on ne peut réellement convaincre fans être convaincu
foi-même : car la conviéfcion réelle eft la fuite de
Tévidence ; & on ne peut donner l ’évidence aux
autres , quand on ne l’a pas. En fécond lieu , on
peut fans doute faire croire aux autres qu’ils voiént
clairement ce qu’ils ne voient point, c’eft une efpèce
de fantôme qu’on leur préfènte à la place de la
réalité ; mais on ne peut les tromper fur leurs affections
& fur leurs fèntiments , on ne peut leur per-
fuader qu’ils font vivement pénétrés , s’ils ne le font
pas en effet: un auditeurqui (è croit touché,üeft.
donc véritablement : or on ne donne point ce qu’on
n’a point ; on ne peut donc vivement toucher les
autres fans être touché vivement foi-même , fôit
par le fèntiment, fbit au moins par l’imaginâtion,
qui produit en ce moment le même effet.
Nul difcours ne fera éloquent s’il n’élève Rame:
l’Eloquence pathétique a fans doute pour objet' de
toucher ; mais j’en appelle aux âmes fènfibles, les
mouvements pathétiques font toujours en elles accompagnés
d’élévation. On peut donc dire qui Eloquent
& Sublime font proprement la même chofe ;
mais on a réfervé le mot de Sublime pour défî-
gnerparticulièrement l’Éloquence quipréfènte à l’auditeur
de grands objets; & cet ufâge'grammaticaL,
dont quelques, littérateurs pédants & bornés peuvent
être la dupe, ne change rien à la vérité.
Il réfûlte de ces principes que l ’on peut être éloquent
dans quelque langue que ce fbit, parce qu’il
n’y a point de langue qui fè refufè à l’expreffion vive
d’un fèntiment élevé & profond. Je ne fais par quelle
raifôn un grand nombre d’écrivafns modernes nous
parlent de l’Eloquence des ehofes comme s’il y
avoit une Élo quènce des mots. L ’Éloquence n’eft
jamais que dans le fù jet ; & le caradère du fùjet,
ou plus tôt du fèntiment qu’il produit, pafïè de lui-
même & néceflairement au difcours. J’ajoûte que
plus le difcours fera fimple dans un grand fùjet,
plus il fera éloquent, parce qu’il repréfèntera le
fentiment avec plus de vérité. L ’Éloquence ne con-
fifte donc point, comme tant d’auteurs l’ont dit
d’après les anciens , à dire les chofès grandes d’un
ftyle fublime, mais d’un ftyle fimple; car il n’y a
point proprement de ftyle fùblime, c’eft la chofe
qui doit l’être ; & comment le ftyle pourrojt-il
être fublime fans elle-, ou plus qu’elle?
Aufïrles morceaux vraiment fûblimes font toujours
ceux qui fè traduifènt le plus aifément. Qu'e
vous. rejle-t-il ? moi. . . . Comment voulez-vous que
j e vous truite ? en roi. . . . Qu’il mourût. . . . Dieu
dit : que là. lumière Je fajfe, o* elle f e f i t , . . . &
tant d’autres morceaux fans nombre fèront toujours
fûblimes dans toutes les langues r-l’expreflion pourra
être plus ou moins v ive , plus ou moins précifè,
félon le génie de la langue; mais la grandeur de
l ’idée fibfiftera toute entière. En un mat on peut
être éloquent en quelque langue & en quelque ftyle
que ce fbit, parce que Y Élocution n’eft que l’écorce
de l’Éloquenceavec laquelle il ne faut pas la confondre.
'
Mais, dira-t-ort , fi l’Éloquence véritable & proprement
dite a fi peu befbin des règles de Y E lo cution
, fi elle ne doit avoir d’autre expreflion que
celle qui eft d-iâée par la nature, pourquoi donc
les anciens-dans leurs écrits fur l’Éloquence ont-
ils traité fi à fond de Y Élocution? Cette queftion
mérite d’être approfondie.
L ’Eloquence ne cohfîfte proprement que dans des
traits vifs & rapides ; fon effet eft d’émouvoir vivement,
& toute émotion s’affoiblit par la durée. L ’Éloquence
ne peut donc régner que par intervalles
dans un difcours de quelque étendue , l’éclair part
& la nue fe referme. Mais fi les ombres du tableau
font néceflaires, elles ne doivent pas être trop fortes ;
il faut fans doute & à l’orateur & à l’auditeur des
endroits de repos; dans ces endroits l’auditeur doit
retirer , non s’endormir , & c’eft aux charmes tranquilles
de Y Élocution à le tenir dans cette fîtuation
douce & agréable. Ainfi, (ce qui femblera paradoxe
, fans en être moins vrai ) les règles de Y Elocution
n’ont lieu, à proprement parler , & ne font
vraiment néceffaires que pour les morceaux qui ne
font pas proprement éloquents, que l’orateur com-
pofè plus à froid, & où la nature a"befoin de l’art.
L ’homme de génie ne doit craindre de tomber dans
un ftyle-lâche, bas, & rampant, que lorfqu’il n’eft
point fbutenu par le fùjet; c’eft alors qu’il doit
longer à Y Elocution, & s’en occuper. Dans les autres
cas , fbn Élocution fera telle qu’elle doit être-
fans qu’il y penfè. Les anciens, G je ne me trompe
ont fenti cette vérité c’eft: pour cette raifbn qu’ils
ont traité principalement de Y Élocution dans leurs
ouvrages fur l’art oratoire. D ’ailleurs des trois parties
de l’orateur, elle eft prefque la feule dont-on puiflè-
donner des préceptes direds, détaillés , & pofîtifs t
Y Invention n’a point de règles-, ou n’en a que de vagues
èt d’infùffifàntes; la Difpofidon en à peu, & appartient
plus tôt à la Logique q.u’à la Rhétorique. Un
autre motif a porté les anciens rhéteurs à s’étendre
beaucoup fur les règles de Y Élocution : leur
langue étoit une efpèce de Mufique'fùfceptible d’une
mélodie à laquelle le peuple même étoit très-fèn-
fible ; des préceptes fur ce fùjet, étoient aufïi nécefi
foires dans les traités des anciens fur l’Éloquence
que le font parmi nous les règles de la compofition-
mufîcale dans un traité complet de Mufîque. Tl eft-
vrai que ces fortes de règles ne donnent ni à l ’orateur
ni au mufîcien du talent & de l’oreille ; mais
elles font propres à l’aider. Ouvrez le traité de-
Cicéron intitulé Orator , & dans lequel il s’eft
propofe déformer ou plus tôt dépeindre un orateur-
parfait; vous verrez, non feulement que la partie
de Y Élocution eft celle à laquelle il s’attache principalement
, mais que de toutes les qualités de Y Élocution
, l’haamonie qui réfùlte du choix- & de l’arrangement
des mots, eft celle dont il eft le plus
occupé. Il paroît même avoir regardé ce‘t objet comme-
très-eflenciel dans des morceaux très-frappants parle
fond des chofès, & où la beauté de la penfée
fembloit difpenfèr du foin d’arranger, les, mats. Je
n’en citerai que. cet exemple. « J’étais préfènt, dit
;Cicéron, lorfque C. Carbon s’écria dans une harangue
au peuple : O Mar ce Driife, patrem appelloy
tu dicere folebas f i e ram ejfe rempublicam y qui-
cumaueeam vïolavijfent, ab omnibus ejfe eis pamas
perfoLutas y pat ris dictum fapiens terne rit as filii
comprobavit ; ce dichorée comprobavit ^ajoute Cicéron
, excita par fon harmonie un cri d’admiration
dans toute l’affemblée. » Le morceau que nous
venons de citer renferme. une idée fî noble & fi
belle, qu’il eft affùrément très-éloquent par lui-même,.
& je ne crains point de la traduire pour le prouver.
O Marcus Drujus ( c'ejl au père que j e rtiadrejfe ) ,
tu avois coutume de dire que la patrie étoit un
dépôt facre ; que tout citoyen qui Vavait violé en
avoit porté la peine y la témérité du fils a prouvé
la fqgejfe des difcours du père. Cependant Cicéron
paroît ici encore plus occupe des mots que des chofès.
» Si l’orateur , dît-i l , eût fini fe période ainfi,
» comprobavitfilii terne rit a s , I l n’y a u r o it plus
» RIEN ; JAM NIHIL e r i t . » Voilà, pourle dire en
pafîànt, de quoi ne fè fèroient pas doutés nos prétendus
latiniftes modernes , qui prononcent le latin
aufïi mal qu’ils le parlent. Mais cette preuve fuffit
pour faire voir combien les oreilles des anciens étoient
délicates fùr l’harmonie. La fènfibilité que Cicéron
témoigne ici fur la Di&ion dans un morceau éloquent,
ne contredit nullement ce que nous avons
avancé plus haut, que l’Éloquence du difcours eft
■ \ç fruit de la nature & non pas de l’art., 11 s’agit
ic i, non de l ’expreflion elle-même, mais de l’harmonie
des mots, qui eft une chofe purement artificielle
& mechanique; cela eft fi vrai que Cicéron,
en renverfent la phrafè pour en dénaturer l’harmonie,
en confèrve tous les termes. L ’expreflion
du fèntiment eft didée par la nature & par le génie ;
c’eft enfùite à l’oreille & à l’art à difpofèr les mots
de îa manière la plus harmonieufè. Il en eft de
l’orateur comme du mufîcien, à qui le génie fèul
infpire le chant, & que l’oreille & l’art guident
dans l’enchaînement des modulations.
Cette comparaifon r tirée de la Mufîque conduit
à une autre idée qui ne paroît pas moins jufte.
La Mufîque a befbin d’execution , elle eft muette
& nulle fur le papier; de même l’Eloquence fùr
le papier eft prefque toujours froide & fans vie,
elle a befbin de l’a dion & du gefte ; ces deux
qualités lui font encore plus néceflaires que Y Elocution
; & ce n’eft pas fans raifbn que Démof-
thène réduifoit à l’adion toutes les parties de l ’orateur.
Nous ne pouvons lire fans être attendris- les
péroraifbns touchantes de Cicéron , pro Fonteio,
pro Sextio , pro lHancio, pro Flacco , pro Syllil y
qu’on imagine la force qu’elles dévoient avoir dans
• là bouche de ce grand homme : qu’on fè repréfènte
Cicéron au milieu du Barreau , animant par fos
pleurs & par une voix; touchante le difcours le plus
pathétique, tenant le fils de Flaccus entre fès bras ,
le pré Tentant aux juges, & implorant pour lui l’hu-
aaanité. & Les. lois ‘x on ne., fera point furpris* de ce
qu’il nous rapporte lui-même, qu’il remplit en cette
occafîon le Barreau de pleurs , de gémilfements, 8c
de fànglots. Quel effet n’eût point produit la pérorâi-
fbn pro Milone , prononcée par ce grand orateur !
L ’adion fait plus que d’animer le difcours : elle
peut même infpirer l’orateur, fùrtout dans les occa-
fîons où il s’agit de traiter fur le champ & fin
un grand théâtre , de grands intérêts, comme autrefois
à Athènes & à Rome , & quelquefois aujour-
dhui en Angleterre. C ’eft alors que l’Éloquence
débarraflee de toute’contrainte & de toutes règles-,
produit fès plus grands miracles. C ’eft alors qu’on. -
éprouve la vérité de ce paflage de Quintilien , lib.
F I L cap. x . Peclus eft quod difertos fa c it, &
vis mentis ; ideoque imperitis quoque , Ji modà>
funt cdiquo affectu concitad , verba non défunt.
Ce paflage d’un fî grand maître fèrviroit à confirmer
tout ce que nous avons dit dans cet.article fur
Y Élocution confidérée par rapporta l’Éloquence, fi
des vérités aufïi inconteftables avoient befbin d’autorité.
Nous croyons qu’on nous fàura gré, à cette occafîon,
de fixer la vraie fîgnification du mot Dijertus;
il ne répond certainement pas- à ce que nous appelons
en .françoîs Difert y M. Diderot l’a très-bien
prouvé au mot D i s e r t , par le paffage même que
nous venons de citer , & par la définition exa&e de
ce que nous entendons par Difert• On peut y join-
dre ce paflage d’Horace , epift. I. verf. x jx . Foe-
curidi calices quem non fecère difertum ! qu aflû—
rément on né traduira point ainfi , quel ejl celui
que le vin via pas rendu difert ?. Difertus- chez,
les latins lignifiait toujours , ou prefque toujours, ce
que nous entendons par Éloquent, c’eft à dire, celui
qui pofsède dans un fouverain degré le talent de
la parole , & qui par ce taient fait frapper y émou-
. voir , attendrir, intéreflèr,. perfiader. Diferti eft y.
dit Cicéron dans fès dialogues de oratore, lib. I .
cap. Ix x x j. ut omtione pcrfuadere poffit. Dijertus-
eft donc celui qui a le talent de perfuader par le
difcours, c’eft à dire, qui pofsède ce que les anciens
appeloient Eloquentia. lis appeloient Eloq uens-
celui qui joignoit à la qualité , de DifertusAz cou—
noifîànce de la Philofophie & des lois ; ce qui for-
moit, félon eux, le parfait orateur. S i idem homo
dit à cette occafîon M.Gefner dans fbn ThéJ'aunts
linguæ hui ri oe , difertus eft'& doclus & fapiens, iss
demùm eloquens. Dans le I. liv. de oratore, Cicéron-
fait dire à Marc-Antoine l’orateuf : Eloquentem vo—
cavi, qui mirabiliàs & magnïficentiàs augerepojfec.
nique omare q.ues v elleto m n e sq u e o m n iu m r e—
RUM Q.UÆ AD DICENDUM PERTINERENT FONTES»
ANIMO AC MEMÔRIA CONTINERET. Qu’on life le:
commencement du traité de Cicéron intitulé Orator y.
on verra qu’il appeîoitZ>i/e/7i,.les orateurs quia voient
Etoquendam popularem ,• bu comme il l’appelle encore
, Eloquendam forenfem , ornatamverbis caque.’
fentendisjîne doclrinâ, c eft à dire, le talent-complet
de la parole, mais deftitué de la profondeur du favoic
& de la. Philofophie tdans un autre endroit âtumême