
€96 E L O
le premier donné de l’harmonie. « L ’Éloquence ,
» dit très-bien M. de Voltaire , a tant de pouvoir fur
33 les hommes , qu’on admira Balzac de Ion temps,
» pour avoir trouvé cette petite partie de l’art ignorée.
» & néceffaire, qui confifte dans le choix harmonieux
» des paroles , & même pour l’avoir fbuvent em-
» ployée hors de fa place. » Ifôcrace, félon Cicéron ,
eft le premier qui ait connu l’harmonie de la profè
parmi les anciens. On ne remarque , dit encore
Cicéron , aucune harmonie dans Hérodote ni dans
fès prédécellèurs. L ’orateur romain compare le ftyle
de Thucydide , à qui il ne manque rien que l’harmonie
, au bouclier de Minerve par Phidias , qu’on
auroit mis en pièces.
Deux choies charment l’oreille dans le difcours ,
le fôn & le nombre : le Ion confifte dans la qualité
des mots ; & le nombre, dans leur arrangement.
Ainfî, l’harmonie du difcours oratoire confifte à n’employer
que des mots d’un Ion agréable- & doux ;
à éviter le concours des fyllabes rudes j & celui
des voyelles, fàns affedatiôn néanmoins ( fur quoi
voye^ Varticle É lisiown ) ; à ne pas mettre entre
les membres des phrafes trop d’inégalité., fùrtout
à ne~pas faire les derniers membres trop courts par
rapport aux premiers ; à 'éviter également les périodes
trop longues & les phrafès trop courtes, ou ,
comme les appelle C i c é r o n à demi éclofes, le
lîyle qui fait perdre haleinè, & celui qui force à
chaque inftant de la reprendre & qui refîèmble
à une forte de marquèterie ; à fàvoïr entremêler
les périodes fôutenues & arrondies, avec d’autres
qui le fôient moins & qui fervent comme de repos
à l'oreille. Cicéron blâme avec railon Théopompe,
pour avoir porté jufqu’à- l’excès le foin minutieux
d’éviter le concours des voyelles; s’eft à l’ufàge,
dit ce grand orateur , à procurer fèul cet avantage
làns qu’on le cherche avec fatigue. L ’oVateur exercé
apperçoit d’un coup d’oeil la fùcceffion la plus har-
monieufè des mots , comme un bon leâeur voit
d’un coup d’oeil les fyllabes qui précèdent & celles
qui fui vent.
Les anciens, dans leur profè , évitoietit de la Hier
éehaper des vers, parce que la mefure de leurs vers
étoit extrêmement marquée ; le vers ïambe étoit le
fèul qu’ils s’y permiflèot. quelquefois, parce que ce
vers avoit plus de licences qu’aucun autre, & une
mefùre moins invariable : nos vers, fi on leur ôte la
rime , font à quelques égards dans le cas des vers
ïambes des anciens ; nous n’y avons attention qu’à
la multitude des fyllabes , & non à la Profbdie ; douze
fyllabes longues ou douze fyllabes brèves , douze
fyllabes réelles & phyfiques ou douze fyllabes de
convention & d’ufàge, font également un de nos
grands vers ; les vers françois font donc moins
choquants dans la profè françoifè (quoiqu’ils ne
doivent pas y être prodigués, ni meme y être trop
îènfîbles ) , que les vers latins ne l ’étoient dans la
profè latine. Il y a plus: on a remarqué que la profe
Ta plus harmonieufè contient beaucoup de vers,
qui, étant de différente mefure & fans rime., don-
E L O
ner.tàla profè un des- agréments de laPoéfîe, fans
lui en donner le cara&ère , la monotonie, & l’uni-
'formité. La profè de Molière eft toute pleine de
vers. En voici un exemple tiré de la première fcène
du Sicilien :
~ C h u t, n’ avancez'pas davantage,
Et demeurez en cet endroit
Jufqu’ à ce que je vous appelle.
11 fait noir comme dans un fo u r , $
Le Ciel s’eft habillé ce foir en fcaramouclic,
Et je ne vois pas une étoile.
Qui montre le bouc de fon nez.
Sotte condition que celle d'un efclave !
De ne vivre jamais pour f o i ,
Et d’être toujours tout entier
Au x pallions d’un maîçre ! &c.
On peut remarquer en pafïànf, que ce font les
vers de huit fyllabes qui dominent dans ce morceau,
& ce font en effet ceux qui doivent le plus fréquemment
fè trouver dans une profè harmonieuiè.
M. de la Motte, dans une des diflèrtatjons qu’il
a écrites contre la P.oéfie, a mis en profè une dés
fcènes de Racine fans y faire d’autre changement
que de renverfèr les mots qui forment les vers-:
Arbate, on nous faifoit un rapport fidèle, Rome
triomphe en effet, & Mithridate efi mort. Les
romains ont attaqué' mon père vers VEuphrate, &
trompé fa prudence ordinaire dans la nuit, &c. Il
obfèrve quë cette profè nous paroît beaucoup moins
agréable que les vers, qui expriment la même chofè
dans les mêmes termes ; & il en conclut que le
plaifîr qui naît de la mefure des vers, eft un plaifîr
de convention & de préjugé, puifqu’à l’exception
de cette mefùre, rien n’a difparu du morceau, cité,
M. de la Motte ne faifoit pas attention , qu’outre la
mefùre du vers, l’harmonie qui réfùlte de l’arrangement
des mots avoit aufïi difparu }J& que, fi Raçine
eut voulu écrire ce morceau en profè, il l’auroit
, écrit autrement, & choifï des mots dont l’arrangé-
ment auroit formé une harmonie plus agréable à
l’oreille.
L ’harmonie foudre quelquefois de la jufteflè &
de l’arrangement logique des mots, & réciproque-
i ment : c'eût alors à l’orateur à concilier , s’il eft
; pofïible, l’une avec l’autre, ou à décider lui-même
jufqu’à quel point il peut fàcrifier l’harmonie à la
juftelïè. La feule règle générale qu’on puifle donner
j fùr ce fùjet, c’eft qu’on ne doit ni trop fùuvent
facrifier l’une à l’autre, ni jamais violer l’une ou
l’autre d’une manière trop choquante, Le mépris
de la jufteflè offènfèra la raifôn, & le mépris de
l’harmonie bleffera l’organe; l’une eft un juge fé-
vère qui pardonne difficilement, & l’autre un juge
orgueilleux qu’il faut ménager* La réunion de la
jufteflè & de l’harmonie, portées l’une & l’autre au
fùprême degré, étoit peut-être le talent fùpérieur
de Démofthène : ce font vraifèmblablement ces deux
qualités qui, dans las ouyrages de ce grand orateur
s
E L O
leur, ont produit tant d’effet fùr les grecs & meme
fùr les romains tant que le grec a etc une langue
vivante & cultivée ; mais aujourdhui quelque fatis-
fadion que fès harangues nous procurent encore par
le fond des chofès , il faut avouer , fi on eft de bonne
foi, que la réputation de Démofthène eft encore au
deiïùs du plaifîr que nous fait fa lefture. L ’interet
v if que les athéniens prenoient à l’objet de ces harangues
, la déclamation fùblime de Demofthene ,
fùr laquelle il nous eft refté le témoignage d Efchine
même fôn ennemi, enfin l’ufàge fans doute inimitable
qu’il faifoit de fa langue pour la propriété des
termes & pour le nombre oratoire, tout ce mérite
eft ou entièrement ou prefque entièrement perdu
pour nous. Les athéniens, nation délicate & fçnfîble,
avoient rai fôn d’écouter Démofthène comme un prodige;
notre admiration, fi elle étoit égale à la leur,
ne fèroit qu’un enthoufiafme déplacé. L eftime raj-
fonnée d’un philofôphe honore plus les grands écrivains
, que toute la prévention des pédants.
Ce que nous appelons ici Harmonie dans le discours
, devroit s’appeler plus proprement Mélodie:
car Mélodie en notre langue eft une ,fui te de fbns
qui fè fuçcèdent agréablement ; & Harmonie eft le
plaifîr qui réfulte au mélange de plufîeurs fqns qu’on
entend à la fois. Les anciens , qui, félon les .apparences,
ne connoifîbient point la. Mufîque à plufîeurs
parties, du moins au même degré que nous,
appeloient Harmonia ce que nous appelons Mélo-
die. En traniportant ce mót. au ftyle , nous ayons
confèrvé l’idée qu’ils ÿ attachoient & en le tranG
portant à la Mufîque , nous lui en ayons donné, une
autre. C’eft ici une obiervation purement grammaticale,
mais qui ne nous paroît, pas inutile.
Cicérpn., dans fon traité intitulé O r a t o r fait
confifter une des principales qualités, du ftyle fîmple
en ce que l’orateur s’y affranchit de la fèrvitude du
nombre, fa marche étant libre & fans .contrainte y
quoique fans écarts trop marqués. En.effet, le plus
ou le moins,d’harmonie eft peut-être ce qufdiftinguè’
le plus réellement les differentes efp.èçes de ftyle.
Mais quelque harmonie qui, fè falie fèntir dans,
le difcours, rien n’eft plus• oppo.fé à l’Éloquençe
qu’un ftyle diffus ,, traînant, & lâche. Le ftyle de
l’orateur doit être fèrré ; c’eft par là fùrtout qu’a
excellé Démpfthène. Or en quoi confifte le ftyle
fèrré f A mettre , comme nous l’avons d it, çhaque
idée à fà véritable place, à ne point omettre; d’idées
intermédiaires" trop difficiles à. fùppléer, à.'.rendre
enfin chaque idée par le terme propre : , par ce
moyen on évitera toute répétition & toute circonlocution
, & le ftyle aura le rare avantage d’etre concis
fans être fatiguant, & dèvelopé fans être lâche. Il
arrive (ôuvent qu’on eft aufïi obfcur en fuyant la
brièveté, qu’en la cherchant ; on perd fà route en
Voulant prendre la plus longue. La manière la plus
naturelle .& la .plus sure d’arriver à un objet, c’eft
d’y aller par le plus court chemin, pourvu qu’on y
aille en marchant, & non pas en fautant d’un lieu
a un autre. On peut juger de là combien eftoppo-
Ckamm. et L ittèrat, Tome L Fart, IL
E L O <5>>7
fée à l’Éloquence véritable, cette loquacité fi ordinaire
au Barreau , qui confifte à dire fi peu de chofès
avec tant de paroles. On prétend, il eft vrai, que
les mêmes moyens doivent être préfèntés differemr-
ment aux différents juges, & que par cette raifôn
on eft obligé dans un plaidoyer de tourner de differents
fèns la même preuve. Mais ce verbiage pré^
tendu néceffaire deviendra évidemment inutile, fi
on a foin de ranger lés idées dans l’ordre convenable;
il réfultera de leur difpofîtion naturelle une
lumière qui frapera infailliblement & également tous
les efprits, parce que l’art de raifônner eft un , &
qu’il n’y a pas plus deux Logiques, que deux Géométries.
Le préjugé contraire eft fondé en grande
partie fùr les fauffes idées qu’on acquiert de l’Éloquence
dans nos collèges ; on la fait confifter à anv«
piifier & à étendre une penfee ; on apprend aux
jeunes gens à délayer leurs idées dans un déluge de
périodes infipides, au lieu de leur apprendre à les
refferrer fàns obfcurité. Ceux qui douteront que la
concifion puiffe fùbfifter avec l’Éloquence, peuvent
lire pour fè défàbufer les harangue* de Tacite. |
Il ne fùffit pas au ftyle de l ’orateur d’être clair ,
correét ^ propre, précis, élégant, noble, convenable
au fùjet, harmonieux, v i f , & fèrré; il faut
encore qu’il fbit facile, c’eli à dire , que la gêne de
la compofition ne s’y laiffe point appercevoir. Le
ftyle naturel, dit Pafcal, nous enchante avec raifôn ;
car on s’attendoit de trouver un auteur, & on trouve
un homme. Le plaifîr de l’auditeur ou du leêteue
diminuera à mefure que lç rravail & la peine fè
feront fentir. .Un des moyens de Ce préfèrver de ce
défaut, c’eft d’éviter ce ftyle figuré,, poérique,
chargéd’ornements , de métaphores , d’antithèfès ,
& d’épithètes, qu'on appelle, je ne fais par quelle
raifon, Style académique. Ce n’eft afs&rément pas
celui de l’Académie franqoifè ; il ne faut, pour s’ea
convaincre, que lire les ouvrages ^ les difcours
même des principaux membres qui la compoiènf.
C’eft tout au plus le ftyle de quelques Académies de
province , dont la multiplication exceffive & ridicule
eft aufïi funefte aux progrès du bon goût, que
préjudiciable aux vrais intérêts de l’État ; depuis
Pau jufqu’à Dunkerque , tout fera bientôt Académie
en France.
Ce ftyle académique ou prétendu te l, eft encore
celui de la plupart de nos prédicateurs, du moins
de plufîeurs de ceux qui ont quelque réputation ;
n’ayant pas affez de génie pour préfènter d’une
manière frapaotç , & cependant naturelle, les véri-
tes connues qu’ils doivent annoncer, ils croient les
orner par un ftyle affefté & ridicule , qui fait re£*
fèmbler leurs fermons , non-à l’épanchement d’un
coeur pénétré de ce qu’il doit infpirer aux autres,
mais à une efpèce de reprélèntation ennuyeufè &
monotone, où l’aâeür s’applaudit fans être écouté..
Ces fades harangueurs peuvent fe convaincre par la
leâurç, réfléchie des fèrmons de Maffillon , fur-
tout de ceux qu’on appelle le Petit-caréme , combien
ïa véritable Éloquence de la Chaire eft oppofee à