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états , toutes les pallions, tous les caractères font
en jeu. Mais comme la plupart de ces modèles
manquent de nobieffe & de cerredion, l’imitateur
peut s’y méprendre , s’il n elt d ailleurs éclairé dans
ton choix. U ne fuffit donc pas qu’il peigne d’après
nature, il faut encore que l’étude approfondie des
belles proportions & des grands principes du deffin
l ’ait mis en état de la corriger.
L ’étude de l’hifioire & des ouvrages d’imagination
, eft pour lui ce qu’elle elt pour le peintre
& pour le fculpteur. Que.l’artifte qui voudra peindre
Didon mourante , St l’aftrice qui voudra la re-
préiênter, prennent leçon dans Virgile.
J lla graves oculos conata attollere , rursàs
Déficit. . . . . .
T er jefe attollensy cubitoque innixa levavit,
T er revoluta toro eft: oculifque errantibus alto
Quafivit calo lucem, ingemuitque repertâ :
Dans la Pharlâle, Afranius, lieutenant de Pompée,
voyant Cm armée périr par la foif, demande à parler
à Céfâr ; il paraît devant lu i, mais comment ?
. . . . . . . . . Servata precanti "
Majejias, non fia Sn malis ; inurquc prionm
Fortunam, cafujqne noms , gerit omnia v iS i,
Sed duels, St veniam fecuro perfore pojcit.
Quelle image, & quelle leçon pour un aéteur intelligent
! . .
Les livres ne preientent point de modèles aux
yeux , mais ils en offrent à l’efpriu: ils donnent le
ton à l’imagination & au fendaient ; & l’imagination
& le fentiment le donnent aux organes.
On a vu des exemples d’une belle Déclamation
fans étude , & même, dit-on, fans efprit.
Oui , fans doute , fi l’on entend par efprit la vivacité
d’une conception légère, qui fi» repofè fur les
riens, & qui voltige fur les chofes. Cette forte
d'efprit n’eft pas plus riéceffaire pour jouer le rôle
d’Ariane , qu’il ne l’a été pour compofer les fables
de la Fontaine & les tragédies de Corneille.
11 n’en eft pas de même du bon^efprit: c’eftpar
lui feul que le talent d’un afteur s’ étend & (ê plie à
différents cafaftères. Celui qui n’a que du fentiment,
ne joue bien que Cm propre rôle ; celui qui joint
à l’ame l’intelligence , l’imagination , & l’étude, s’af-
feéte & fe pénètre de tous les caractères qu’il doit
imiter , jamais le même , & toujours reffemblant :
ainfï, l’ame, l’imagination , l’intelligence, & l’étude,
doivent concourir à former un excellent comédien.
C ’eft par le défaut de cet accord, que l’un s’emporte
où il devrait fe pofféder ; que l’autre raifonne
où il devrait fentir : plus ’de nuances, plus de vérité,
plus d’illufîon, & par conléquent plus d’intérêt.
Il eft d’autres caufes d’une Déclamation défec-
tueufè ; il en eft de la part de l’afteur, de la part
du poète, de la part du Public lui-même.
L ’afleur à qui la nature a réfuté les avantages
de la figure & de l’organe, veut y fuppléer à force
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d’art : mais quels font les moyens qu’il emploie J
les traits de ton vifage manquent de nobleile ; il
les charge d’une exprefîion convulfive : là voix eft
lourde ou foiole ; il la force pour éclater : fes poii-
tions naturelles n’ont rien de grand ; il fe met à
la torture, & lèmble par une gefticulaùon outrée
vouloir fe couvrir de fes bras.. Nous dirons à cet
aéteur, quelques applaudilïèments qu il arrache au
Public : Vous voulez, corriger la nature, & vous la
rendez monftrueufe : vous tentez vivement , parlez
de même , & ne forcez rien : que votre vifage foit
muet; on fera moins bleffé de fon filence que de
fes oontorfions : les yeux pourront vous cenfurer;
mais les coeurs vous applaudiront, & vous arra-i
cherez des larmes à vos critiques. _ _ }
A l’égard de la voix, il en faut moins qu on ne
penfè pour être entendu dans nos làlles de fpeâa-
cle ; & il eft peu de fttuations au théâtre ou Ion
foit obligé d’éclater : dans les plus violentes même,
qui ne lent l’avantage qu’a ftir les cris & les eclatsj,
l’expreflion d’une voix entrecoupée par les fanglots ,
ou étouffée par la paflion ? On raconte d’une adrice
célèbre , qu’un jour fa voix s’éteignit dans la Déclaration
de Phèdre: elle eut l’art den profiter;
on n’entendit plus que les accents d une ame epuifee
de fentiment. On prit cet accident pour l’effort de la
paflion , comme en effet il pouvoit 1 être y & jamais
cette fcène admirable n’a fait fur les fpedateurs une
fi .violente impreffion. Mais dans cette adrice, tout
ce que la beauté a de plus touchant fuppleoit a
la foiblefle de l’organe. Le jeu retenu demande
■ une vive exprefîion dans les yeux & dans les traits ,
& nous ne balançons point à bannit du theatre celui
à qui la nature a refufë tous ces fëcours à la
fois. Une voix ingrate, des yeux muets, & des
traits inanimés , ne laifîènt aucun efpoir au talent
intérieur de fe manifefter au dehors.
Quelles reffources au contraire n’a point fur la
fcène tragique celui qui joint une voix flexible,
fonore, & touchante , à une figure expreffive &
majeftueufè ? & qu’il connoit peu fès interets, lori-
qu’il emploie un art mal entendu à profaner en
lui la noble fimplicité de la nature!
Qu’on ne confonde pas ici une Déclamation Ample
av ec une Déclamation froide: elle n eft fbuvent
ffoide que pour n’être pas fimple ; & plus elle eft
fimple, plus elle eft fufceptible de chaleur : elle
ne fait point fonner les mots , mais elle fait fêntic
les chofes,''elle n’ânalyfè point la paffion , mais elle
la peint dans toute fâ force. .
Quand les paflions font à leur comble , le jeu
le plus fort eft le plus vrai: c’eft là qu’il eft beau
de ne plus fe pofféder ni fe connoitre. Mais les
décences ! les decences exigent que 1 emportement
foit noble , & n’empêchent pas qu il ne foit excellil*
Vous voulez qu’Hercule foit maître de lui dans
fes fureurs ! n’entendez-vous pas qu il ordonne a fon
fils d’aller affaffiner fa .mère ? Quelle modération
attendez-vous d’Orofmane ? Il eft prince, dites-
vous : il eft bien autre choie ; il eft amant, & u
tue
‘tire Zaïre. Hécube , Clytemneftfô , Merop'S ,
Déjanire, font filles &.femmes de héros : oui ; mais
.elles font mères , & l’on veut égorger leurs enfants.
Applaudiffez à l’adrice ( mademoifelle Dumefnil )
.qui oublie fon rang , qui vous oubli© , & qui s’oublie
elle-même dans ces 'fttuations effroyables■ ; &
laiffez dire aux âmes de glace qu’elle devroit fè
pofféder. Ovide a dit que l’amour fe rencon-troit
rarement avec la •majefté. Il en eft ainfî de toutes
les grandes paflions ; mais comme elles doivent avoir
dans le ftyle leurs gradations & leurs nuances , 1 acteur
doit les obferver à l’exemple du poète : c’eft au
ftyle à fuivre la marche du fentiment ; c’eft à la
Déclamation à fuivre Ja marche du ftyle, majef-
tueufè & calme, violente & impétueufe comme lui.
Une vain# délicatefîe nous porte à rire de ce
qui faitvfrémir nos voifins, & de ce qui pénétroit
les athéniens de terreur ou de pitié : c ’eft que la
vigueur de l’ame & la chaleur de l’imagination ne
font pas au même degré dans le caradère de tous
les peuples. Il n’en eft pas moins vrai qu’en nous
la réflexion du moins fuppléeroit au fentiment , &
qu’on s’habitueroit ici comme ailleurs à la plus
vive expreflion de la nature, fi le goût méprifa-
ble des parodies n’ y difpofôit l’efprit à chercher le
ridicule à côté du fublime : de là cette crainte mal-
heureufè qui abbat & refroidit le talent de nos
àdeurs. Voye\ Parodie.
Il eft dans le Public une autre efpèce d’hommes
qu’affède machinalement l’excès d’une Déclamation
outrée. C’eft en faveur de ceux-ci que les
poètes eux-mêmes excitent fouvent les comédiens
à charger le gefte & à forcer l’expreflion, furtout
dans les morceaux froids foibles , dans lefquels,
au défaut des chofès, ils veulent qu’on enfle les
mots : c’eft une obfèrvation dont les adeurs peuvent
profiter , pour éviter le piège où les poètes les attirent.
On peut diviier en trois claffès ce qu’on :
appelle les beaux vers : dans les uns , la beauté
dominante eft dans l’expreffion ; dans les autres,
elle eft dans la penfee : on conçoit que de ces deux
beautés réunies le forme l’efpèce de vers la plus
parfaite & la plus rare. La beauté du fonds ne demande,
pour être fentie, que le naturel de la prononciation
; la forme , pour éclater & fè fou tenir par
elle-même, a befoin d’une Déclamation mélodieufè
& fônnante. L e poète dont les vers réuniront ces deux
beautés, n’exigera point de l’adeur le fard d’un débit
pompeux ; il appréhende au contraire que l’art ne
défigure ce naturel qui lui a tant coûté. Mais celui qui
fendra dans fès vers la foibleffe de la penfée ou de
l’expreffion, ou de l ’une & de l’autre, ne manquera
pas d’exciter le comédien à les déguifer par le preftige
de la Déclamation', le comédien, pour être applaudi
-, fè prêtera atfément à l’artifice du poète ;il ne voit
pas qu’on fait de lui un charlatan, pour en impofèr
au peuple.
Cependant il eft parmi ce même peuple d’excellents
juges dans l’expreflion du fentiment. Un grand
prince fouhaitoit à Corneille un parterre compolé de
Güamm. et Z it t é&a t . Tonie J. partie IL
îttï'fïiftrès d’Etat ; Corneille en demandoit un compofé
de marchands de la rue S. Denis. Il entendoit par
là des efprits droits & des âmes fenftbies, fans
préjugés , fans prétention. C eft d un fpeéfcateur de
cette clafîè que, dans une de nos provinces méridionales,
l’adrice ( mademoifelle Clairon ) qui
joue le rôle d’Ariane avec tant d’ame & de vérité ,
reçut un .jour cet applaudiffement fi fincère & fî
jufle. Dans la fcène où Ariane cherche avec fâ
confidente quelle peut être fâ rivale , à ce vers %
Eft-ce Mégifte, -Églé , qoi le rend infidèle ?
l’aélrice vit un -homme q u i, les yeux en larmes, fè
penchoit vers elle, & lui crioit d’une voix étouffée
: C e jl Phèdre, c e fl Phèdre, C’eft bien là le'
cri de la nature qui applaudit à la perfection de
l ’art. • ' ,
L e défaut d’analogie dans les penfées , de liaifoti
dans le ftyle , de nuances dans les fèntiments , peut
entrainer infènfiblement un aéteur hors de la Déc la»
mation naturelle. C ’eft une réflexion que nous avons
faite, en voyant que les belles tragédies de Corneille
étoient conftamment celles que l’on déclamoit avec
le plus de fimplicité. Rien n’eft plus difficile que
d’être naturel dans un rôle qui ne l’eft pas»
Comme le gefte fuit la parole, ce que nous avons
dit de l’une peut s’appliquer à l’autre : la violence
de la paflion exige beaucoup de geftes, & comporte
même les plus expréffifs. Si l’on demande
comment ees derniers font fufceptibles de nobieffe ,
qu’on jette les yeux fur les forces du Guide , fur
le Foetus antique , fur le Laocôôn, &c. Les grands
peintres ne feront pas cette difficulté. Les réglés
défendent, difôit Baron , de lever les -bras ait
dejjits de la tête ; mais f i la paflion les y porte ,
ils feront bien : la paffion en fa it plus que les
règles. Il eft des tableaux dont l’imagination eft
émue, & dont les yeux fèroient blefîes : mais le
vice eft dans le choix de l’objet, non dans la forcé
de l’expreffion. Tout ce qui fèroit beau en Peinture
, doit être beau fur le théâtre. Et que ne peut-
on y exprimer le défèfpoir de la foeur de Didon , tel
qu’il eft peint dans l'Enéide ! Encore une fois, de combien
de plaifîrs ne nous prive point une vaine délica-
teife ? Les athéniens, plus fènfibles & aufli polis que
nous, voyoient fins dégoûtPhilo&etepanfànt fâblef-
fure , & Pilade effuyant l’écume des lèvres de fôn ami
étendu fur le fable. Mais après s’être plaint de ne
pouvoir pas tout ofèr , il n’en faut pas moins fè conformer
aux moeurs & s’attacher aux bienléances
Caput artis decere.
L ’abattement de la doùleur permet peu de geftes ;
la réflexion profonde n’en veut aucun : le ftntmient
demande une aétion fimple comme lui: l’indignation
, le mépris, la fierté, la menace , la fureur
concentrée, n’ont befoin que de l’expreffion des
yeux & du vifage : un regard, un mouvement de
tête, voilà leur adion naturelle*, le gefte ne fe-
roit que l’afibiblir. Que ceux qui reprochent à un
adeur de négliger le gefte dans les. rôles patheti