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Virgile & Racine font des modèles de Cette fo-
brièté ; Homère & Corneille n’ont pas ce mérite.
Par tout où la philofophie efl £u(ceptible d’éloquence
, elle permet au ftyle une abondance ménagée.
Voyez Plutarque exprimant le délire & les
angoiffes de l’homme fuperftitieux.
Voyez dans YHifioire Naturelle toutes les ri-
cheffes de la langue , employées à décrire la beauté
du paon & la férocité du tigre.
L f Le genre oratoire eft celui où les richefïès
de la penfêe & du ftyle peuvent fe répandre le plus
abondamment. Voye\ A m p l if ic a t io n . Les anciens
orateurs en aimoient l ’excès même, dans leurs disciples.
M. Antoine difoit de l’un des Sens : Hune
ego (Sulpicium) cum primitm, in caufâ parvulâ,
a dolefcentuLum audivi . . . . oratione celeri & con-
citatâ ( quod erat ingenii ) , & verbis effervefeen-
t ibus & paulo nimium redundantibus ( quod erat
oetatis ) ; non fum afpernatus. Volo enim Je efferat
in adolefcente fecitnaitas : nam faciliits, fie ut in
viùbus y revocantur ea quæ fefe nimium profu-
derunt, quam, f i nihil valet materies , nova fa r -
menta culturâ excitantur. Ita volo ejfie in adolefcente
unde aliquid amputem : non enim poteft
ejfie in ~éo fuccus diuturnus , quod nimis celeri ter
efi maturitatem aJJequutum. Mais il vouloit que ce
même jeune homme apprît à fe corriger de cette
abondance vicieufe, & qu’il imitât les laboureurs qui
font paître leur blé en herbe : In fummâ ubertate inefi
luxuries quoedant, quee fiylo depafeenda efi. II.
De br.
Le vice du ftyle oppofé à-cette abondance, eft
la sècbereffe & fa ftérilité. On s’en apperçoit aifé-^
ment, lorfque , fur un fujet qui demande à être approfondi
& développé , l ’écrivain demeure, comme
Tantale, au milieu d’urf fleüve , haletant, fi j’ôfe
le dire, après Pexpreflion , ou plus tôt, après la
pe'nfée, qui femble lui échapper au moment qu’il
croit la fàifîr.
Mais un défaut plus fatigant encore , eft cette
loquacité importune, qui s’eft introduite parmi nous
dans le barreau & dans la chaire. )
Le barreau moderne , où, en dépit de la rai (on
& de l’équité , l ’éloquence paflionnée veut dominer
comme dans la tribune, retentit de déclamations :
c'eft un débordement de paroles , auquel il feroît
bien à fouhaiter qu’on pût mettre une digue. Comment
démêler la vérité dans le chaos des plaidoiries ?
Combien de fois les juges ne pourroient-ils pas dire
aux avocats , Ce que les lacédémoniens difoient à
certain harangueur prolixe : Nous avons oublié le
commencement de ta harangue , ce qui efi caufe
que ii ayant pas compris le milieu, nous ne [aurions
répondre à la fin ?
C ’eft encore pis, s’il eft pofïible , pour l’éloquence
de la chaire. L ’ufàge de parler une heure fur un
fujet ftéfile eu fimple ; la méthode établie de divifer,
de fûbdiyifer, de prouver ce qui eft évident, ou
d’expliquer ce qui eft ineffable ; d’analyfèr , d’amplifier
ce qui demanderoit, pour frapper les efprits,
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des touches fortes & de grands traits î voilà ce qui
ne fait que trop ïouvent de l ’éloquence de la chaire
un babil, dont la volubilité nous étourdit, & dont
la monotonie nous endort.
Il eft certain que les grandes vérités morales
& religieufès, dont la chaire doit retentir, exigent
quelquefois des développements ; & c’eft là
que le ftyle doit employer fon abondance , mais
avec l’économie que le goût & la raifon preferi-
vent.
Le Sage eft ménager du temps 8c des paroles ,
fur tout lorfqu’il occupe tout un peuple aflèmblé.
Ecoutez Maffillon , parlant de la tolérance reli-
gieufe. « L ’Églife n’oppofa jamais aux perfécutions
» que la patience & la fermeté; la foi fut le fèul
» glaive avec lequel elle vainquit les tyrans. Ce ne
» fut, pas en répandant le fàng de fes ennemis qu’elle
» multiplia fes difciple's : le fan g de fes martyrs
» tout feul fut la femence des fidèles. Ses premiers
» dofteurs ne furent pas envoyés dans l’univers
» comme des lions , pour porter par tout le meurtre
» & le carnage , mais comme des agneaux, pour
» être eux-mêmes égorgés. Ils prouvèrent j non en
» combattant, mais en mourant pour la foi , la
» vérité de leur miflion ».
Ecoutez le même , prêchant la bienfaîfànce à un
jeune roi. « Toute cette vaine montre qui vous
» environne, lui dit-il, eft peur les autres ; ce
» plaifîr ( le plaifir de faire du bien ) eft pour vous
» fèul : tout le refte a fes amertumes , ce plaifîr fèul
» les adoucit toutes. La joie de faire du bien eft
» tout autrement douce & touchante que la1 “joie
» de le recevoir : revenez-y encore ; c’eft un plaifir
» qui ne s’ufè^point: plus on le goûte,plus on fe
» rend digne de le goûter. On s’accoutume à -là
» profpérité propre , & on y devient infenfible ;
» mais on fent toujours la joie d’être l ’auteur de
» la profpérité d’autrui ».
On voit là fans doute k même jdée revenir, SC
fe préfenter fous des traits qui femblent les mêmes,
mais dont chacun la rend plus vive & plus touchante
, & qui, pour émouvoir le ceeur, ont la
force de l’eau qui tombe goutte à goutte fur le rocher
qu’elle amollit enfin.
( ^ On voit dans Cicéron mille exemples de cette
abondance. Il faifoit un précepte de l’employer à
tenir Vefiprit de Fauditeur long temps attaché fur
une meme penfée ( orat. ) ; & de cet art qu’il en-
fèignoit, il eft lui-même le plus parfait modèle : je
n’en citerai qu’un fèul trait, pris de la harangue
pour Marcellus, à qui Céfar avoit fait grâce : In
armis militum virtus, locorum opportunitas, auxilia
fociorum, clajfes , commeatus , multum juvant :
maximam vero partent, quafi fuo jure, Fortuna fibi
vindicat ; & quidquid efi profiperè gefium , id penè
omne ducit fuum. A t verà hujus glorice, C. Cce fa r ,
quam es paulo ante adeptus ( Clementiæ & man-
fuetudinis ) , focium habes neminem : totum hoc,
quantumeumque e fi, quod certè maximum e f i ,
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totum e f i , inquam, tuum ; nihil fib i e x ifiâ laude
centurio , nihil proefe ctus, nihil cohors , nihil
turma decerpit. Ç>uin etiam ilia ipfa rerum huma-
narum domina, F o r tu n a , in ijliu s fej'oc ie ta tem
glorice non offert : tibi cedit y tuam ejfie totam \ &
propriam j'atetur ) .
L ’abondance du fèntiment n’eft pas. fatigante,
comme celle de l’efprit ; aufïi n’y a-t-il que les fujets
pathétiques fur lefquels il foit poffible de parier d 'a- .
ôondance : expreffion qui peint vivement cette forte
d’éloquence, où, fans préparation comme fans ordre
& fans fuite, une ame , pleine d’un grand fujet &
profondément pénétrée, répand avec impétuofité les
lèntiments dont elle eft remplie , & fait paffer dans
toutes les âmes fès rapides émotions. •
On a vu dans nos chaires des effets furprenants
du pouvoir de cette éloquence : le véhément Bri-
daine a déchiré plus de coeurs & fait couler plus
de larmes que le lavant & profond Bourdaloue, & ,
fi j’ofè le dire, que le fiiblimeBolfuet.
Mais lorfque la force de l ’éloquence doit réfulter
de l’ordre & de l’enchaînement des idées, c’eft une
imprudence de fè livrer à l’infpiration du moment,
à moins qu’une longue habitude de l’élocution n’ait
mis l’orateur en état de s’abandonner à fa véhémence
, fans rien perdre de la méthode prelfante du
raifonnement. Ce font des exceptions rares, à ce que
Plutarque avoit obfervé des Oraifons faites à Fimprévu.
« Elles font pleines, dit-il, de grande non-
».chalance & de beaucoup de légèreté; car ceux
» qui parlent ainfî à l’étourdi, ne lavent là où il
» faut commencer , ni là où ils doivent achever ; &
» ceux qui s’accoutument ainfî à parler à la volée,
» outre les autres fautes qu’ils commettent, ils ne
» lavent garder mefure ni moyen en leurs propos ,
» & tombent dans une merveiileufè fiiperfluité de
» langage ».,
On raconte à ce propos qu’en Italie, où les prédicateurs
parlent a fiez communément à’ abondance,
l’un d’eux prêchant fur le pardon des ennemis-,
après s’être efforcé de-perfùader à fès auditeurs ,
qu’il falloit non feulement pardonner à fes ennemis
& ne pas leur vouloir du mal , mais encore les
aimer & leur faire du, bien , emporté par fa véhémence
, reprit ainfî : M a i s , me dire\-vous, j e n u i
point d'ennemis : vous nave\ point d'ennemis, mes
freres ! & le monde, le p é ch é , la ch a ir , ne fo n t-
ils pas vos ennemis ?
C’eft. ainfî qu’un orateur dont la marche n’eft
point réglée , ritque Ïouvent de s’égarer.
Il faut avouer cependant qu’il n’y a que cette
façon de produire les grands effets de l’éloquence,
& de fàifîr tous les avantages du lieu , du moment,
de fon émotion propre & de celle des auditeurs ; &
voilà pourquoi Bourdaloue difoit d’un miftîonnaire
de fon temps : On rend à- fe s fermons Us bourfes que
I on vole au x miens. Les miffionnaires ont en effet
cet avantage'ineftimable furies prédicateurs étudies.
II eft le même au barreau, pour les avocats qui
parlent ql abondance, fur ceux qui froidement ré-
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citent le plaidoyer qu’ils ont écrit. Ce talent, que
Fénelon vouloit que l’on acquît, demande un grand
travail, & fuppofè les dons les plus précieux de la
nature : il .eft cependant quelquefois porté fi loin
par l’habitude, qu’il y a des orateurs dont l ’élocution
même gagne à n’être point travaillée, & qui
parfont mieux d'abondance qu’ils n’écrivent en
compofànt.
( ^ Dans les écoles de l’éloquence , la Jeuneflè
romaine s’exerçoit à parler ainfî; 8c Craflùs , q u i,
en reconnoiffant l ’utilité de cet ufage, troyvoit cependant
préférable celui de s’appliquer à écrire avec
réflexion ; etjî utile efi etiam fubito feepe dicere ,
tamen illud utilius, fumpto fipaÜQ ad cogitandum ,
paratiùs atque accuratiàs dicere : Crafïus etoit lui-
même de tous les orateurs le plus en état de parler
à!abondance, par les études infatigables qu’il avoit
faites, par l’immenfe tréfor de çonpoifiances & de
penfees qu’il avoit amafle, mais fur tout par les
exercices habituels de ïà jeuneflè. Voye\ l’article
R h é to r iq u e .
Voici un exemple de cette promptitude avec laquelle
il parloir fur le champ. Comme il plaidoit en
faveur de Plançus, contre un M. Brutus fon ac-
cufàteur , homme peu digne de fon nom , & au
moment qu’il lui repreenoit fa diftîpation & fès
vices, il vit du haut de la tribune paffer le convoi
d’une vieille femme de la famille Junia. Il s’interrompit
, & adreffant la parole à Brutus :'•« Lève-
» to i, lui dit-il, regarde cette femme que l’on
» porte au tombeau. Que veux-tu qu’elle difè de
» toi à ton père, à tes ancêtres , à ces illuftres
» morts , dont les images l’accompagnent ; à ce
» Brutus, par qui ce peuple fut délivré de la
» domination des rois? A quoi, de quelle gloire,
» ou de quelle vertu leur dira-t-elle que tu t’oc-
» cupes ? A augmenter ton patrimoine ? Cela feroit
» peu digne ae ta noblefiè, à la bonne heure ;
» mais pour la feutenir , il ne te refte rien : ta
» débauche a tout diffipé. Dira-t-elle que tu t’ap-
» pliques à. l’étude du droit civil ? Ce feroit imiter
» ton père : mais des débris des meubles de fà
» maifon que tu as vendue, tu n’as pas même cOn-
» fervé le fiège où il étoit aftïs lorlqu’on le cdn-
» fultoit. A la feience militaire? Tu n’as vu de ta
» vie un camp. A l’éloquence ? Mais tu n’en as
» aucune : tout ce que tu peux faire, & de ta voix
» & de ta langue , c’eft de gagner quelque fâlaire
» à ce honteux métier de calomniateur. Et tu o'ès
» voir la lumière, envifàger ce peuple , te montrer
» au forum, paroitre dans la ville en préfence des
» citoyens/ & tu ne frémis pas de honte en re-
>■> gardant cette femme morte , & les images de tes
» ancêtres, dont tu es non feulement hors d’état
» d’imiter les exemples , mais de loger les fîmu-
» laeres » : Tu iilam mortuam , tu imagines
ipfas non perhorrefeis , quibus non modo ir,titan
dis , fed ne callocandis quidem tibi ullum locum
rcliquifli ? L ’original de ce morceau eft dins le
fécond livre de-Forateur; & l ’un des interlocuteurs