns
dans aucune langue. Mais par Catachrèfe on donne
fouvent les mêmes noms aux a étions qui ont Ces habitudes
pour principes ; & comme les adions font
üilceptibles de nombres , ces noms peuvent alors
prendre un pluriel : ainfî , l’on dit des charités,
des lâchetés, des intempérances, des imprudences ,
des injuflices , des fo lie s , pour dire des actions, de
charité, de lâcheté , d’intempérance , d’imprudence,
-d’injuftice , de folie. On dit de même des amours ,
pour des liaifons d’amour ; des efpérances, pour des
motifs ou des objets d’efpérance ; des naïvetés,
pour des chofos naïves. Ce font autant de Çata-
chrèfes fondées fur la Métonymie.
C ’eft principalement quand il s’agit d’idées dont
les objets font purement intellectuels , que les langues
fo trouvent dans une difètte réelle : on ne peut
alors défîgner ces idées que par des -termes empruntas
de l’ordre des idées dont les objets font matériels
& fonfîbles. » Une... choie , dit Locke ( Efîai. liv.
« III. ch. j. §. 5. ) , qui nous peut approcher un
D3 peu plus de l’origine de toutes nos notions & con-
sî noiflances, ç’eft d’oblèrver combien les mots qu’on
s» emploie pour lignifier des adions & des notions
»3 tout à fait éloignés des fons, tirent leur origine
» de ces mêmes idées fonfîbles, d’où ils font tranfo
35 férés à des lignifications plus abftrufos, pour ex-
»3 primer des idées qui ne tombent point fous les
33 fons.... Et je ne doute point que, fî nous pouvions
33 conduire tous les mots julqu’à leur fource , nous
»» ne trouvaftions que , dans toutes les langues, les
» mots qu’on emploie pour lignifier des chofos qui
33 ne tombent pas fous les fons , ontTiré leur pre-
33 mière origine d’idées fonfîbles. ce
L a parole ne peut peindre que d’une manière
fonfîble ; & comme elle eft fonore, elle réuflït fur-
tout à peindre les chofos fonores & bruyantes : elle
n’eft pas même fons reflource pour les idées qui
entrent dans l’entendement par la voie des autres
fons extérieurs ( Foye\ O n o m a t o p é e ). Mais dès
qu’il s’agit des idées qui ne concernent que le fons
intérieur, elle eft forcée de recourir aux mots qui
tiennent aux idées deS fons extérieurs, afin de faire
concevoir le mieux qu’il eft polïible, par une forte
de comparaifon , les opérations intérieures , dont on
ne peut tranfmettre les idées que fous le voile de
quelques apparences fonfîbles.
Examinons for ce pied quelques termes cités par
Locke dans le palfage même dont je viens de rapporter
une partie ; imaginer, comprendre , c@nce-
voir.
Imaginer, à la lettre, c’eft Faire une image ,*
mais ce n’eft qu’une Métaphore. L ’elprit ne peut
proprement ni faire ni recevoir en foi aucune
image.
. Comprendre & Concevoir , formés directement
des mots latins Comprehendere & Concipere, lignifient
littéralement Prendre avec ou enfemble. C ’eft
encore une comparaifon , fondée fur ce que l ’elprit
qui comprend ou qui conçoit, connoît ou toutes
les idées partielles qui conftituent l’idée totale , ou
toutes les relations des idées qu’il compare , & cela
par un foui & même aCte ; de même que l’on prend
en une foule poignée toutes les branches d’un faif-
ceau, toutes les parties d’un même corps.
Prenons quelques exemples du Traité de la Formation
méchanique des langues par M. le préfîdent
de Brofles (Ch. x ij. n. m , z i z . )
Confidérer, regarder attentivement un objet ; au
figuré, réfléchir en foi-même : tel eft le fons actuel
& générique de ce mot. Mais dans fon premier
ufoge , il a dû feulement lignifier Regarder le ciel ;
R. fidus. Expreffion formée fur l’attention avec laquelle
un aftronome regarde une conftellaion à travers
un long tube pour en mettre les étoiles en-
fomble con-ftellare , çon-fiderare.
Défir, lÿncopé du latin Defiderium, qui, lignifiant
dans cette langue plus ’encore le regret de la perte
que le fouhait de la pofleflion , s’eft particulièrement
étendu dans la nôtre à ce dernier fontiment
de l’ame. La particule privative de , précédant le
verbe fiderare, nous montre que De-fiderare, dans
fo lignification purement littérale, ne votiloit dire
autre chofo que Être privé de la vue des aflres.
Le terme qui exprimoit la perte d’une chofo fî
fouhaitable, s’eft généralifë pour tous les fontiments
du regret , & enluite pour tous les fontiments du
défir , qui font encore plus généraux. Ainfî, la Catachrèfe
porte ici for une double Synecdoche ( Foy.
S ynecdoche ); ce qui prouve de nouveau que tous
les Tropes peuvent etre de fon relfort, & qu’elle n’eft
point elle même un Trope.
Du grec P , dictum, pris par Métonymie pour
ce dont on parle, les latins ont tiré R es (chofo ) ,
peur exprimer toute entité dont on peut difeourir.
Enfoite de Res , qui fait au génitif pluriel Rerum ,
ils ont formé leur verbe R e r i, comme noiis dirions
littéralement, fi le motétoitreçu , Être chofe, c’efl
à dire, Etre perlùade de la realite , de 1 exiitence ,
de la vérité de la chofo, la Croire. De Reri vient
le lupin Ratum , & le terme abftrait R a tio , l’action
de connoître les chofos, ou la faculté detre
inftruit de ce qui les concerne, la Raifon. On ne
pouvoit mieux peindre la force de cette operation
de l’entendement, pour faire concevoir que la Raifon
n’eft que la Férue de la chofe, la Chofe meme
transportée du dehors au dedans de 1 efprit.
Avoir de l’Inclination pour quelqu un, Pencher
en fo faveur, font vraiment des images phyfîques
de chofos morales ; puifque par analogie elles transportent
, aux difpofitions de 1 ame , les mouvements
corporels. ‘ -
C ’eft aufti une fort bonne peinture naturelle , que
d’avoir nommé Coquetterie , le caraCtere d efprit
d’une femme qui agace les hommes, comme un Coq
agace plufieurs poules à la fois.
Déltre , , folie , égarement de l’efprît , vient du
latin Delirare, qui lignifie proprement S ’écarter des
filions, ..labourer de travers; de lira, fil Ion.
Afiuce , artifice de l ’elprit, Afiutia , veut dire
littéralement Manière de vivre à la v ille ,, étant
dérivé^du grec uçv ( ville ) ; in quo, dit Feftus, qui.
converfati affuluè f in i , cauti atque acutieffe vi-
deantur. Au refte, ce mot ne s’entendoit qu’en mau-
vaifo part : A fiu , dit Servius fur Virgile t Æn. x j .
704. ) , malitia ; nam propriè afhitos , malitiofos
vocamus. Cet ufogé de la langue latine eft un témoignage
authentique contre la prétendue politefîe
& la faufle fogacité des villes.
Dubium , dit Feftus, à duobus incipit ; & plu-
- fîeurs penfontque Dubium eft pour Duvium, comme
fi l ’on difoit duce vice. Quoi qu’il en foit, ce mot,
que nous rendons par Doute, peint tres-bien l’incertitude
de l’elprit entre deux penfées, àu moyen de
l’idée de deux , qui fo trouve à la tete du mot.
Il foroit aifé d’accumuler fons fin des exemples
de mots pareils, deftinés aujourdhui par Catachrèfe
à exprimer des idées relatives ou purement intel-
leétuelles. Tous ceux qu’on emploie dans les langues
connues portent for de pareilles images, &
font originairement métaphoriques ; ou bien il eft
impofîible d’en afligner une origine raifonnable ,
parce que les traces en font entièrement effacées.
Mais en bonne Logique , on doit juger des chofos
homogènes , que l’on ne peut connoitre , par celles
qui font bien connues : & fi celles-ci fo rangent fous
un principe, dont l’évidence fo faffe appercevoir
partout où la vue peut s’étendre ; l’analogie, l’une
des plus fécondes fources de nos lumières, exige
que nous rapportions au même principe toutes les
autres chofos de même elpèce. Ce qui confirme
entièrement la conclulion générale que j’ai rapportée
de Locke un peu plus haut.
Qu’eft-ce autre chofo que des Tropes continuels,
qui faVorifont cette formation des termes intellec-
. tuels f Les images y font fonfîbles. Quel autre
moyen analogique pourroit-on imaginer pour fubvenir
à cette nomenclature ? Il paroît décidé par
les ufoges connus des langues , que les hommes ont
eu befoin de très-bonne heure de cette efpèce de
termes ; & il n’y a point à douter que l’expédient de
les prendre par analogie dans l’ordre phyfique, ne
foit aufti ancien & ne vienne de la meme fource
que le langage même.
« Mais, dit M. du Marfais (Trop. I. vij. g 1.)
» il ne faut pas croire avec quelques lavants ,
» ( Rollin, Traité des é t . Liv. III. Ch. iij. Art. z.
>» §. 5. Cicéron , III. de O rat. .xxxviij. 15*. Vo fo
» lius, Inftit. orat. IV . vj. 14.) que les Tropes
» n’ayent d’abord été inventés que »par né ce (fié ,
» à caufe du défaut & de la difette des mots
» propres, & qu’ils ayent contribué depuis à la
» beauté & à l’ornement du dijeours ; de même
r> à peu/ près que les vêtements ont été employés
» dans le commencement pour couvrir le corps &
» le défendre contre le froid, & enfuite ont fervi
» à l’embellir & à l’orner. Je ne crois pas qu’il 7,
» ait un allez grand nombre de mots qui fuppléent
» à ceux qui manquent, pour pouvoir dire que tel
» ait été le premier & le principal ufage des Tropes.
» D’ailleurs ce n’eft point là , ce me femble , la
» marche, pour ainfî dire, de la nature ; l ’ima-,
» gination a trop de part dans le langage & dar-s
» la conduite des hommes , pour avoir été précérs
» dée en ce point par la néceftité ».
Cette imagination , qui a tant de part dans le
langage & dans la conduite des hommes, & qu’on
ne veut point y avoir été précédée par la néceftité ,
eft pourtant fille de cette néceftité , fî je peux parler
ainfî : l’imagination étoit néceiïàire aux hommes,
on vient de le voir , pour foppiéer , par des images
& des mots pittorefques , à ceux qui dévoient exprimer
les idées purement intellectuelles ; & M. du
Marfais lui-même, en avouant la part qu’elle a dans
le langage , avoue en quelque forte la néceftité qui
l’y a introduite.
« Ce n’eft point là , dit - il , la marche de la
nature ». C ’eft elle-même : & on la reconnoît ici
aux caractères qui font les fouis qui puiffent la
manifefter ; je veux dire des faits confiants & des
procédés, femblables dans tous^ les temps & dans
tous les lieux, nonobftant la diverfité des idiomes.
M. du Marfais a tort de croire qu’il n’y a pas un
allez grand nombre de mots qui fuppléer.t à ceux
qui manquent. C’eft une aftertion hafardée fer.s
réflexion : car les termes qui expriment des idées
mentales , des abftraétions , des cor.fidérations de
l’efprit, des réflexions , des relations , des combi-
naifons, en un mot des êtres moraux & métaphjv
fiques, font les plus abondants dans toutes les langues
cultivées ; & il eft impoflible de prouver d’un
foui de ces termes, qu’il ne tienne pas à un radical
phyfique , & par conféquent qu’il ne foit pas deftiné
à fuppléer un terme propre. Ergo hoe tranfationes
quafi rhutuationes finit ; quum quod non habeas
aliundefumas. (Cic. III. De Orat. xxxviij s$6.)
Une remarque eftencielle à faire i c i , c’eft que