facilitait l’apport des denrées à Manille; les Pères de la
Compagnie intentèrent procès à l’A icaide, parce qu’il avoit
pris, difoient-ils, fur les terres des pauvres Indiens; l’Alcalde
f i t ,& avec raifon, peu de cas du procès: les Pères de la
Compagnie voyant que l’affaire ne tournoit point à leur
avantage, firent abattre les arbres par les Indiens, & remirent
le chemin comme il étoit auparavant, c’eft-à-dire, qu’ils fe
firent juftice eux-mêmes. Croira-t-on que l’affaire en refta-ià 1
Rien cependant de fi certain, elle étoit encore toute récente
à mon arrivée à Manille; & plufieurs perfonnes dignes de
foi me la racontèrent.
Selon une Ordonnance du R o i , renouvelée peut-être
Cent fois, il eft ordonné aux Religieux d’enfeigner le caflillan
aux jeunes Indiens ; mais Sa Majefté, m’ont unanimement
affuré les Efpagnols à Manille, n’a point encore été obéie
julqu’à ce jour, elle n’a point pu parvenir à faire exécuter
cette Ordonnance. On voit des écoles publiques à une
demi-lieue de Manille, où l’on enfeigne les "jeunes gens ;
mais on le donne bien de garde de leur apprendre le caftillan;
on leur enfeigne la Langue du pays: ils ont à la vérité de
petits livrets de prières écrits en caflillan, & on leur apprend
par- ci par-là quelques mots de cette Langue ; mais la Langue
principale que l’on veut qu’ils parlent bien & lifènt bien, eft
la Langue de leur pays: auffi, allez à une lieue de Manille,
pn ne vous entend prêfque plus fi vous ne favez pas la
Langue du pays, ce que je puis affurer pour l’avoir vérifié t
c’eft encore pis dans les provinces. De cette façon, les
Moines font les maîtres des Indiens : un grand abus qui fuit
de-là, eft que les Efpagnols même ne peuvent prendre
aucune çpnnoiffancé de l ’état des choies dans ces provinces;
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îl n’y auroit pas de fureté pour eux de voyager, s’ils n’étoiënt
connus des Religieux, & s’ils ne portaient pas avec eux des
recommandations prélèntes de ceux de Manille; ces recommandations
font infiniment préférables aux ordres que le
Gouverneur pourrait donner aux Alcaldes ou à ces
Religieux : ceux-ci ne les recevraient probablement point,
& les Alcaldes qui ont eux-mêmes befoin de fe ménager
les Moines, ne répondraient que foiblement aux ordres
du Gouverneur.
Avec toutes les recommandations poffibles, il arrive encore
que le Moine chargé de la peuplade par où vous voyagez,
vous laiffe rarement parler feul aux Indiens. Lorfque vous
parlez en fa préfence à quelque Indien qui entend un
peu le caflillan, fi ce Religieux trouve mauvais que
vous converfiez trop long- temps avec ce Naturel, il lui
fait entendre, dans la Langue du pays, de ne vous point
répondre en caflillan, mais dans fa Langue : l’Indien obéit; &
fi vous n’êtes pas au fait de cette pratique, n’ayant point
compris ce que le Religieux a d it, vous ne devinez pas fà
politique ; ce fait m’a été bien affuré par plufieurs Efpagnols,
du nombre defquels étoit l’Ingénieur Don Féliciano Marqués,
qui s’eft plufieurs fois plaint à moi, de ce que, malgré toute
Ienvie quil avoit de voyager dans les provinces, il n’ofoit
fe réfoudre à le faire , vu les grandes difficultés qu’il voyoit
inféparables d’une pareille entreprife.
Nous nous fommes promenés plufieurs fois, lui & moi, flir
la riviere dans une pangue (bateau du p a y s ) , nous l’avons
une fois remontee pendant trois lieues ; perionne ne nous
entendoit à cette petite diftance de Manille, parce qu’on n’y fait
point le caflillan, on ne nous regardoit même pas; il ne
Tome II. a