
i 8 A B O
permanente & réglée, du lien fàcré de la religion, du
commerce intérieur entre les concitoyens; mais elle
n aura pas Xabondance qui fè trouve néceffairement
dans la langue d’une grande nation, qui a , avec les
nations voihnes, des relations de commerce, de-guer-
re , de paix, d’alliance , &c. La langue grèque nous
paroît d’une abondance, qui e ft, tous les jours & à
tout propos, l’objet de nos éloges & de notre jaloufie :
nous croyons que la langue latine , quoique nous la
jugions plus abondance encore qu’aucune de nos langues
modernes , n’approchoit pas de l’abondance du
grec; Cicéron néanmoins, qui apparemment con-
noifïoit mieux que nous les reflôurces de là langue ,
juge qu’à cet égard elle ne le cède pas à celle des
grecs ; Quo in genere tantumprofecijje videmur, ut
a grcecis ne verborum quidem copia vinceremur.
( I. Nat. deor. jv . 8.),; & ailleurs , Ica femio &
}<zpe difjerui , latinam linguam non modo non ïno-
pem, ut vulgo putarent, Jed locupletiorem ejje quam
g resc ami. ( I. Fin. iij. io . )
Mais que faut-il penfèr à ce lùjetde la langue fran-
çoifè? Si l’on en juge par la même.règle & d’après
les mêmes principes , il n’y eut jamais une nation
plus avantageusement lîtuée pour procurer à là langue
toutes, les reffources polïibles:, ; que la nation
ifançoïïè. Placée vers le centre de l’Europe & étendant
lès relations dans tous les États de cette partie
du monde, par ton influence dans la politique géné- j
raie, par les branches multipliées de Ion commerce
d importation & d’exportation ; compofëe des anciens
relies des gaulois , des romains qui après avoir
fournis- les indigènes s’étoient habitués & mêlés
avec eux, des francs & autres peuples de la Germanie
qui conquirent à leur tour le pays & lui
donnèrent, leur nom ; fàifànt profeflion depuis plu-
îfieurs lîècles d’une religion , qui s’eft comme approprie
la langue latine au milieu des idiomes que parlent
les prolelytes, dont les livres làcrés & les principaux
monuments de doârine lônt écrits en hébreu &
en grec ; ayant d’ailleurs communiqué avec toutes
les contrées de la terre habitable, d’abord par l’en-
ahouflalme des croilàdes , puis par le zèle de les m illionnaires,
enfin par fes établifiements de commerce
& Ces guerres dans les deux Indes : rien ne lui a manque
pour oblèrver , pour recueillir , pour le rendre
propres une infinité d’idées éparfès de toutes parts ;
& pour en introduire dans là langue les exprefficns
ïes plus précifes, les plus énergiques , les plus heu-
treulès , 'foit en les dérivant des racines ds Ion propre
fonds prilès dans un lèns propre ou dans un fens figuré
, lôit en les empruntant des étrangers qui avoient
fourni les idées.
11 paroît par l ’évènement que la langue françoifè
•a mis à profit les occafïons de s’enrichir , puifqu’elle
jouit en effet de Xabondance la plus complette , &
qu’elle n’a rien à envier à cet égard ni au latin ni
au grec. Ces peuples anciens n’avoientpas une idée ,
que nous ne*puiffions rendre d’une manière ou d’une
autre ; & nous en avons Une infinité qui leur étoient
inconnues, & pour lefquelles il n’étoit pas poflîble
A B O
qu’ils nous laifïaffent des noms. S’ils ont lu caradé-*
rilèr l’expreflion d’une même idée principale par des
nuances fines & délicates ; voyez le livre des Synonymes
françois de l’abbé Girard , qui n’eft qu’un
elïài, & que de bons écrivains le feront apparemment
un mérite d’augmenter ; voyez tous ceux qu’on y a
ajoutés dans cet ouvrage : tout cela n’attefte--t-il pas
que nous ne le cédons pas aux anciens, ou que nous
l'emportons peut-être fur eux en ce point ? S’il eft quefi
tion des lujets que la parole peut traiter, avons-nous à
nous plaindre dans aucun genre ? La Théologie , la
Morale , la Jurilprudence , la Politique , le Commerce,
la Marine, la Phylique, la Métaphyfïque,
la ChalTe, l’Équitation j iaTaftique, l’Architecture
c iv ile, militaire, ou hydraulique , les fciences , les
beaux arts , les arts méchaniques , les métiers ; il
n’y a rien dont notre langue ne puiflè parler d’une-
manière lumineufè , précifè, intéreflànte, & utile :
ou plus tôt il n’efi aucun de'ces objets, qui n’ait été
en françois la matière de plufieurs excellents ouvrages
, & quant au fonds & quant à la forme. S’agit-il
des différents ftyles ? Il ne faut qu’ouvrir les bons,
livres en tout genre qui font la gloire de notre langue
: on la trouvera folâtre dans Rabelais ; énergique
dans Montagne ; naïve dans la Fontaine ; harmo-
nieufè dans Malherbe & Fléchier ; pleine de douceur
dans Racine & Fenelon ; onâueufe dans Maffillon ;
vigoureufè dans Boileau , Pafchal , & Bourdaloue ;
fublime dans Corneille & Boffuet.
.11 ne faut pas diflimuler toutefois , que beaucoup
de nos meilleurs écrivains fè plaignent fréquemment
- & énergiquement.de la pauvreté de notre langue
M. de Voltaire lui-même, qui a fait de cette langue
tout ce qu’il a voulu; qui l’a montée fur tous les
tons. ; qui fèmble l’avoir maitrifee dans les vers &
dans fà proie ; qui, dans les deux genres, l ’a trouvée ,
à fôn g ré , claire ou énergique, douce ou vigoureufè,
badine ou grave, fimpie ou fleurie , naïve ou fu-
blime ; M. de Voltaire ne laiflè pas d’accufèr cette
langue de pauvreté. Mais fès oeuvres dépofènt le
contraire.
Dans urfe lettre qu’il m’écrivoit au fùjet de n,ia
Grammaire générale , « C’eft , me difoit-il en par-
» lant de notre langu-e , une indigente orgueilleute ,
» qui craint qu’on ne lui fafie l’aumône ». C ’étoit fè
plaindre tout à la fois.de fà prétendue difètte, & des
difficultés qu’on oppofè réellement à l’introduéfion
des mots nouveaux , des tours infolites, des phrafès
extraordinaires. Mais qu’il me foit permis d’obfèr-
v e r , que les fcrupules de notre langue à cet égard ,
ne viennent que du fèntiment qu’elle a de fès riche fi
fès véritables , & de la fàgeffe qui les fait confifter
dans le néceflàire , non dans un vain fuperflu. On
loue ’a langue angloife ( Encyclop. fous ce mot),
de ce qü’elle « emprunte, de toutes les langues , de
» tous les arts , & de toutes les fciences , les mots
» qui lui font nécefiàires ; & ces mots, ajoute-t-on ,
» font bientôt naturalifes dans une nation libre & fà-
» vante"». Je contens qu’on donne à cette facilité d e .
la langue anglcite , des louanges pareilles à celles
AB o
rfüî étoient dues aux premiers efforts des hollandois,
pour établir, fur les reffources du commerce, la
fortune de leur fouyeraineté nouvelle : mats leur
aflivité venoit alors de leur indigence, Stlatteftott;
& l’on peut aflùrer hardiment, que la facilité avec
laquelle l’anglois adopte tous les termes
préfente, eft pareillement une preuve.de la fterilite
de fon fonds propre & du befoin qui autorife les
emprunts. ' jl
D’ailleurs le génie de notre langue , a 1egard
des nouveautés,' n’eft pas Ci exclufif qu’on le fait
entendre ; rl n’eft que circonfped: s il exclut Je
fuperflu, qui embarraffe plus qu il n enrichit ; il
admet toujours lé néceffaire, qui contribue a la
véritable richefTe. Il ne veut pas qu’on prodigue ,
dans un difcours, les mots nouveaux , dont la multitude
y répandroit l’obfcurité & en feroit une
énigme; In verbis etiant tenues cautufque ferendis
( Hor. art. poët. 46 ) : il exige que ce mot qu on
ofe rifquer foit placé de manière, que ceux^ qui
l’accompagnent deviennent comme fès interprètes ;
Dixeris egregiè, notum f i callida* verbiim reddi-
derit juncïura novum ( Ib. 47 ) : || entend qu on
n’ait recours à l’innovation que dans un befoin reel ;
S i forte necejfè eft ïndiciis monftrare recentibus ab-
dica rerum (Ib. 48 ) : mais à ces^ conditions, il
permet aux modernes tout ce qu il a bien fallu
permettre aux anciens, fans quoi la langue ou
n’exifteroit pas ou ne feroit encore qu’un jargon
pauvre & greffier; Ego cur acquirere pauca , Jz
pofum , invideor ; quum lingua Catonis & Enm
fermonem pairium ditaverit, & nova rerum nomma
proiulerit ? ( Ib. 55) : il reconnoit 1 imprescriptibilité
de ce droit, feulement en foumet-il
l ’exercice aux loix de l’analogie & aux bien féances
de la diferétion ; Licuit femper que lïcebit fiigna-
tum proefente nota procudere nomen ( Ib. 58 ) »
dabitur que licenda fumpta pudenter ( Ib.
51 J» j,
J’aVoue que Vaugelas répète fàns fin , qu il ne
nous eft pas permis de faire de nouveaux mots,
que ce que dit Horace de cette permiffion ne regarde
que la langue latine, & que notre langue eft plus
fàge , plus modefte, plus retenue. Tout cela eft
démenti par le droit & par le fait. ■
Par le droit. Pourquoi ferions-nous, plus tôt que
les latins, privés d’une reflôurce , qui eft offerte
à tous par la nature, qui eft réclamée chez tous
par la raifon , & que la perpétuelle inftabilite du
langage rend néceffaire par tout? pourquoi ne te-
rions-nous pas, pour enrichir notre langue, a l i mitation
dès latins , ce que les latins ont^pu faire
& ont fait, pour enrichir la leur , a limitation
des grecs ? Oabitis enim profecîo ut in rebus inu-
f i ta t i s , quod greeci ipfi faciunt à quibus heee jam
diu iraclantur, utamur verbis interdum inauditis
(C ic . I. A ca d , quaefi. vj. 1 4 ) : Aut enim nova-fimt
rerum novarum facienda nomina , aut e x aliis
transferenda : quod f i groeci fa c iu n t , qui in iis
rebus tôt jam fcecula verfantur j quanto id magis
AB O ip
nobis concedendum efi , qui hase nanc primant
tracuire conamur ? ( Ib. vij. ^i)^ Le penchant à
. l’imitation eft un goût générai , heureulement attaché
à la nature humaine, lequel eft le leui
fondement légitime de l’ufage & de l’analogie , &
qui comme tous les autres penchants naturels, doit,
non pas être détruit ou contrarié fans mefure , mais
feulement affujetti aux règles les plus propres a
en affûrer l’utilité*, . - A „
Par le fait. N ’avons-nous pas vu naître, meme
de nos jours, beaucoup de mots qui ont ete favorablement
accueillis? Voici ce que dit M. de
Voltaire (V II. dife. M U vraie v en u) , du mo
de Bienfaifance introduit par 1 abbe de fierre
Cettain légiflateur, dont la plume féconde
Fit tant de vains projets pour le bien de ce-monde j
Ec qui depuis trente ans écrit pout des ingrats ,
Vient de créer un mot qui manque à Vaugelas ;
Ce mot eft Bienfaifance : il me plaît ; il raïfemble A
Si le coeur en eft cru , bien des vertus enfemble.
Petits Grammairiens, grands précepteurs des fots t
Qui pefez la parole & mefurez les mots ,
Pareille exprefiîon vous femble hafardee 5
Mais l’ ùnivers entier doit en chérir l’idee.
Ce qui eft arrivé à ce mot, eft arrivé à millei
autres, & arrivera à tous ceux qui Ce preieme-
ront avec le même befoin, revetus des memes
livrées de l’analogie , accompagnés des mêmes précautions
fuggérées par la modeftie , & places, d abord
de manière à tirer de ceux qui les^ environnent
la lumière dont ils ont befoin pour être entendus»
Si l’on recueilloit un grand nombre de termes de
cette efpcce , rifqués par des écrivains de marque *
& détours nouveaux introduits dans la phrafè Iran-
çoife ; & qu’on y ajoutât les obfèrvations raifônriables.
que chaque article exigeroit : on feroit aifément voie
qu’il ne nous manque aucune dès reffources ne-
ceffaires, pour procurer à notre langue toute Vabon-
dance que peuvent exiger les véritables befoins de
la parole. . ._
Je ne prétends pas dire, que notre françois punie
pour cela exprimer en un fèul mot beaucoup d idees,
que d’autres idiomes rendent de cette maniéré. Cela
eft fi peu néceffaire pour conftituey Vabondance ,
qu’il n’y a aucune langue cultivée qui puiffe Ce flattée
de pouvoir à cet égard l’emporter fur aucune autre.
Si quelques idées que nous ne pouvons rendre que
par des circonlocutions , ont p ru dignes d’un mot
qui leur fût propre en allemand, par exemple, en
italien , en efpagnol, &c ; nous avons en revanche
d’autres termes , dont ces langues n’ont l’équivalent
que dans des circonlocutions. D ailleurs u 1 on penfe
à la quantité prodigleufe, & peut-être infinie ,
d’idées totales différentes qui pourraient refulter des
combinaifons poffibles de toutes les idées connues ;
l’efpèce d "abondance que donneroit une pareille
nomenclature, loin d’être une richeffe , ne feroit
au fond qu’une furcharge embarrailànte, q u i, par