Je vis pendant Téclipfe un phénomène fort rare : la Lune étant
tout-à-fait plongée dans l’ombre, difparut bientôt tout-à-fait,
excepté cependant le bord le plus proche de celui de l’ombre;
mais ce bord de la Lune étoit fi foible, qu’on n’auroit jamais
foupçonné que ce fût la Lune, & que lorfqu’on avoit été quelque
temps fans y regarder, il étoit befoin d’avoir recours à deux Etoiles
voifines pour reconnoître l’endroit où il fàlloit jeter les yeux. Dix
minutes environ avant le moment de Témeriron, la Lune reparut
allez diftinélement ; elle étoit rougeâtre : de plus, on voyoit une
bande large d’un doigt d’un rouge.plus foncé que le relie, qui la
traverfoit diamétralement de l’Eft à l’£)ueft.
Nous courûmes toute la journée du rp fans voir la terre, & fans
aucun ligne que nous en fulfions proches.
Peu s’en fallut que la nuit fuivante ne nous eût été bien fatale,
Le 20 à quatre heures & demie du matin, nous vîmes un Vailîèau
qui nous reftoit au Nord-ell-quart-eft, à un quart de lieue au plus
de diftance; il faifoit le Sud-fud-ouelt & nous l’Ell, les vents étant
au Nord-nord-oueft. Le jour alors paroiflant à peine, nous crûmes
que ce VailTeau venoit fur nous vent arrière; nous manoeuvrantes
fur le champ pour gagner le vent. Cette rencontre fubite occafionna
tant de mouvement à bord, que je m ’éveillai au bruit ; je fautai
fubitement hors de mon lit , & ayant regardé par les fabords - de
l’arrière, j’aperçus ce VailTeau fur notre poupe; il en pafla à une
demi-portée de piftolet avec beaucoup dé confiance en nous abandonnant
le vent ; il nous avoua après qu’il ne nous avoit aperçus
qu’au moment oit il fe vit fi près de nous ; de forte que s’il eût
été nuit bien clofe, nous nous fulfions, vraifemblablement abordés
& brifés,' car nous allions avec un fillage de fept noeuds ( plus de
deux lieues) & alors vous n’eulfiez jamais entendu parler de la
Sylphide. Ayant le vent nous le challâmes; il avoit fa grande .voile
carguée & fon grand perroquet amené, & malgré cela il s’étoit déjà
éloigné de plus d’une demi-portée de canon pendant le temps qu’il
fallut employer pour nous orienter. Lorfque nous ne nous jugeâmes
plus qu’à.une demi-portée de canon 4 nous affurames notre pavillon.
Pour lui il mit pavillon Hoilandois, & au lieu de l’alTurer, il biffa
tomber là grande voile, hilTa fon grand perroquet & prit chalfe ;
cela nous confirma qu il etoit Anglois. Nous avions toutes voiles
dehors, mais il me parut qu’il s’éloignoit de nous, du moins il eft
certain que nous ne pouvions plus le gagner, il fallut lui envoyer
un boulet fur fon arrière pouçj’avertir de diminuer de voiles; n’en
ayant rien fait, un fécond boulet qui paflà entre fon grand mât &
celui d’artimon lui fit amener fes perroquets; mais ces deux voiles
ne nous donnant pas encore alfez d’avantage, il fallut faire jouer
un troifième boulet qui lui fit carguer fa grande voile & amener lès
huniers, pour lors nous le joignîmes.
Ce récit va vous furprendre, Monfieur, mais il eft certain que
votre grande Pirogue (d) qui alloit fi bien dans fes premières années,
ne marche plus aujourd’hui fi bien. Il étoit fept heures & demie;
on envoya à bord du VailTeau deux Officiers, deux Pilotes &
quatre Soldats, & on amena le Capitaine & le Pilote. C ’étoit encore
un vailTeau Maure forti de Surate depuis treize jours, & qui alloit,
à ce qu’il nous dit, à Siam : ceux-ci, après les avoir beaucoup
prelTés, nous demandèrent le facret, & nous dirent que Pondi-
chéry & Mahé étoientpris, & quelques autres particularités. Le
Pilote me fit voir Ton point , fuivant lequel il s’eftimoit à trente
ou trente-cinq lieues de la côte; ce qui étoit aflèz conforme â ma
longitude déduite de l’écliple.
Nous gardâmes le Capitaine jufqu’au loir que nous le renvoyâmes
, quoiqu’il eût déjà demandé qu’on le laiffât aller. Nous
retînmes à bord le Pilote & deux autres Maures de la fuite du
Capitaine. Ce parti ne plut point a celui-ci; il ne ceftoit de nous
répéter qu’il naviguoit fous pavillon Hoilandois & pour eux ; que
le Navire qu’il montoit leur appartenoit ; qu’il avoit un palTeport
d’eux ( il le montra ) ;■ qu’en conféquence il étoit libre de naviguer,
& qu'il n’avoit point befoin d’aucun autre palTeport. Mais comme
(d) Ceit ainii quon m’a aiTuré que 1er Anglois avoient nommé dans finde
la S/lyhide, à. caufe Je fa grande longueur.
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