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fans laquelle l’orateur n’eft qu’un déclamateur, &
le Critique qu’un froid Ariftarque. .
Par la même raifon, un Critique en Morale-doit
avoir en lu i , fi non les vertus pratiques, du moins
le germe de ces vertus. Il n’arrive que trop iouvent
que les moeurs d’un homme éclairé font en contradiction
avec f o s principes, quelquefois avec fes sentiments.
Il n’eft donc pas eiTenciel au Critique en
Morale d’être vertueux, il foffit qu il foit ne pour
l ’étre; mais alors, quel métier que celui du Critique
! avoir à fo condanner fans celle, en approuvant
les gens de bien! Cependant il ne foroitpas
à fouhaiter que le Critique en Morale fut. exempt
de pallions & de foibleffes : il faut juger les hommes
en homme vertueux, mais en homme ; le connoitre ,
connoître fes femblables , & favoir ce qu’ils peuvent
avant d’examiner ce qu’ils doivent ; concilier la
nature avec la fociété, mefurer leurs droits & en
marquer les limites, rapprocher l’intérêt perfonnel
du bien général, être enfin le juge non le tyran
de l’humanité : tel foroit l’emploi d un^ Critique
fùpérieur dans cette partie ; emploi difficile & important
, for tout -dans l’examen de 1 Hiftoire.
C ’efl là qu’il feroit à fouhaiter qu’un philofophe,
aufii ferme qu’éclairé , osât appeler, au tribunal de
la vérité, des jugements que la flatterie & 1 intérêt
ont prononcés dans tous les fiècles. Rien n eft
plus commun dans les annales du monde , que les
vices & les vertus contraires mis au même rang.
JLa modération d’un roi jufle, & 1 ambition effrenée
d’un uforpateur ; la févérité de Manlius envers fon
fils, & l’indulgence de Fabius pour le fien;la fou-
miflion de Socrate aux lois de l’Areopage, & la
hauteur de Scipion devant le Tribunal des comices,
ont eu leurs apologiftes & leurs cenfours. Par la 1 Hifo
toire, dans fa partie morale , eft une efpèce de labyrinthe
où l ’opinion du ledeur ne cefië de s’égarer;
c’eft un guide qui lui manque : or ce guide
foroit un Critique capable de distinguer la vérité
de l’opinion ', le devoir de l’intérêt, la vertu de la
gloire elle-même, en un mot de réduire l’homme ,
quel qu’il fû t, à la condition de citoyen ; condition
qui eft la bafo des lois, la règle des moeurs,
& dont aucun homme en fociété n’eût jamais droit
de s’affranchir. # ,
Le Critique doit aller plus loin contre le préjugé
;il doitconfidérer, non feulement chaque homme
en particulier, mais encore chaque république,
comme citoyenne de la terre & attachée aux autres
parties de ce grand Corps politique par les mêmes
devoirs qui lui attachent à elle-même les membres
dont elle eft formée : il ne doit voir la fociété
en général, que comme un arbré immenfo dont
chaque homme eft un rameau ; chaque république,
une branche ; & dont l’humanité eft le tronc.
De là le droit particulier & le droit public, que
l ’ambition feule a diftingués, & qui ne font, l’un
& l’autre, que le droit naturel plus ou moins étendu,
mais fournis aux mêmes principes. Ain fi, le Critique
jugeroit, non feulement chaque homme en
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particulier, foivant les moeurs de fon fîècle &
lois de fon pays ; mais encore les lois & les moeurs
de tous les pays & de tous les< fiècles , luivanc
les principes invariables de l’équité naturelle.
Quelle que foit la difficulté de ce genre de
Critique , elle foroit bien compenfée par fon utilité.
Quand il foroit vrai, comme Bayle l’a prétendu,que
l'opinion n’influât point fur les moeurs privées, U
eft du moins inconteftable qu’elle décide des a étions
publiques. Par exemple, il n eft point de préjugé
plus généralement ni plus profondément enracine
dans l ’opinion des hommes, que la gloire attachée
au titre de Conquérant ; toutefois nous ne craignons
point d’avancer que fi, dans tous les temps , les phi-
lofophes , les hiftoriens, les orateurs, Les poetes,
en un mot les dépofîtaires de la réputation & les
difpenfateurs de la gloire, s’étoient réunis pour
attacher aux horreurs d’une guerre injufte le meme
opprobre qu’au larcin & qu’à l’afTaflinat, on eut
peu vu de brigands illuftres. MalheureufementHes
philofôphes ne cônnoifïent pas allez leur afcendant
for les efprits : divifés , ils ne peuvent rien ; reunis
, ils peuvent tout à la longue : ils ont pour ehx
la vérité, la juftice , la raifon, & ce qui eft plus
fort éncore , l’intérêt de l’humanité , dont ils déren-r
dent la caufo. A , , . « 4
Montagne , moins irréfolu , eut ete un excellent
Critique dans la partie morale de l’Hiftoire ; mais
peu ferme dans fos principes, il chancelle dans les
conféquences ; fon imagination trop féconde etoit
pour fa raifon , ce qii’eft pour les yeux un cryftal a
plufîeurs faces , qui rend douteux l’objet véritable
à force de le multiplier. . .
L ’auteur de l'Efprit des Lois eft le Critique
dont l’Hiftoire auroit befoin dans cette partie : nous
le citons, quoique vivant ; car il foroit trop pénible
& trop injufte d’attendre la mort des/grands
hommes pour parler d’eux en liberté. ^
Quoique le modèle intellectuel d’apres lequel un
Critique fupérieur juge la Morale & 1 Eloquence',
entre effenciellement dans le modèle auquel doit fo
rapporter la Poéfie , il s’en faut bien qu il.forme a
la perfection de celui-ci : combien le modèle de _la
Poéfie en général n’embraffe-t-il pas de genres différents
& de modèles particuliers Ç Bornons-nous
au Poème dramatique & à l ’Épopée.
Dans la Comédie , quel ufage du monde , vquelle
connoiffance de tous les états T combien de vices ,
de pallions, de travers, de ridicules à obferver , a
analyfor , à combiner , dans tous les rapports, dans
toutes les fituations , fous toutes les faces pombles „
combien de caractères ! combien de^ nuances dans le
même caractère ! combien de traits à recueillir,
de contrafles à rapprocher ! quelle étude pour former
le foui tableau du Mifanthrope ou du Tartuffe I
quelle étude pour être en état de le juger. Ici les
règles de l’Art font la partie la moins importante :
c’eft à la vérité de.Texprèflion , à.la force des touches
, au choix des fituations & des^ oppofitions ,
que le Critique doit s’attacher ; il doit donc juger
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la Comédie d’après les originaux ; & fes originaux ne
font pas dans l’art, mais dans la nature. L'Avare
de Molière n’eft point l'Avare de Plaute ; cen eft pas
même tel avare en particulier , mais un affomblage
de traits répandus dans cette efpèce de caraCtère ; &
le Critique a dû les recueillir pour juger l’enfomble ,
comme l’auteur pour le compofor. H , C o m éd ie .
Dans la Tragédie, à l’obfervation de la nature fo
joignent, dans un plus haut degré que dans la Comédie,
l’imagination & le fontiment; & ce dernier
y domine. Ce ne font plus des caractères ^communs,
rides évènements familiers que l’auteur s eft propofe
de rendre,* c’eft la nature dans fos plus grandes proportions
, & telle qu’elle a été quelquefois, lorfqu’elle
a fait des efforts pour produire des hommes & des cho-
fos extraordinaires. V .'T ragédie. Ce n eft point la
nature repofée, mais la nature en contraction, & dans
cet état de fbuffrance où la mettent les pallions violentes
, les grands dangers, & l’exces du malheur. Ou
en eft le modèle ? Eft ce dans le cours tranquile^de
la fociété ? un ruiflèau ne donne point l’idée d un
torrent ; ni le calme, l’idée de la tempête. Eft-
ce dans les tragédies exîftantes ? il n’en eft aucune
dont les beautés forment un modèle générique : on
ne peut juger Cinna d’apres OEdipe, ni Athalie
d’après Cinna. Eft-ce dans l ’Hiftoire ? outre.qu’eiie
nous préfonteroit en vain ce modèle, fi nous n avions
en nous de quoi le reconnoître & le fàifir ; tout
évènement , toute fituation , tout perfonnage ^ héroïque
ne peut avoir qu’un caradere qui lui eft
propre , & qui ne fauroit s’appliquer à ce qui
n’eft pas lui ; à moins cependant que , remplis
d’un grand nombre de modèles particuliers,
l ’imagination & le lentiment n’en gener-alifënt en
nous l ’idée. C’eft de cette étude confommée que
s’exprime, pour ainfi dire, le chyle^dont lame
du Critique fe nourrit, & qui, change en fâ' propre
fobftance , forme en lui ce modèle intellectuel
, digne produdion du génie. C ’eft fortout dans .
cette partie que fo refïemblent l’orateur , le poète ,
le mufîcien , & par conféquent les Critiques fopé-
rieurs en Éloquence, en Poéfie , & en Mufîque :
car on ne fauroit trop infifter for ce principe ,
que le fontiment foui peut juger le fentiment; &
que foumettre le pathétique au jugement de l’efprit,
c’eft vouloir rendre l’oreille arbitre des couleurs,
& l’oeil juge de l’harmonie.
Le même modèle intelleduel auquel un Critique
fùpérieur rapporte la Tragédie , doit s’appliquer
à la partie dramatique de l’Épopée : dès que le poète
épique fait parler fos perfonnages , l’Épopée ne différant
plus de la Tragédie que par le tilîù de l’action
, les moeurs, les fontrments , les caradères ,
font les mêmes que dans la Tragédie , & le modèle
en e ft commun. Mais lorfquele poète paroît & prend
la place de fos perfonnages, l’adion devient purement
épique : c’eft un homme infpiré aux yeux
duquel tout s’anime ; les êtres infonfîbles prennent
une ame ; les abftraits, une forme & des Couleurs ;
le fouffle du génie donne à la nature une vie &
Ghamjij. et L ittéeat. Tome L Partie 11.
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une face nouvelle ; tantôt il l’embellit par fos peintures,
tantôt il la trouble par fos preftiges & en
renverfe toutes les lois; il franchit les limites du
monde ; il s’élève dans les efpaces immenfos^ dir
merveilleux ; il crée de nouvelles fphères ; les eieux
ne peuvent le contenir ; & il faut avouer que 1»
génie de la Poéfie , confidéré fous ce point de vûe ,
eft le moins abfùrde des dieux qu’ait adore l’Antiquité
payenne. Qui ofora le fùivre dans fon enthou-
fiafme, fi ce n’eft celui qui l’éprouve ? Eft-ce à la
froide raifon à guider l’imagination dans fon ivreflè 2
Le goût timide & tranquile viendra-t-il lui pré-
fonter le frein? O vous , qui voulez, voir ce que
peut la Poéfie dans fâ chaleur & dans fâ force, laiffoz
bondir en liberté ce courber fougueux : il n’eft jamais
fi beau que dans fos écarts ; le manège ne ^ferait
que ralentir fon ardeur , & contraindre l’aîfânce
noble de fes mouvements : livré à lui-même , il
fo précipitera quelquefois; mais il confervera,_mêine
dans fâ chute , cette fierté & cette audace qu’il perdrait
avec la liberté. Preforiveztau Sonnet & au Madrigal
des règles gênantes ; mais laiffez à l’Épopée
une carrière fans bornes; le génie n’en connoît pointr
c’eft en grand qu’on doit critiquer les grandes chofos ;
il faut donc les concevoir en grand, c’eft à dire,
avec la même force, la même élévation , la meme
chaleur qu’elles ont été produites. Pour cela, il faut
en puifor le modèle , non dans les beautés de la
nature, non dans les productions de l’art, mais dans,
l’un & l’autre fâvamment approfondis, & fortout
dans une ame vivement pénétrée du beau , dans une
imagination allez aâive & affez hardie pour parcourir
la carrière immenfo des poflibles dans l’art
de plaire & de toucher.
Il fuit des principes que nous venons d’établir-,
qu’il n’y a de Critique univerfollement fùpérieur
que le Public, plus ou moins éclairé foivant les
pays & les fiècles , mais toujours refpeâable en ce
qu’il comprend les meilleurs juges dans tous les
genres, dont les voix , d’abord difpersées , fo réunifo
font à la longue pour former l’avis général. L ’opinion
publique eft comme un fleuve qui coule fâns
ceffe , & qui dépofo fon limon. Le temps vient
ou fes eaux épurées font le miroir le plus fidèle que
puifîent confùlter les Arts.
( f Cicéron, en fait d’Éloquence, n’héfite pas à décider
que le Public eft le juge fuprême ; & il ajoute :
Hoc affirmo, qui vulgi opinione difertiffimi habitt
f in t , eofdem intelligentium quoque judicio fuïjfe
probadjjimos ( de Clar. Orat. I j. 190. ) Il en eft de
même , à la longue , de tous les Arts , chez tous les
peuples cultivés. )
A l ’égard des particuliers qui n’ont que des prétentions
pour titres, la liberté de fo tromper avec
confiance eft un privilège auquelils doivent fè borner,
& nous n’avons garde d’y porter atteinte.
On peut nous oppofor que l’on naît avec le talent
de la Critique. O u i , comme on naît poète, historien
, orateur, c’eft à dire , avec des difpofition s
à le devenir par l’exercice & l’étude.
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