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Manille eft peu peuplée, comme je l’ai dit; car, qu’eft-ce
que huit à neuf cents habitans au plus, au bout de deux
cents ans de poffeflion; & fi chaque année il n’y'paflbit pas de
nouveaux habitans, loit d’Elpagne, loit du Mexique, la
population ne feroit pas capable d’y remplacer la mortalité ;
il en eft par conféquent de même des Religieux, car comme
la population eft très-médiocre aux Philippines, elles ne
peuvent fournir que très-peu de liijets aux couvents. Les.
Philippines ne s’entretiennent donc qu’aux dépens de i’EL
pagne; &i s’il eft vrai que le nombre des églifes y monte
à plus de fept cents, comme on me i’a afliiré, & que
prefque toutes ces cures foient adminiftrées par des Religieux
venus d’Efpagne, cette Colonie ne peut être que très-à charge
à l’Efpagne, par l’exportation continuelle de fes iiijets &,
les frais qu’ils occafionnent, fur-tout les Religieux.
Les Maniliois n’ont point de terres comme on en a en
France ou en Elpagne, & par conféquent point de revenus
allurés ; l’argent qu’ils dépenfent ne fe répare point, ils fe
fondent tous fur le vaifleau d’Acapulco , for lequel ils mettent
leur argent; fi ce Vaiflëau manque, comme il n’eft que trop
fouvent arrivé, ils në peuvent point le relever; il arrivé
de-là qu’il le voit une infinité de haut & de bas dans les
fortunes des particuliers de Manille, & qu’aujourd’hui de?
enfans de gens très-riches autrefois, font réduits à la mern
dicité & confondus avec le gros du peuple.
J’étois tous les jours dans l’étonnement de faire ces
remarques dans les rues de Manille : « vous voyez cette per->
» fonne, me difoit-on, qui demande l’aumône 1 eh bien, Ion
»grand-père, ou même fon père, a eu beaucoup d’argent!
» Le malheureux a eifoyé de grandes pertes , & fes enfans ou
P A N S L E S M e r s d e i ’I n D E . I I I
petits-enfans font dans l’état que vous voyez : le père de «
celui-ci a été Générai du Galion, & a tout perdu; cet«
autre eft defcendant du Marquis de * * * , qui a fait ici «
autrefois bien de la figure ; que de fêtes, que de bals n’a- «
t - il pas donnés ! il eft mort & il n’a lailfé que de très- «
médiocres fonds à fes enfans ; les Exécuteurs teftamentaires, «
les Tuteurs n’ont point rendu de comptes, & les enfans font «
féduits à ce que vous voyez ».
Ceci eft une des plus grandes fources de la décadence
des familles à Manille : on m’y a affiné qu’il eft bien rare
que l’argent y pafle à la troifième génération ; les Exécuteurs
teftamentaires, les Tuteurs ruinent allez ordinairement les
familles 8c les font crouler; eux-mêmes croulent à leur
tour.
Cet abus pernicieux auquel l’Audience royale, ce Tribunal
établi pour maintenir les Loix du Royaume, l’ordre
& la difeipline; cet abus , dis-je, auquel ce Tribunal devroit
remédier, fut en 17 6 7 le fiijet d’un Sermon de l’Archevêque.
Cet Archevêque fit fon entrée en Août, & ouvrit une
Miflion en Décembre de la même année 17Ô 7 ; nouvellement
arrivé d’Europe, il avoit encore toute la force & la
vigueur qu’on éprouve en ce climat tempéré, il foutint lui
•feul tout le fardeau de cette Million ; il prêcha pendant neuf
jours une heure & demie ou deux heures de foite, avec un
zèle des plus ardens ; les trois à quatre premiers jours, il
prêcha matin & foir; le matin étoit pour les Eccléfiaftiques,
mais ce fut à huis-clos ; les foirs furent pour les Laies ; ce
Prélat pafla en revue, dans fes Sermons, tous les vices de
Manille, & fe récria vivement contr’eux. Je lavois alors
affez bien l’EfpagnoI pour ne' rien perdre des Sermons j