
la vois dans mon hypothèfe que comme une des
caufes fécondes , & telle ( pour m’aider encore
d’une comparaison prifè de la Peinture ) , telle ,
dis-je , qu’eft la toile fous la main du peintre.
L ’Imagination reçoit le. deffein rapide du tableau
qui eft préiencé à Famé, & c’eft fur cette première
efqutfîê que le Génie diftribue les couleurs.
Je parie enfin , dans la définition que je pro-
poié, d’un tableau nouveau ; car il ne s’agit point
ici d’une opération froide & commune de la mémoire.
Il n’eft point d’homme à qui elle ne rappelle
fouvent les différents objets qu’il a déjà vus : mais
ce ne font là que de faibles efquiflès qui pafTent
devant fbn entendement-, comme des ombres légères,
fans fùrprendre, affeéter, ou émouvoir fon
ame, ne fuppofent que quelques fenfetions déjà
éprouvées , & point de combinaifôns précédentes.
Ce n’eft là peut-être qu’un des apanages de l'Info
tinét ; j’entends dèveloper ici un des plus beaux
privilèges de la Raifôn.
Il s’agit donc d’un tableau qui n’a point encore
été vu , d’un tableau que la raifôn vient de créer,
d’une image toute de feu qu’elle pré lente tout, à
coup à une ame vive, exercée, & délicate ; l’émotion
qui la fàifît eft en proportion de fa vivacité , de
fès connoiflknces , de fà délicateflè.
Or il eft dans là nature que l’a me n’éprouve
point de fèntiment, fans former le défîr prompt &
vif de l’exprimer ; tous fès' mouvements ne font
qu’une fucceflion continue de fèntiments & d’ex^
prefilons ; elle eft comme Je coeur , dont le jeu
machinal eft de s’ouvrir fans ceiïè pour recevoir &
pour rendre : il faut donG qu’à l’afpeét fubit de ce
tableau frapant qui occupe l’ame, elle cherche à
répandre au dehors l’impreflïon vive qu’il fait fur
elle. L ’impuifïon qui l’a ébranlée , qui la remplit,
& qui l’entraîne , eft telle que tout lui cède, &
qu’elle eft le fèntiment prédominant. Ainfî , fans
que rien puiiïè le diftraire ou l’arrêter, le peintre
fàifît fôn pinceau , & la toile fè colore , les figures
s’arrangent, les morts revivent; le cifèau eft déjà
dans la main du fculpteur , & le marbré s’anime ;
les vers coulent de la plume du poète, & le Théâtre
s’embellit de mille aftions • nouvelles ■. qui nous
intéreflènt & nous étonnent ; le muficien monte
fâ lyre , & l’ercheftre remplit les airs d’une harmonie
füblime ; un fpedacle inconnu, que le génie
de Quinault a créé & qu’elle embellit, ouvre
une carrière brillante aux arts divers qu’il rafîem -
ble; des mafûres dégoûtantes difparoifiènt& la
fùperbe façade du Louvre s’élève ; des jardins réguliers
& magnifiques prennent la place d’un terrein
aride , ou d’un marais empoifônné ; une éloquence
noble & mâle, des accents dignes de l’homme , ■ font
retentir le Barreau, nos Tribunes:, nos Ch'aires;
la face de la France. change ainfî rapidement
comme une belle décoration de théâtre ; les noms
des Corneille, des Molière, des Quinault, des
Lully, des Lebrun , des BofTuet, des Perrault,
des Le Nôtre, volent de bouche en bouche, &
l ’Europe entière les répète & l.es admire : ils font
déformais des monuments immuables de la gloire
de notre nation & de l’humanité.
L ’Enthoufiafme eft -donc ce mouvement impétueux
, dont i’effor donne la vie à tous les chefs-
d’oeuvre des arts , & ce mouvement eft toujours
produit par une opération de la raifôn aufli prompte
que fublime. En effet que de connoiflknces précédentes
ne fuppofè t il pas ? que de combinaifôns
Finftru&ion ne doit- elle pas avoir occafionnées i
que d’études antérieures n'eft-il pas nécelfaire d’avoir
faites | de combien de manières ne faut-il pas
que la raifôn fè fôit exercée , pour pouvoir créer
tout à coup un grand tableau , auquel rien ne manque
& qui paroit toujours à l’homme de génie ,
à. qui il fèrt de modèle , bien fupérieur à celui
que fôn Enthoujiafme lui fait produire ? D’après
ces réflexions , puifees dans une Métaphyfiquepeu
abftraite & que je crois fort certaine ., j’ofèrois
définir l’jEnthoufiafme ^ une émotion vive de Vame
à Vafpeci d'un tableau n euf & bien ordonne' qui
la frâpe , & que la raifôn lui préfente.
Cette émotion , moins v iv e , à la vérité, mais du
même caradère , fè fait fèntir à tous ceux qui font à
portée de jouir des diyerfes productions des beaux arts«
On ne voit point fans Enthoufiafme une tragédie in-
térefîànte, un bel opéra, un excellent morceau de Peinture,
un magnifique édifice, &c\ ainfî,la définition que
je propofè paroit convenir également, & à l'Enthoufiafme
qui produit, & à Y Enthoufiafme qui admire.
Je crains peu d’objedions de la part de ceux
que l ’expérience peut avoir éclairés fur le point que
je traite ; mais ce tableau fpirituel, cette opération
rapide de la raifôn, cet'accord mutuel entre Famé
& les fèns duquel naît l’expreflion prompte des im-
preflions qu’elle a reçues , paroitront chimériques
peut-être à ces efprits froids, qui fè fouviennent
toujours"& qui ne crééront jamais.
Pourquoi, diront- ils, dénaturer les chofès ? à quoi
bondes fÿftêmes nouveaux? On a cru jufqu’ici Y Enthoufiafme
une efpèce de fureur ; l’idée reçue vaut
bien la nouvelle ; & quand l’ancienne feroit une
erreur, quel défàvantage en réfûlteroit- il pour les
arts ? Les grands poètes , les bons peintres , les
mufîciens excellents, qu’on a crus & qui fè font crus
eux-mêmes des gens infpirés , ont été aufli loin fans
tant de Métaphyfîque : on refroidit l’efprit, on affoi-
i blit le génie par ces recherches incertaines ou au
moins inutiles des caufes ; contentons-nous des effets.
Nous favons, que les "gens de génie créent ; que
nous importe de fàvoir comment? Quand on aura
découvert que la raifôn eft le premier moteur des
opérations de leur ame , & non l’imagination , qu’on
en a crue chargée jufqu’à préfent, penfè-t-on qu’on
•donnera du génie ou du talent à ceux a qui la
nature aura refufé un don fi rare ?
A ces ob je étions générales je répondrai i®. qu’il
n’eft point d’erreur dans les arts , de quelque nature
qu’elle fôit, ' qu’il ne foit évidemment utile
de détruire.
i®. Que celle dont il s’agit eft infiniment préjudiciable
aux artifles & aux arts.
3°. Que c ’eft applanir des routes qui font encore
affez difficiles, que de chercher, de trouver , d’établir
les premiers principes. Les règles n’ont été
faites que fur le méchanifme des arts ; & en paroifo
faut les gêner, elles les ont guidés jufqu’au point
heureux où nous les voyons aujourdhui. Que s il eft
poflible de porter des lumières nouvelles fur leur
partie purement fpirituelle , fur le principe moteur
duquel dérivent toutes leurs opérations, elles deviendront
dès lors aufli sûres que faciles. Il en efl des arts
comme de la navigation ; on ne couroit les mers
qu’en tâtonnant avant la découverte de la bouffole.
4°. Ne craignons point d’affoiblir l’efprit ou de
refroidir le génie, en les éclairant. Si tout ce que
nous admirons dans les productions des arts eft l’ouvrage
de la raifôn, cette découverte èlevera l’ame
de l’artiffe, en lui donnant une opinion plus glo-
rieufe encore de l’excellence de fôn être ; & de
cette élévation attendez de nouveaux miracles, fans
en craindre un plus grand orgueil. La vanité n’eft
le grand reflôrt que des petites âmes; le génie en
-fuppofè toujours une fopérieure.
5°. Les mots d’Imagination, de Génie , <YEf
p r i t , de Talent , ne font que des termes trouvés
pour exprimer les différentes opérations de la raifbn :
il en eft d’eux à peu près comme des divinités inférieures
du paganifine : elles n’étoient, auxyeuxdes fàges,
que des noms commodes pour exprimer les divers
attributs d’un Dieu unique; l’ignorance fèule de la
multitude leurfit partager les honneurs de la divinité.
6°. Si l’Enthoujiafme, à qui fèul nous fômmes
redevables des belles produdions des arts, n’eft dû
qu’à la raifôn comme caufè première ; fi c’eft à ce
rayon de lumière plus ou moins brillant, à cette
. émanation plus ou moins grande d’un Etre fupréme,
qu’il faut rapporter conftamment les prodiges qui
fortent des mains de l ’humanité, dès lors tous les
préjugés nuifibles à la gloire des beaux arts font
pour jamais détruits, & les artiftes triomphent. On
pourra déformais être poète excellent, fans ceffer
de paiïèr pour un homme fàge ; un muficien fera
fublime , fans qu’il foit indifpenfàblement réputé
pour fou. On ne regardera plus les hommes les
plus rares comme des individus prefqu’inutiles ;
peut-être même s’imaginera-t-on un jour qu’ils peuvent
penfèr , vivre, agir comme le refte des hommes.
Ils auront alors plus d’encouragement à efpê-
re r , & moins de dégoûts à foutenir. Ces têtes légères
, orgueilleufes, & bruyantes, ces automates
lourds & dédaigneux qui décident en maîtres dans
la fôciété , feront peut-être à la fin perfoadés qu’un
artifte, un homme de Lettres, tiennent dans l’ordre
des chofès un rang fupérieur à celui d’un intendant
qui les a fübjugués & qui les ruine, d’un vil
complaifànt qui les' amufe & qui les joue, d’un caif
fier qui leur refufè leur argent pour le faire valoir
à 'fôn profit, même d’un fecrétaire qui fait mal
leur befogne & très-adroitement fà fortune*
Au refte fôit que la vérité triomphe enfin de
l’erreur, foit que le préjugé plus puiflànt demeure
le tyran perpétuel des opinions contemporaines,
que nos illuftres modernes fe confident & fè rafsû-
l rent : les ouvrages du dernier fiècle font regardés
maintenant, fans contradiction , comme, des chefs-
d’oeuvre de la-raifôn humaine , & il n’eft pas à
craindre qu’on ofe prétendre qu’ils ont été faits
fans Enihoufiafme : tel fera le fort, dans le fiècle
prochain , de tous ces divers monuments , glorieux
aux arts & à la patrie , qui s’élèvent fous nos yeux.
La multitude en 'eft frappée, il eft v ra i, fans les
apprécier ; les demi-connoiffeurs les difcutent fàns
les fèntir : on s’èn occupe moins long temps au-
jqurdhui que d’une parodie fàns efprit , dont o^i
n’a pas honte de rire : qu’importe ? en feront-ils
moins un jour l’école & l’admiration de tous les
efprits & de tous les âges ?
Mais la définition que je propofè convient-elle à
toute forte à.’Enthoujiafme & à toutes les efpèces
de talents ? Quel eft le tableau, dira-t-on peut-être,
que la raifôn peut offrir à peindre à Fart du muficien
? Il ne s’agit là que-d’un arrangement géométrique
de tons, &c. L ’Éloquence d’ailleurs eft
fublime fàns Enthoufiafme , & il faut fûpprimer de
cet article tout ce qui a été dit des orateurs du
fiècle dernier.
Je réponds t°. qu’il n’exifte point de Mufique
digne de ce nom, qui n’ait peint une ou plufieurs
images : fôn but eft d’émouvoir par l ’expreflion ,
& il n’y a point d’expreflïon fàns peinture. Voye\
la queftion plus au long aux articles E x p r e s s io n ,
O p é r a , du D ic t io n n a ir e des bea u x A r t s .
2°. Mettre en doute Y Enthoufiafme de l’orateur,
c’eft vouloir faire douter de l’exiftence de l’Éloquence
même , dont l’objet unique eft de l’infpirer.
Ce difcours qui vous émeut, qui vous intéreflè,
ou qui vous révolte; ces détails, ces images fuccéflives
qui vous attachent, qui ouvrent-votre coeur d’une
manière infenfîble à celui des fentiments que l’on
veut vous infpirer, tout cela n’eft & ne peut être
que l’effet de l’émotion vive qui a précédé dans Famé
de l ’orateur celle qui fè gliflè dans la vôtre. On
fait une déclamation, une harangue, peut-être
même un difcours aca’démique, fàns Enihoufiafme ;
mais ce n’eft que de lui qu’on peut attendre un bon
fermon , un plaidoyer tranfcendant, une oraifon funèbre
qui arrache des larmes. froye\ É lo c u t io n .
Je finis cet article par quelques obfervatîons utiles
aux vrais talents, & que je fupplie tous ceux qui s’érige
ri fc^n juges fouverains des arts de me permettre.
Sans Enthoufiafme point de création , & fàns
création les artiftes & les arts rampent dans la foule
des chofès communes. Ce ne font plus que de froides
copies retournées de mille petites façons
différentes : les hommes difparoîffent ; on ne trouve
plus à leur place que des fînges & des perroquets'-
J’ai dit plus haut qu’il y a deux fortes drEndiou~
I Jiafme ; l’un qui produit, Fautre qui admire t celui—
l ci eft toujours la fuite & le fàlaire du premier, fit