
Nous naiflôns avec la faculté de fentir & de peii-
fèr : le premier pas de la faculté de penfêr, c’eft
d’examiner lès perceptions , de les unir, de les comparer,
de les combiner, d’appercevoir entre elles
-des rapports de convenance & de difconvenance, &c.
Nous naiflôns avec des befoins qui nous contraignent
de recourir à différents expédients, entre ielquels nous
avons fouvent été convaincus, par l’effet que nous en
attendions & par celui qu’ils produilcient, qu’il y
en a dé bons , de mauvais , de prompts, de courts ,
de complets, d’incomplets, &c. la plupart de ces
expédients étoient un outil, une machine , ou quelque
antre invention de ce genre: mais toute machine
fuppofè combination , arrangement de parties tendantes
à un même but, &c, Voilà donc nos befoins,
& l ’exercice le plus immédiat de nos facultés, qui
conlpirent, aulïi tôt que nous naiflôns, à nous donner
des idées d’ordre , d’arrangement, de lÿmmétrie,
de méchanilme, de proportion ,' d’unité : toutes ces
idées viennent des lèns, & font fadices ; & nous avons
pafle , de la notion d’une multitude d’êtres artificiels
& naturels, arrangés , "proportionnés , combinés,
fÿmmétrisés, à la notion pofitive & abftraite d’ordre
, d’arrangement, de proportion, de combinai-
fôn , de rapports, de lÿmmétrie, & à la nation abstraite
& négative de dilproportion , de délôrdre, &
de chaos.
Ces notions font expérimentales comme toutes les
autres : elles nous font auflï venues par les lèns (a) ;
il n’y auroit point de Dieu, que nous ne les aurions
pas moins : elles ont précédé de long temps en nous
celle de lôn exiftence : elles font auffi pofîtives,
aufïi diftindes , auffi nettes , aufli réelles , que celles
de longueur , largeur , profondeur , quantité ,
nombre : comme elles ont leur origine dans nos befôins
& l ’exercice de nos facultés, y eût-il fur la
furface de la terre quelque peuple dans la langue
duquel ces idées n’auroient point de nom , elles n’en
exifteroient pas moins dans les elprits d’une manière
plus ou moins étendue, plus ou moins développée,
fondée lùr un plus ou moins grand nombre d’expériences
, appliquée à un plus ou moins grand nombre
d’êtres ; car voilà toute la différence qu’il peut y avoir
entre un peuple St un autre peuple, entre un homme &
un autre homme chez le même peuple ; & quelles que
fôient les exprelïions lûblimes dont on fè lèrve pour
défîgner les notions abftraites d’ordre, de proportion
, de rapports, d’harmonie ; qu’on les appelle,
fi l’on veut, éternelles , originales , fouveraines ,
règles ejffencielles du Beau ; elles ont pafle par nos
fens pour arriver dans notre entendement, de même
que les notions les plus viles ; & ce ne font que
des abftraétions de notre elprit.
t(a) Ç)n lit a 1 article AXIOME, a T. or f que nous découvrons
» une idée par V intervention de laquelle nous découvrons la
» liaifon de deux autres idées, c’eft une révélation qui nous
» vient de la part de Dieu par la voix de la raifon. » On
a demandé à l'auteur fi quelque chofe exiftoit ifllépendam-
»cnt de l’exiftence de Dieu î
Mais à peine l’exercice de nos facultés intellectuelles
, & la nécelfité de pourvoir à nos belôins par
des inventions , des machines, &c. eurent-ils ébauché
dans notre entendement les notions d’ordre , de
rapports , de proportion , de liailôn, d’arrangement,
de lÿmmétrie , que nous nous trouvâmes environnés
d’êtres où les mêmes notions étoient, pour ainfi
dire , répétées à l’infini ; nous ne pûmes faire un
pas dans Funivers fans que quelque production ne
les réveillât ; elles entrèrent dans notre ame a tout
inftant & de tous côtés ; tout ce qui fè palfoit en nous ,
tout ce qui exiftoit Hors de nous, tout ce qui mb-
fifioit des fîècles écoulés, tout ce que l ’induflrie , la
réflexion, les découvertes de nos contemporains
produilôient fous nos yeux , continuoit de nous
inculquer les notions d’ordre, de rapports , d’arrangement
, de lÿmmétrie, de convenance , de dil-
convenance, &c. & il n’y a pas une notion, fi ce
n’eft peut-être celle d’exiftence, qui ait pu devenir
aufïi familière aux hommes, que celle dont il
s’agît.
S’il n’entre donc dans la notion du Beau fôit ab-
folu , Colt général y fôit particulier, que les notions
d’ordre , de rapports , de proportions , d’arrangement,
de lÿmmétrie, de convenance, de difoonve-
nance ; ces notions ne découlant pas d’une autre
lôurce que celles d’exiftence, de nombre, de longueur,
largeur , profondeur, & une infinité d’autres,
fur lelqueiles on ne contefte point, on peut,
ce me lèmble , employer les premières dans une
définition du Beau , fans être accufé de lûbftituer
un terme à la place d’un -autre & de tourner dans
un cercle vicieux.
Beau eft un terme que nous appliquons _ à une
infinité d’êtres : mais quelque différence qu’il y ait
entre ces êtres, il faut ou que nous fafïions unefaufle
application du terme Beau , ou qu’il y ait dans
tous ces êtres une qualité dont le terme Beau fôit
le ligne.
Cette qualité ne peut être du nombre de celles qui
conftituent leur différence fçéçifique ; car ou il n’y
auroit qu’un feul être B ea u, ou tout au plus qu’une
feule belle elpece d’êtres.
Mais entre les qualités communes à tous les êtres
que nous appelions beaux, laquelle choifirons-nous
pour la chofè dont le terme Beau eft le ligne ?
Laquelle f il eft évident, ce me lèmble , que ce ne
peut- être que celle dont la préfence les rend tous
beaux ; dont la fréquence ou la rareté , -fi ,elle eft
lûlceptible de fréquence & de rareté , les rend plus
ou moins beaux ; dont l ’ablènce les fait ceflèr d’être
beaux ; qui ne peut changer de nature , là ns faire
; changer le Beau d’elpèce , & dont la qualité con-
: traire rendroit les plus beaux délàgréables & laids ;
celle en un mot par qui la Beauté commence, augmente
, varie à l ’infini, décline , & dilparoît : or
il n’y a que la notion de rapports capable de ces
effets.
J’appelle donc Beau hors de moi, tout ce qui
contient en fôi de quoi réveiller dans mon entende-'
ment Fidée de rapports ; & Beau par rapport à moi} j
tout ce qui réveille cette idee.
Quand je dis touty j’en excepte pourtant les qualités
relatives au goût & à l’odorat : quoique ces
qualités puiflènt réveiller en nous 1 idée de rapports ,
on n’appelle point beaux les objets en qui elles
.réfident, quand on ne les conlidere que relativement
à ces qualités. On dit un mets excellent, une odeur
délicieujè ; mais non un beau mets , une belle odeur.
Lors donc qu’on dit, voilà un>, beau turbot,. voilà
une belle rofe, on conlidère d’autres qualités dans
la rolè & dans le turbot que celles qui font relatives
aux lèns du goût & de 1 oûorat. . . .
Quand je dis tout ce qui contient en Joi de quoi
réveiller dans mon entendement Vidée de rapports ,
ou tout ce qui réveille cette idée, ceft quil faut ,
bien diftinguer les formes qui font dans les objets,
& la notion que j’en ai. Mon entendement ne met
rien dans les choies , & n’en ôté rien.' Que je penlè
ou ne penlè point à la façade du Louyre, toutes
les parties qui la compolènt n en ont pas moins telle
ou .telle forme, & tel & tel arrangement entre elles :
qu’il y eût des hommes ou qu’il n’y en eût point,
elle n’en feroit pas moins belle, mais feulement pour
des êtres poflibles conftitués de corps & d’elprit
g comme nous; car pour d’autres, elle pourront n être
ni belle ni laide, ou- même être laide. D’où il s’enfuit
que , quoiqu’il n’y ait point de Beau 'abfolu,
il y a deux fortes de Beau par rapport à nous , un
Beau réel.. & un Beau apperçu.
Quand je-dis, tout ce_qui réveille en nous Vidée
de rapports, je n’entends pas que , pour appeler un
être beau, il faille apprécier quelle eft la forte de
rapports qui y règne ;\je n’exige pas que,celui qui
voit un morceau d’Architeéture, fôit en état d aflu-
rer ce que l’architede même peut ignorer , que
cette partie eft à celle-là comme tel nombre eft à
tel nombre; ou que celui qui entend un concert,
lâche plus quelquefois que ne fait le muficien , que
tel fon eft à tel fon dans le rapport de 2 à 4 , ou
de 4 à ?. Il fuffit qu’il apperçoive & fènte que les
membres de cette Architedure & que les fons de
cette pièce de Mufique , ont des rapports , foit entre
eux, foit avec d’autres objets. C ’eft l’indétermination
de ces rapports, la facilité de les fàifir , & le
plaifîr qui accompagne leur perception, qui a fait
imaginer que le était plus tôt un affaire de lèn-
timent que de raifon. J’ofo aflureV que toutes les fois,
qu’un principe nous lèra connu dès la plus tendre
enfance , & que nous en ferons par l ’habitude une
application facile & fûbite aux objets placés hors de
nous, nous croirons en juger par fèntiment : mais
nous forons contraints d’avouer notre erreur dans
toutes les occafions où la complication des rapports
& la nouveauté de l’objet fufpendront l’application
du principe; alors le plaifir attendra , pour fè faire
fèntir , que l’entendement ait'prorioncé que l’objet eft
beau. D’ailleurs le jugement en pareil cas eft
prefque toujours du Bedu relatifs & non du Béait
ïceU
Ou Ton confidère les rapports dans les moeurs*
& l ’on a le Beau moral; ou on les confidère dans
les ouvrages de Littérature, & on a le Beau litté-i
raire ; ou on les confidère dans les pièces de Mufique
, & Fon a le Beau mufical ; ou on les confidère
dans les ouvrages de la nature, & l’on a le Beau
naturel ; ou on les confidère dans les ouvrages mé-
chaniques des hommes , & on a le Beau artificiel;
ou on les confidère dans lef reprélèn ta lions des ouvrages
de l’art ou de la nature,, & l’on a le Beau
dlimitation ; dans quelque otyeiàk fous quelque af^-
peét que vous confidériez les rapports dans un mémo
objet, le Beau prendra differents noms.
Mais un meme objet, quel qu’il foit , peut être
confidère folitairement & en lui-même , ou relativement
à d’autres. Quand je prononce d’une fleur
qu’elle eft belle , ou d’un poiflôn qu’il eft beau y
qu’entends-je ?■ Si je confidère cette fleur ou ce
poillon folitairement, je n’entends pas autre chofè ,
linon que j’apperçois entre les parties dont ils font
compolés, de l’ordre, de l’arrangement, de la lÿmmétrie,
des rapports ( car tous ces mots ne défignent
que différentes manières d’envifager les rapports mêmes)
: en ce lèns toute-fleur eft belle , tout poiflôn
eft beau ; mais de quel Beau l de celui que j’appelle
Beau réel.
Si je confidère la fleur & le poiflôn relativement
à d’autres fleurs & à d’autres poiflôns ; quand je dis
•qu?ils font beaux y cela fignifie qu’entre les êtres-
de leur genre , qu’entre les fleurs celle-ci, qu’entre
les poiflôns celui-là , réveillent en moi le plus d’idées'
de rapports, & le plus de certains rapports ; car je
ne tarderai pas à faire voir que tous les rapports
n’étant pas de la même nature , ils contribuent plus
ou moins les uns que les autres à la Beauté. Mais
je puis alsûrer que fous cette nouvelle façon de con-
fîdérer les ohjéts, il y a Beau & Laid : mais quel
B ea u, quel Laid f celui qu’on appelle relatif.
S i , au lieu de prendre une fleur ou un poiflôn „
on généralilè, & qu’on prenne une plante ou un
animal ; fi on particularité, & qu’on prenne une rolè
& un turbot ; on en tirera toujours la diftindion da
Beau relatif & du Beau réel.
D’où l’on voit qu’il y a plufieursBeaux relatifs %
& qu’une tulipe peut être belle ou laide entre les
tulipes, belle ou laide entre les fleurs, belle ou laide
entre les plantes , belle ou laide entre les productions
de la nature.
Mais on conçoit qu’il faut avoir vu bien des rolès
& bien des turbots, pour prononcer que ceux-ci font
beaux ou laide entre les rolès & les turbots; bien
des plantes & bien des poiflôns , pour prononcer que
la rolè & le turbot font beaux ou laids entre les
plantes & les poiflôns ; & qu’il faut avoir une grande
connoiflance de la nature, peur prononcer qu’ils
font beaux ou laids entre les productions de JIa
nature.
Qu’eft-ce donc qu’on entend, quand on dit 2 un
artifte, lmite\ la belle nature ? Ou l’on ne lait ce
qu’on ^commandé ? ou on lui dit 1 $i von? avez 3