S U P P L É M E N T .
P r é m i È R E L e t t r e à M . de la Nux, Correspondant
de l'Académie Royale des Sciences, à Bourbon.
J e v o u s Cuis bien obligé, Monfieur; la lettre de félicitation que
vous m ’avez envoyée fur mon heureufe arrivée dans vos mers, m’a
fait beaucoup de plaifir. Je n’ai pas été fans inquiétude pendant le
voyage ; pour coup d’effai j’avois choifi un Vailîeau qui neportoitpas
la voile, & je vous avouerai franchement que j’ai été en quelque forte
furpris, le 10 Juillet dernier, de me voir dans le port de l’Ille-de-
France; car j’avois peine à'croire que nous y arrivaffions. Notre
traverfée a cependant été très-belle & tout-à-fait flngulière : trois
VailTeaux, le Comte d’Artois, le Berryer, fur lequel j’étois, & le
Majjiac, font prêts à mettre à la voile de l’Orient ou du Port-Louis;
le Comte d’Artois & le Berryer fortent en même-temps ; nous nous
féparons aux environs de la Ligne, fans aucune raifon, & nous arrivons
à i’Ifle-de-France le même jour & à la même heure. Le Majfiat
part du Port-Louis le lendemain de notre départ, & il arrive à l’Ifle-
de-France le lendemain de notre arrivée. Nous n’avons perdu qu’un
homme à bord du Berryer, qui fe jeta à la mer; le Comte d'Artois n’en
perdit qu’un qui fe jeta également à la mer ; enfin le Mafîiac n’a perdu
qu’un feul homme. Mais voici un extrait de mon Journal de navigation
dans lequel vous verrez ce qui nous efl arrivé de plus
remarquable dans notre Vaiffeau, fur-tout la rencontre que nous
avons faite de quatre vailfeaux Anglois aux environs du cap de
Bonne-efpérance , & l’effet pour ainfî dire miraculeux qui nous >
fauvés.
Nous mimes à la voile le z6 Mars dernier à fix heures & demie
du foir; à neuf heures nous avions doublé tous les dangers & nous
étions entrés dans la grande mer, ayant tout le relie de la nuit pour
nous dérober à la vigilance de la Flotte ennemie, qui au nombre de
pins de cinquante voiles, faifoit fa ftation aux environs de Quiberon
& de Belle-île : en conféquence nous portâmes le plus à l’Oueft
qu’il nous fut poffible ; nous avions un bon vent frais dit Nord-eft,
niais nous nous aperçûmes bientôt que le Yaiffeau ne portoit point
la voile, & nous peniames en faire la trille expérience le 27 à quatre
heures du matiu. Le temps s’étoit mis à grains accompagnés de grêle;
il nous en vint un qui noqs furprit toutes voiles hautes : le Vaiffeau
(e coucha fi fort fur bâbord, que nous crûmes qu'il alloit (ombrer,
J’étois fi malade du mal de mer, que j ’avois la plus grande indifférence
pour la vie ; la crainte où j’étois d’être malade pendant tout le
voyage, comme il arrive à quelques perfonnes, ne me faifoit regarder
la mort que comme un foulagement au mal que j ’endurois.
Cet eflài (a) nous apprit que le Vaifîèau demandoit à être bien
veillé ; car nous avions bien des parages orageux à traverfer.
Pendant la matinée, le Comte d’Artois nous,fit fignal de forcer
de voiles ; il ignoroit que plus nous en mettions dehors, plus notre
Vaiffeau plioit & moins il alloit, car alors il ne fèntoit plus fon gouvernail
, & il n’y avoir pas moyen de le faire arriver.
Les vents étoient aflèz conftans du Nord-eft, bon frais : nous
tenions la route de l’Oueft ; vers les deux heures après midi nous
vimes du haut des mâts un Vaifîèau qui nous reftoit à l ’Oueft-fud-
oueft ; nous changeâmes de route en ferrant le v en t, les amures
à ftribord. A fix heures & demie nous eûmes connoiflance, du haut
des mâts, de. quatre autres Vailfeaux, dont deux nous reftoient à
l ’Oueft-quart-fud-oueft & Oueft-fud-oueft, & les deux autres au
Nord-oueft : ils paroilfoient faire le Nord-nord-oueft. La partie
n’étoit pas égale; mais le Ciel fe brouilla & la nuit v in t, deux
circonftances bien favorables dont nous fumes profiter, & qui nous
tirèrent d’embarras.
A fept heures nous changeâmes les amures , & nous primes I»
bordée du Sud-eft-quart-fud jufqu’à quatre heures du matin, que
nous gouvernâmes au Sud-oueft-quart-fud en forçant de voiles, &
nous continuâmes cette route jufqu’au jour. Nous aperçûmes que
notre Vaiffeau avoit beaucoup gagné par cette façon d’orienter
(a) C’étoit fon premier voyage»