5 6 4 V o y a g e
Après cette petite manoeuvre , elle regagne le large &
s?éloigne du rivage d’environ vingt brades (cent pieds) ; cela
fait, elle revient à toutes rames : celui qui a piqué la baleine eft
fur l’avant, debout, le harpon à la main ; & lorfqu’il fe juge
à portée de la baleine qui eft alors fur le rivage, il lance fon
harpon deffus, pour montrer fans doute à toute l’aflëmblée la.
manière dont il s’v eft pris en pleine mer : la pirogue continue
de venir au plein ; en même temps le C hef de la pêche
eft reçu à bras ouverts de plufieurs Noirs, qui viennent au-
devant de lui en le félicitant fur fon heureulè expédition,
comme s’il arrivoit de faire un très-long & très-périlleux
voyage : un d’entr’eux le prend & l’emporte fur lès épaules.
Comme je ne voulois rien perdre de cette bizarre cérémonie
, j’eus la curiofité de iiiivre, pour voir jufqu’où cet
homme lè laifloit emporter ; ce fut allez avant dans le village ,
dans une petite cafe dont le porteur ouvrit la porte; là, il fe
déchargea de fon fardeau & ferma la porte: la curiofité m’ayant
incité à vouloir regarder dans la cafe, le Noir me dit de laiffer
cet homme tranquille, parce qu’il e'toit avec fa femme ; je m’en
allai, & revins fur le bord de la mer, où je trouvai tous les
Noirs occupés à haler la baleine au haut du plein. Pendant
que les uns s’en occupoient, d’autres avoient déjà coupé des
portions des ailerons, & les avoient portés à cuire; la baleine
fut mife ou étendue fur le ventre, & on étendit devant eüe
plufieurs nattes : une douzaine de Noirs s’affirent autour de
ces nattes fur le fable, en demi-cercle, en face de la baleine
& de la mer ; d’autres, avec de longs piquets, achevèrent de
former une enceinte, & empêchoient la populace d’approcher
de la baleine : j’allai me placer à côté des Noirs, fur le bord
des nattes, curieux de favoir ce qu’on ailoit faire.
Dans l’inftant, je vis arriver plufieurs autres Noirs, qui étendirent
fur les nattes des feuilles de figuier-bananier dont j’ai parlé
un peu plus haut; d’autres apportèrent du riz qu’ils venoientde
faire cuire ; d’autres enfin , qui avoient coupé des morceaux
des ailerons de la baleine, & étaient allés promptement lès
faire cuire, revinrent avec : alors les principaux de ceux qui
entouroient la baleine, préparèrent avec ces cholës une eipèce
de repas ou de feftin ; ils firent quatre portions allez conlidé-
rables de r iz , & affez égales. On mit à côté de chacune une
portion des ailerons, le tout arrangé fort proprement : un de
la troupe lè détacha, s’avança contre la baleine; l’oignit en la
flottant fur le cou avec de l’huile qu’il répandit deffus ; ii lui
étendit aulli fur le cou une eipèce de collier, fait de morceaux
de criftal, ou de ces verroteries qu’ils tiennent de nous : cet
homme revient enfuite, reprend fa place ; ii lè fait un grand
fiience : alors un de la troupe prend la parole, & prononce
un difcours fur la pêche qui vient de lè faire ; ii commence,
fans doute, en appelant Dieu à Ion fècours, car il crie trois à
quatre fois, Dieu, Dieu, Dieu! . . . . Dieu, continue-t-il,
eft bon, parce qu’il permettait qu’on prît des baleines ; que le
Diable au contraire e'toit mauvais, parce qu’il faifoit tous fes
efforts pour empêcher qu’on tien prît : que les baleines étoient
une bonne chofe ; que cl e'toit une grande marque de la bonté
de Dieu d’en avoir pris, parce que tel ou tel endroit ( qu’il
nomme ) , n’avoit pu en prendre. Ici l’Orateur fit l’éloge de
celui qui avoit fait la pêche de la baleine; c’e'toit, lèlon lui,
un homme d’un très-grand efprit & de grand favoir, pour avoir
été capable de prendre un animal Ji gros & f i mauvais ; & qu’il
falloit que les drogues dont il s’étoit fervi euffent bien du pouvoir
entre fes mains.