après cet aile de piété, on voit paroître dans la maifon où
eft la tertulia, des domeftiques portant chacun une tafle de
chocolat, avec des bifcuits dans la foucoupe, qui eft exprès
fort large, & chacun prend fon chocolat ; je metois facilement
fait à cet ulkge, le plus fouvent c’étoit-Ià mon feul
fouper : à l’égard des Elpagnois, le chocolat ne les empêche
pas de fouper ; il eft vrai qu’on ne foupe à Manille qu’à dix
heures du foir.
Je vais rapporter ici la converfation que j’eus à ce iüjet
avec le P. de la Syerra, CommilTaire de l’Inquilition; ce fut
chez le P. Melo, dans une de fes tertulia, un jour de grand
jeûne :
I l Angélus ayant été fonné, & chacun ayant dit le fien,
le chocolat tarda h venir, par la feule négligence des
domeftiques; mais enfin il parut avec fes accompagnemens
ordinaires, c’eft-à-dire, avec de petits bifcuits en forme de
ceux de Savoie ; ie P. de la Syerra & le P. Melo prirent
le chocolat comme les autres; je më conformai à i’ufagef
mais j’en pris occafion de parier contre avec toute la retenue
que pouvoit in’inipirer le lieu où j’étois : je dis donc au P. de
la Syerra que j’avois été un peu étonné, en arrivant, de
remarquer que les Efpagnols, qui me paroiftoient d’ailleurs
extrêmement zélés pour le maintien de la religion, étoient
cependant fur l’article du jeûne bien moins fcrupuleux que
les François, que ceux-ci en pratiquoient un beaucoup plus
ftriéle : le P. de la Syerra me répondit avec un air plein de
franchiiè, que les François avoient raifon, que l’uiage que je
voyois étoit une corruption ou relâchement, es una corruptela,
dit-il. Cette tolérance a été introduite, à ce qu’on m’aftiira
à Manille, par les Pères de la Compagnie, qui ont décidé
que le chocolat ne rompt point le jeûne : el chocolaté no
quebranta el ajuno, |
Telle eft la fameufe propofition qui permet a Manille les
jours de jeûne de prendre le chocolat le matin en fe levant,
avec environ deux onces de paiil ou de bifcuit, de bien
dîner, de réitérer ie foir vers les fix heures, après 1 Angélus,
la prife de chocolat, &. de faire la collation à dix heures
du foir; avec ce petit régime, on eft cenféjeûner, à une condition
cependant, qui eft de prendre le chocolat à l’eau; Sl
c’eft en cela que confifte toute la mortification, & qui n’eft
encore que pour les perfonnes qui ont coutume de mettre du
lait dans leur chocolat.
La collation, on la fait ordinairement avec des poiflons
fecs ou des haricots à l’huile; je demandai, un jour de jeûne,
dans une maifon où i’on me retint à faire collation, du
fromage ; la maîtrefle du logis fe récria très-fort, en blâmant
cet ufage, & me difant que le fromage n’étoit pas de collation ;
je iui répondis fort modérément que le matin je jeûnois à
l’ufage des Efpagnols, & que le foir je faîfois collation feion
la coutume des François.
Cet ufage de déjeuner & de goûter iës jours de jeûne
(car c’eft bien déjeûner que de prendre une tafle de chocolat
d’une once & demie, avec environ deux onces de pain ),
eft d’autant plus à remarquer dans une Nation qui fe pique
de catholicité à toute épreuve, que le chocolat eft réputé
pour être très-nourriflant, & que j ai vu a Cavité un Jefuite
âgé de près de cent ans, à qui par confequent ties-peu de
nourriture fuffiloit ; elle confiftoit dans une feule tafle de
chocolat en vingt-quatre heures avec un bifcuit de deux à
trois onces. En général, j’ai remarqué que les Efpagnols,