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» bien parfait & iraimenfe , a fait produire à la
» terre pour notre nourriture & pour notre plaifir y
» aliments peut-être infîpides pour des natures
» ipirituelles. Je fais feulement qu’un père célefte
» les donne à tous.
» A quoi l’ange répondit : Ce que celui dont
» les louanges (oient chantées donne à l’homme
» en partie (pirituel, n’eft pas trouve un mauvais
» mets par les purs elprits ; & ces purs efprits, ces
» fubftances intelligentes , veulent aufli des ali—
» ments ainfî qu’il en faut à votre (ùbftance rai-
» fonnable. Ces deux fubftances contiennent en
» elles toutes les facultés baffes des fens par lef-
»> quelles elles entendent, voient, flairent , tou-
» chent, goûtent, digèrent ce qu’elles ont goûté,
en affimilent les parties, & changent les chofes
» corporelles en incorporelles. C a r , vois-tu, tout
» ce qui a été créé doit être (butenu & nourri ;
» les éléments les plus groflier» alimentent les
» plus purs ; la terra donne à manger à las mer ;
» la terre & la mer , à l ’air ; l’air donne la pâture
» aux fepxéthérés, & d’abord à la lune, qui eft
» la plus proche de nous ; c’eft de là qu’on voit
» fur (bn viJage rond (es taches & fes vapeurs non
» encore purifiées, & non encore tournées eri (à
« (ùbftance. La lune auffi exhale de la nourriture
« de (bn continent humide aux globes plus èleves.
» Le (bleil, qui départ (à lumière à tous, reçoit
» aufli de tous en récompenfe (bn aliment en exal-
» tâtions humides, & le (oir il (bupe avec l ’océan........
» Quoique dans le ciel les arbres de vie portent un
>5 fruit d’ambroifie ; quoique nos vignes donnent du
S9 nedar, quoique tous les matins nous brodions les
» branches d’arbres couvertes d’une rofêe de miel ;
» quoique nous trouvions le tërrein couvert de
» graines perlées ; cependant Dieu a tellement
» varié ici (es prélents & de nouvelles delices,
» qu’on peut les comparer au ciel. Soyez sûrs que
j, je ne ferai pas affez délicat pour n’en pas tâter
» avec vous. ^ ’
» Ainfî, ils (e mirent à table , & tombèrent (tir
t> les viandes ; & l’ange n’en fit pas feulement
» femblant ; il ne mangea pas en myftère , felon
» la glofe commune des théologiens, mais avec
» ,1a vive dépêche d’une faim très-réelle, avec une
» chaleur concoétive & tranfiibftantive : le (ùperflu
» du dîner tranlpire aifêment dans les pores des
y, elprits ; il ne faut pas s’en étonner,puifque Fem-
» pirique alchimifte, avec (bn feu de charbon &
» de fiiie, peut changer, ou croit pouvoir changer
» l’écume du plus groflier métal, en or aufli parfait
» que celui de la mine.
» Cependant Eve fervoit à table toute nue, &
>» couronnoit leurs coupes de liqueurs délicieufes ;
n o innocence ! méritant paradis ! c’étoit alors plus
n que jamais que les enfants de Dieu auroient été
» excufèbles d’être amoureux d’un tel objet ; mais
» dans leurs coeurs l’amour régnoit (ans débauche.
» Iis ne connoiffoient pas la jaloufîe , enfer des
» amants puîragés »,
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Voilà ce que les traducteurs de Milton «*0111
point du tout rendu ; voilà ce dont ils ont (upprimé
les trois quarts, & atténué tout le refte. C ’eft ainfî
qu’on en a ufé quand on a donné des traductions de
quelques tragédies de Shakelpeare ; elles (bnt toutes
mutilées , & entièrement méconnoiilables. Nous
n’avons aucune traduction fidèle de ce célèbre
auteur dramatique que celle des trois premiers actes
de (bn JuLçs Cefar, imprimée à la fuite de
Cinna, dans l’édition du Corneille avec des com-i
mentaires.
Virgile annonce les deftinées' des defeendants
d’Enée , & les triomphes des romains. Milton
prédit le deftin des enfants d’Adam ; c’eft un objet
plus grand, plus intéreffant pour l’humanité ; c’eft
prendre pour-fen (ûiet l’Hiftoire univerfelle. Il ne
traite pourtant à fond que celle du peuple juif dans
l ’onzième & douzième chants ; & voici mot à mot
ce qu’il dit du refte de la terre :
« L ’ange Michel & Adam montèrent dans la
» vijion de Dieu ; c’étoît la plus haute montagne
» du paradis terreftre, du haut de laquelle l ’hémife
» phère de la terré s’étendoit dans l’a(peCt le plus
» ample & le plus clair. Elle n’étoit pas pjus haute ,
» ni ne préfentoit un afpeCfc plus grand que celle
» (ur laquelle le diable emporta le fecond Adam
» dans le défert, pour lui montrer tous les royaumes
» de la terre & leur gloire. Les yeux d’Adam pou-.
» voient commander de là toutes les villes d’an-
» cienne & de moderne renommée ; (ür le fiège
» du plus puiffant Empire, depuis les futures mu-
» railles de Combalu, capitale du Grand-kan du
» Catai, & de Samarcande (ùr l’Oxus, trôné de
» Tamerlan, à Pékin des rois de la Chine, & de
» là à A gra, & de là à Lahor du Grand-mogoî
» jufqu’à la Cherfbnèfë d’or; ou jufqu’au fiège du
» Perfîm dans Ecbatane, & depuis dans I(pahan ,
» ou jufqu’au Czar Rufïè dans Mofcou, ou au (ùltan
» venu du Turkeftan dans Bilànce. Ses yeux pou-
33 voient voir l’Empire du Négus jufqu’à (bn dernier
» port Ercoco, & les royaumes maritimes Mombaza,
» Quiloa, & Mélinde, & Sofala qu’on croit Ophir ,
» jufqu’au royaume de Congo & Angola plus au
» (ùd. Ou bien de là il voyoit depuis le fleuve
» Niger julqu’au mont Atlas, les royaumes d’Al-
» manzor, de F e z , & de. Maroc, Sués, Alger.,
» Trémizen , & de là l’Europe à l’endroit d’où
33 Rome devoit gouverner le monde. Peut-être il
» vit en efprit le riche Mexique, fiège de Monte-
» zume, & Cufeo dans le Pérou, plus riche fiège
» d’Atabalipa, & la Guiane non encore dépouillée,
» dont la capitale eft appelée Eldorado par les
33 efpagnols ».
Après avoir fait voir tant de royaumes aux yeux
d’Adam, on lui montre aufli tôt un hôpital ; &
l’auteur ne manque -pas de dire, que c’eft un effet
dé la gourmandife d’Eve.
« Il vit un lazaret où gifeit nombre de maladaf r
» (pafines hideux, empreintes douloureufes, maux
» de coeur, agonies , toutes les fortes 4e fièvres,
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» convulfions, épilepfies, terribles cathares, pierres
* & ulcères dans les inteftins, douleurs de coliques,
- frénéfîes diaboliques , mélancolies foupirantes,
s> folies lunatiques, atrophies , marafmes , pelle
» dévorante au loin, hydropifîes , aûhmes, rhu-
» mes; &c. 33
Toute cette vifîon femble une copie de l’Ariofte ;
car Adolphe., monté fur l’hypogriphe, voit en volant
tout ce qui fe paffe (ur les frontières' de l’Europe &
(ùr toute l’Afrique. Peut-être, fi on l’ofe dire , la
fi&ion de l’Ariofte eft plus vraifemblable que celle
de (bn imitateur : car en volant il eft tout naturel
qu’on voye plufîeurs royaumes l’un après 1 autre ;
mais on ne peut découvrir toute la terre^du haut
d’une montagne.
On a dit que Milton ne fevoit pas l ’optique :
mais cette critique eft injiufte; il eft très-permis de
feindre qu’un efprit céleûe découvre, au père des
hommes les deftinées de fes defeendants. Il n importe
que ce (bit du haut d’une montagne ou ailleurs.
L ’idée au moins eft grande & belle.
Voici comme finit ce Poème-
L a mort & le péché conftruifent .un large pont
de pierre , qui joint l’enfer à la terre pour leur
commodité & pour celle de Satan , quand ils voudront
faire leur voyage. Cependant Satan^ revoie
vers les diables par un autre chemin ; il vient
xendre compte .à fes vaflàux du (ùccès de (a com-
miflion ; il harangue les diables , mais il n eft reçu
qu’avec des fiflets. Dieu le change en grand ferment,
& fes compagnons devitnnent ferpents aufli.
Il eft aifè de reconn'oître dans cet ouvrage, au
milieu de fes beautés , je iie fais quel efprit de
fanatifîne & de férocité pédante(que qui dominoit
en Angleterre du temps de Cromwell, lorlque tous
les anglois avoient la Bible & le piftolet à la main.
Ces abfîirdités théologiques dont l’ingénieux Buttler;
auteur à'Hudibras, s’eft tant moqué , furent traitées
sérieufement par Milton. Aufli. cet ouvrage,
fut-il regardé par toute la Cour de Charles II
avec .autant d’horreur qu’on avoit de mépris pour
l’auteur*
Milton avoit été quelque temps fecrétaire pour
la langue latine du parlement appelé le Rump ,
ou le Croupion. Cette place fut le prix d’un livre
latin en faveur dea» meurtriers du roi Charles I ;
livre ( il faut l’avouer) aufli ridicule par le ftyle
que dêteftable par la matière ; livre où Fauteur
vaifenne à peu près , comme lorfque- , dans (bn
Paradis perdu , il fait digérer un ange & | fait
paffer les excréments par mfenfible tranlpiration ^
lorîqu’il fait coucher enfemble le péché & la mort,
lorfeu’il transforme (bn Satan en cormoran & en
crapaud ; lorfqu’îl fait des diables géants, qu’il
change enfeite en pygmées pour qu’ils puiffent
raifenner plus à l’aife & parler de controYerfe , &c.
Si on veut un échantillon de ce libelle fcanda-
leux qui le rendit fi odieux, en voici quelques uns.
Saumaife avoit commencé (bn livre en faveur de la
Maifîyi Stuart & contre les.régicide*,,par ces-mots:.
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L'horrible nouvelle du parricide commis en
Angleterre, a bleße depuis peu nos oreilles &
encore plus nos coeurs.
Milton répond à Saumaife : I l faut que cette
horrible nouvelle ait eu une épée plus longue que
celle de S. Pierre qui coupa une, oreille à Malchus,
! ou les oreilles hollandoifes doivent être bien longues
pour que le coup ait porté de Londres à la
Haye ; car une telle nouvelle ne pouvait blejfep
que des oreilles d’âne.
Après ce fingulier préambule, Milton traite de
pufilLanimes & de lâches, les larmes que le crime-
de la fa&ion de Cromwell avoit fait répandre à tous
les hommes juftes & fenfibles. Ce fo n t , dit-il, des
larmes telles q u it en coula des yeux de la nymphe
Salmacis, qui produifirent la fontaine dont les
eaux énervoient les hommes, les dépouilloient de
leur virilité, leur ôtoient le courage , & en fa i -
foient des hermaphrodites. Or Saumaife s’appeloit
Salmafius en latin. Milton le fait defeendre de la
nymphe Salmacis. Il l’appelle Eunuque & Her-
maphrodite, quoiqu’Hermaphrodite foit le contraire
d’Eunuque. Il lui dit que fes pleurs font ceux de
Salmacis (à mère, & qu’ils Font rendu infames,
Infamis ne quetn malt fortibus undis.
Salmacis enervet.
On peut juger fi un tel pédant atrabilaire , dé1-
fenfeur du plus énorme crime , put plaire à la Cour
polie & délicate de Charles I I , aux lords Rochefter,
Rofeommon , Bukingkam , aux Waller, aux Cow-
ley , aux Congrève aux Wicherley. Ils eurent
tous en horreur l’homme & le Poème.. A peine
même (ùt-on que le Paradis perdu exiftoit. J1 fut
totalement ignoré en France aufli bien que le nome
de Fauteur.
Qui auroit ofé parler aux Racines , aux De f-
préaux , aux Molières , aux La Fontaine , d’une
Poème épique (ur Adam & Eve ? Quand les italiens;
Font connu , ils. ont peu eftimé' cet ouvrage, moitié^
théologique & moitié diabolique, où les anges St
les diables parlent pendant des chants entiers. Ceux;
qui lavent par coeur l’Ariofte & le Taffe, n’ont pu>
écouter les fens durs de Milton. I l y a trop de distance
entre la langue italienne 8c l’angloife-
Nous n’avions jamais entendu parler de ce Poème-
en France, avant que Fauteur de la Henriade nous;
en eût donné une idée dans îé neuvième chapitre
de (on EJfai fu r le Poème épique. Il fut même le
premier (fi je ne me trompe ) qui nous fit connoître
les poètes anglois , comme il fut le premier quH
expliqua les découvertes de Newton & lès fenti-
ments de Locke. Mais quand on lui demanda ce-
qu’il penfeit du génie de Milton y il répondit, L e s '
grecs recommandaient aux poètes de ficrifier aux:
Grâces ; Milton a- facrifié au Diable..
On (bngea alors, à traduire ce Poème épique
anglois, dont M. de Voltaire avoit parlé avec beaucoup
d’éloges à certains égards. Il eft difficile de
(avoir précifêment qui en fut le tradudeus^ Os
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