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*APOSIOPÉSE. f. f. C’eft la figure de penfée ou
de ftyle , plus connue parmi nous (bus le nom de
Reticéncè. Voye\ ce mot. Les deux termes lignifient
également OmiJJîon par Jilence : AVor/ftJTrjj^/s:*
de ùtfo ( pojî) , & de triavlu» (fileo) y ce qui s explique
tres-bien par Pofieriorum ou fequentium
filentium. Mais celui des deux termes qui eft plus
au goût de notre langue, y rend l’autre aflfez inutile.
(M . B e a u z é e . )
(N.) APOSTROPHE, f. f. Figure de penfée ou de
ftyle par mouvement , efpèce de P rofopopée,
( yoyc\ ce mot), par laquelle on paroît perdre
de vue ceux à qui l’on parle, pour adreffer tout
à coup la parole à Dieu, aux e(prits celefles ou
infernaux , à la terre, à des perlônnes^ abfèntes,
aux morts., à des êtres inanimés, ou même à des
êtres métaphyfîques. A Vo?/io<psi ( averjio, détour);
de «7rV(d, ab), & de rpi<p* (verto.)
Dans l’Oraifôn funèbre de la ducheffe d’Orléans,
Bofluet adreffe tout à coup la parole à cette illuftre
morte , puis à Dieu & aux anges. « Princefie, dont
» la deftinée eft fi grande & fi glorieulè , faut-il
» que vous naifïiez en la puiflânce des ennemis de
»> votre maifbn? O'Éternel! veillez fur elle. Anges
» (aints ! rangez à l’entour vos efcadrons invifîbles,
» & faites la garde autour du berceau d’une prin-
y> celle fi grande & fi délailfée. » Cette Apojlrophe
a un effet admirable pour exciter l’inquiétude^ &
la compaffion des auditeurs en faveur de la prin-
ceffe, l’orateur montrant qu’il en eft lui-même fi
pénétré, qu’il croit devoir lui chercher du (ecours
jufques dans le ciel.
Voici une belle Apojlrophe, fûggérée^ au Pfàl-
mifte par une jufte indignation en même temps
par un zèle éclairé ( / y ! xciij. 3-9- ) ; le Prophète
parle directement à Dieu , puis il adreffe lubite-
ment la parole aux impies dont il le plaint:
Ufque quo peccato-
res, Domine, ufque quo
peccatores gloriabun-
turl
Lffabuntur & lo-
quentur iniquitatem, lo-
quentur omnès qui ope-
rantur injuflitiam ?
Populum tuunty Domine
, humiliaverunt,
& haereditatem tuam
■vexavemnt ;
Viduam & advenam
inierfecerunt, & pupil-
los occiderunt;
jEt dixerunt : Non
videbit Dominus , nee
imelliget Deus Jacob.
Intelligite, Infipien-
Juîques à quand , Seigneur
, jufques à quand les
pécheurs (e glorifieront-
ils ?
Julques à quand tous les
ouvriers d’iniquité (è «é-
pandront-ils en vains discours
& prêcheront-ils
l ’injuftice ?
Ils o n t, Seigneur , humilié
votre peuple, & opprimé
votre héritage ;
Ils ont maftàcré la veuve
& l’étranger , & mis à
mort les orphelins ;
Et ils ont dit : Le Seigneur
ne le verra pas-, &
le Dieu de Jacob n’y prendra
point garde.
Faites-y attention, Mala
p o
tes in populo ; & Jlulti heureux ; qui h etes conJ
aliquando fapite : nus du peuple que par vos
erreurs ; & a votre loue
fùbftituez enfin des idées plus (âges.
Quiplantavit aurem, Quoi î celui qui a fait
non audiet ? aut qui l’oreille , n’entendra pas.
finxit oculum, non con- ou celui qui a forme 1 oe il,
fiderat ? ne voit pas ï
férieufè attention.
Phèdre , dans la belle tragédie de ^ (on nom
(IV. v / ) , tourmentée par (on amour inceflueux
pour Hippolyte , animée par la vengeance contre
Aricie (a rivale, déchirée par les remords, & en
proie à la honte de (es défordres , oublie qu elle
eft devant Oénone fa confidente, & (ê fait a elle-
même les reproches les plus fànglants au moment
même qu’elle vient de projeter de nouveaux crimes:
Que fais je? .où ma raifon fe ya-t-elle égarér ?
Moi jaloufe î & Thcfée eft celui que j’implore ï
Mon époux eft vivant, & moi je brûle encore !
Pour qui ? Quel eft le coeur où prétendent mes voeux«
Chaque mot fur mon front fait drelfer mes cheveux.
Mes crimes déformais ont comblé la mefure :
Je refpire à la fois l’incefte & le parjure ;
Mes homicides mains , promptes à me venger,
Dans le fang innocent brûlent de fe plonger.
Miférable, Sc je vis ! & je foutiens la vue
De ce facré Soleil dont je fuis defeendue!
J’ai pour aïeul le père & le maîcre des dieux ;
Le ciel, tout l’univers eft plein de mes aïeux :
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale :
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne fatale ï
Le fort, dit-on, l’amife en fes févères mains; ’
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
Ah! combien frémira fon ombre épouvantée ,
Lorfqu’il verra fa fille , à fes yeux préftntée ,
Contrainte d’avouer tant de forfaits divers ,
Et des crimes peut-être inconnus aux enfers!
Ici Phèdre , pleine de cette dernière idée, oublie
tout, s’oublie en quelque forte elle-meme , & ne
voit plus que le redoutable Minos, à qui elle adreffe
la parole ; & c’eft alors que commence i’Apojlrophe :
Que diras-tu, mon Père, £ ce fpettacle horrible?
Je crois voir de ta main tomber 1 urne terrible j
Je crois te voir, cherchant un fupplice nouveau ,
Toi-même de ton fang devenir lé bourreau.
Pardonne ! un dieu cruel a perdu ta famille ;
Reconnois fa vengeance aux fureurs de ta fille.
Hélas! du crime affreux dont la honte me fuit
Jamais mon trifte coeur n’a recueilli le fruit!
Jufqu’au dernier foupir de malheurs pourfuiyic,
Je rends dans les tourments une pénible vie.
A P O 2 i
Eft-il poflible de faire une peinture plus inté-
refiante & plus (ublime des remords déchirants
d’un coeur criminel ? C’eft l’Apojlrophe fur tout
qui en décide l ’énergie. Mais panons à des exemples
où l’on porte la parole à des êtres infenfîbles.
Dans l’Oraifon funèbre de Turenne, Fiéchier
donne tout à coup à (on di(cours une dignité, une
tiobleffe (ûrprenante par les Apoftrophes accumulées
que l’on va voir :
« Ville s , que nos ennemis ^’étoient déjà par-
» tagées, vous êtes Encore dans l’enceinte de notre
y> Empire. Provinces, qu’ils avoient déjà ravagées
» dans le défir & dans la penfée , vous avez encore
» recueilli vos moifïbns. Vous durez encore, Places
» que l ’art & la nature ont fortifiées , & qu’ils
» avoient deffein de démolir ; & vous n’avez trem-
» blé que fous' des projets frivoles d’un vainqueur
» en idée, qui comptoit le nombre de nos fôl-
» dats, & qui ne fbngeoit pas à la fàgeflè de leur
» capitaine.' »
Égine avertît Clytemneftre , que c’eft Ériphile
qui a dénoncé fâ fuite aux grecs ; ce qui met le
comble au défefpoir de cette princeffe, déjà outrée
de douleur de ce qu’on va immoler fâ fille : dans (à
fureur elle s’adreffè , par une fuite d'Apoftrophes^
à tout ce qu’elle croit pouvoir venger ou même
arrêter la confômmation du fâcrifice qu’elle détefte
{Iphigénie. V / 4 ) :
O Monftre , que Mégère en fes flancs a porté !
Monftre , que dans nos bras les enfers ont jeté !
Quoi ! tu ne mourras point? Quoi J pour punir fon crime...
Mais où Vja ma douleur chercher une viftime?
Quoi ! pour noyer les grecs & leurs mille vaiffeaux,
Mer, tu n/ouvriras pas tes abîmes nouveaux ?
Quoi ! lorfque, les chaflànt du port qui les recèle,
L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
Les vents , les mêmes vents, fi loqg temps accufés,
Ne te couvriront pas de fes vaiffeaux brifés?
Et tp i, Soleil, & toi, qui dans certe comtrce
Reconnois (’héritier & le vrai fils d’Atrée;
Toi , qui n’ofas du père éclairer le feftin j
Recule, ils t’ont appris ce funefte chemin.
Mais cependant , o Ciel ! o Mère infortunée!
De feftons odieux ma fille couronnée
Tend la gorge aux couteaux par fon père apprêtes :
Calchas va dans fon fang .. . Barbares, arrêtez:
Ceftle pur fang du dieu qui lance le tonnère.
L 'Apojlrophe ) fur tout quand elle s’adreffe aux
êtres inlenfîbles & inanimés, eft un tour (péciale-
ment prepre à la plus fublime Éloquence : parce
que, pour oublier en quelque (orte l’auditeur, il
faut que l’orateur (oit comme emporté hors de lui-
même par la violence de quelque paillon ; & qu’il
ne doit jamais parler que le langage de la raifon,
à moins que la raifon elle-même ne (oit fondée à
fè paflionner. De là vient que l’Éloquence des
magiftrats qui font la fonction de partie publique,
a p o
j eft (ans paffions & dénuée de tout mouvement ;
leur devoir eft d’apprécier le pour & le contre au
poids du (anêluaire , & de 11e mettre de la force
que dans leur rai(onnement. Le champ du prédicateur
-eft plus vafte ; il traite des plus grands
intérêts, des intérêts de l’éternité : encore doit-il
être bien circonfped dans l’ulàge des grandes
figures. L ’Apojlrophe , par exemple , doit être
préparée par des émotions plus douce1; ; & ce n’eft
que quand l ’auditeur a pu s’appercevoir qu’il cédoit
à une pente , qu’on peut accélérer fon mouvement
& l’entrainer avec violence. Au refte , l ’ulâge de
cette figure & de toutes celles du meme genre doit
être peu fréquent : de grandes (êcoufîès trop répétées
f^tigueroient enfin ; & quant à ¥ Apojlrophe,
l ’auditeur n’aimeroit pas qu’on le perdit trop (cuvent
de vue, & qu’on parût ou l’oublier ou.Je
dédaigner. ( M. B e a v zé e .)
(N.) Rien de plus commun, dans les livres que l’on'
nous donne pour clafliques, que le manque d’exadi-
tude dans les définitions & de jufteflé dans les exemples.
Longin, en cirant dé Démofthène un mouvement
oratoire vraiment (ublime , a dit : Par cette forme
de ferment, que f appellerai ici Apoftrophe , i l défié
, &c. Longin ne penfbit pas alors à définir ri-
goureulèment ¥ Apojlrophe : le (îiblime étoit fôn
objet. Il ne falloit donc pas, (ur la foi de Longin,
donner pour Apojlrophe ce qui n’en eft pas une.
Et qui ne (ait que cette figure, ou ce mouvement
oratoire , confîfte à détourner tout à coup la parole,
& à l’adrefler, non plus à l ’auditoire ou à l’interlocuteur,
mais aux ablênts, aux morts, aux êtres
invifîbles ou inanimés, & le plus (ôuvent à quelqu’un
ou à quelques-uns des affiftants. Or dans le
ferment de Démofthène il n’y a rien de détourné :
il s’adreffè aux athéniens.
» Non, non ; leur dit-il, en vous chargeant du
» péril, ( de la guerre contre Philippe') pour la
» liberté univerièlle • & pour le falut commun ,
» vous n’avez point failli. Non ! j’en jure par
» ceux de vos ancêtres qui bravèrent les ha-
» 2ards à Marathon ; & par ceux qui (ôudnrent le
» choc à la bataille de Platée, & par ceux qui (ur
» mer livrèrent les combats de Salamine & d’Arté-
» mifè , & par un grand nombre d’autres qui repo-
» féru- dans les tombeaux publics. »
Si dans ce moment Démofthène eût employé
¥ Apojlrophe, il auront dit : Je vous en attefte ,
ou J’en jure par vous, illuftres Morts, &c. Mais
ce tour, plus artificiel & plus commun, auroit été
moins beau. Et en effet, ce n’eft pas dans le fort
d’une argumentation aufïi ferrée que l’eft celle de
Démofthène dans cet endroit de fôn apologie , ce
n’eft point là que l’orateur doit lâcher prifè & fe
deiïàifîr de fès juges pour s’adreffer aux abfents ou
aux morts.
Dans ces moments c’eft la partie adverfè qu’on
attaque, c’eft un témoin préfèr.t que l’on attefte ,
c’eft un accufâteur qu’on preffe , ou un protc&eur