
« chaque année la cinquième partie de vos récoltes
» au roi ; je vous laiffe le refte pour enfemencer
» de nouveau , 8c pour nourrir vos familles 8c
» v o u s .»
C ’eft ainfi que toute l’Egypte devint efclave,
qu’il n’y eut plus d’autre propriétaire que le
roi. On ne refpeéla que les prêtres dans cette
révolution poétique. L’ hiftoire dit q u e c ’étoit le
roi qui leur avoit donné les terres qu’ ils poffé-
doient, qu’ils furent nourris aux dépens du roi
pendant là famine; qu’ils confervèrent leurs per-
fonnes libres, 8c leurs terres exemptes du cham-
part qui avoit été impofé fur tout le refte de
l’Egypte.
Dans tout ce récit Moyfe ne juge pas, il n’eft
qu’hiftorien ; il eft donc permis aux jurifcon-
fultes & aux publiciftes d’avoir une opinion, 8c
de dire ce qu’ils penfent fur l’opération de Jo-
feph.
Fr Je n’examine point fi un homme peut fe vendre
pour avoir du pain. Telle e to i t , dans plufieurs
provinces de la France l’origine de la fervitude
féodale : Louis X V I L’a fupprimée, du moins
dans fes domaines ; il a déclaré que la liberté
perfonnelle ëtoit inaliénable & imprefcriptible.
En fuppofantqu’un tel contrat pût être valable ,
lorfque celui qui vend fa liberté en reçoit le prix
effectif, le contrat des Egyptiens avec leur Roi n’au-
roit-il pas été nul ? Que recevoient ils pour le prix
de leurs beftiaux, de leurs terres & de leur liberté ?
Du bled qui leur appartenoit, du bled qu’ils avoient
recueilli fur leurs terres , qui étoit le fruit de leur
travail, &que le Roi leur avoit enlevé fans en payer
le prix
Et fi l’on fuppofe, ce que Moyfe ne dit pas,
ce que Jofephe 8c les commentateurs de la Ge-
nèfefemblentcontre dire, que Pharaon eût acheté,
eût payé à fes fujets le bled qu’il leur avoit enlevé,
le contrat par lequel les Egyptiens auroient vendu
leurs terres 8c leur liberté pour racheter ce
même bled , ne feroit il pas nul ? Un titre qui a
le monopole pour bafe, a-t-il jamais pu être légitime,
fur tout quand c’eft un fouverain qui fait
le monopole , quand , pour être feul revendeur,
il force fes fujets à lui vendre toutes leurs denrées ?
Puifque l’interprète des fonges avoit prédit à Pharaon
fept années d’abondance, qui feroient fuivies
de fept années de ftérilité, Pharaon devoit établir
des magafins publics , y faire dépofer tout le fu-
perjlu des années d’abondance , & faire diftribuer
dans les années de difette, ce qui feroit néceflaire
à U nourriture de chaque famille.
Mais de tout cela il ne pouvoit réfulter au profit
de Pharaon aucun droit de propriété furie bled, ni
fur les beftiaux , ni fur les terres , ni fur les personnes
de fes fujets.
Subftituons à l’hiftoire de Jofeph une hypothèfe
qui foit plus près de notre manière d ’être, & qui
préfente un intérêt plus général.
Je fuppofe qu’un roi, foit par fes économies,
foit parce que la nation lui aura confié beaucoup
plus de revenus qu’il n’en faut pour la dépenfe
publique, ait accumulé aflez de richefles pour
acheter toutes les terres de fon royaume} ce roi
pourra-t-il en effet devenir légitime propriétaire de
toutes ces terres ? S ’il le peut par la voie de l’achat,
il le poSffa de même par la conquête , par -les
traités j il le pourra fur-tout par toutes les
caufes de réunion que le droit féodal a établies.
Et fi l’on admet une fois qu’ un roi puifle être
feul propriétaire de toutes les terres de fon royaume,
il arrivera de deux chofes l’une ; ou les habitans
abandonneront une terre qui ne leur appartient
plus, & le roi dominera fur un vafte défert ;
ou les habitans confentiront à recevoir du roi
propriétaire , des terres à cultiver, & fe fou-
mettront à toutes les conditions qu’il voudra im-
pofer. C e dernier cas eft t-out près du defpotifme ,
8c même de l’efclavage civil.
Rappelions-nous qu’un roi n’eft jamais que l’ad-
mim'ftrateur, le tuteur de la chofe publique, le dépositaire
des forces de la nation , l’adminiftrateur,
le tuteur, le dépositaire , 8c non le propriétaire.
II doit adminiftrer, conferver 8c perfeiftionner;
il ne peut aliéner ni détruire, encore moins lorfque
l’aliénation doit tourner à fon profit.
S’il a du fuperflu dans fes coffres, ce fuperflu appartient
à la nation, & ne peut jamais être employé
contre elle.
S’il acquiert comme roi, c’eft pour la nation
qu’il acquiert. S’il acquiert comme homme privé,
8c pour fe faire des droits contre la nation, il ceffe
d’être roi, & devient ennemi public.
C e que j’ai dit des acquifitions faites à prix
d’argent, je le dis aufli des acquifitions faites par
la conquête 8c paries traités. C ’eft avec les forces
de la nation que le Roi fait les conquêtes ; c ’eft
l’idée qu’on a de la puiffance d’une nation, ce que
l’on efpère ou ce que l’on craint d’e lle , & non
ce que l’on efpère 8c ce que l’on craint du roi
qui la gouverne, qui détermine les antres nations
à faire avec elle des traités plus ou moins avantageux.
C ’eft comme repréfçntant de la nation que le
roi traite.
Et s’il eft vrai qu’une nation doive quelques
conquêtes ou quelques traités avantageux à la
bonne adminiftration de fon ro i, ou à la haute
idée que les nations voifines ont prife de lu i ,
que s’enfuit-il d e - là ? Qu’il a biçn adminiftré.
Mais parce que mon adminiftrateur a bien rempli
fa tâche » aura-t-il pour cela le droit de m’enlever
%
lever 8c de s’approprier le fruit de fa bonne adminiftration
?
Dans le fyftême féodal, un roi peut-il être autre
chofe que le repréfentant de la nation ?
On fait que les loix féodales on r gouverné
l’Europe pendant plufieursTiècles., qu’elles gouvernent
encore l’Allemagne, que par-tout ailleurs
on a démoli plus ou moins cet édifice gothique ;
mais que dans prefque toutes les monarchies les
peuples ont été écrafés fous les ruines.
Il y a très peu de terres en France qui ne foient
foumifes à la loi des fiefs, & les reftes.de la liberté
allodiale font à-peu-près anéantis dans les provinces
qui croyoient l’avoir confervée.
Une des plus grandes maximes du droit féodal,
eft que tous les fiefs du royaume rélèvent de la
couronne médiatement ou immédiatement ; que
le roi, en vertu de fa couronne, eft le vrai 8c le
feul feigneur fuzerain de tout le royaume.
C ’eft encore une maxime du droit féodal, que
la véritable propriété des terres j le domaine , di-
reÜum dominium , appartient au feigneur dominant
ou fuzerain. Le domaine utile, qui appartient au
vaflal ou tenancier, ne lui donne véritablement
droit que fur les fruits.
Enfin le droit féodal a établi plufieurs caufes de
réunion du domaine utile,au, domaine direéf. Tels
font les' droits de commife, de confifcation , de
bâtardife & de déshérence ; & le droit d’aubaine,
qui eft encore, dans les mains dû fouverain , un
moyen dVcqnërir de nouvelles propriétés , paroît
être aufli une émanation du droit féodal.
Eft - ce au roi, eft- ce à la nation qu’appartiennent
toutes ces propriétés ainfi réunies ?
partient la fuzeraineté? La fuzerainete rveft-elle
pas le figne caraétériftique de la propriété. ne
fuppofe-1-elle pas la propriété primitive ?
' Si tel eft le fyftême. féodal, & fi c’eft aux peu- ‘
pies du Nord que nous le devons , fe ne vois pas
pourquoi l’Europe leur faüroit gré du prefent
qu’ils lui ont fait. Mais ne leur attribuons pas
un plan de defpotifme., Des .peuples à demi-lau-
vages ont pu mal combiner les moyens de vivre
libres fous des monarques ; on a pu meme perdre
Si elles appartiennent au roi, les rois finiront
donc par être les feuls propriétaires de toutes les
terres de leurs royaumes. Car d’un côte , tous les
fiefs, tous les héritages qui relèvent des fiefs ,
doivent à la longue fe réunir à la fuzerameté ,.ve-.
nir fe perdre dans ce fief univerfel. De l’autre , la
maxime qui s’eft établie dans l’Europe , il y a environ
cinq cens-ans , que le domaine de la couronne
.eft inaliénable , empêche à jamais les propriétés
réunies de rentrer dans le commerce. La
fuzeraineté eft un gouffre qui engloutit tout 8c
ne rend jamais rien.
11 feroit même au pouvoir des rois de hâter cette
révolution | en multipliant les occafions d’exercer
le droit de commife ou de confifcation , en excitant
habilement les vaflaux à la félonie ou à la
rébellion.
A.uroient-ils même bèfoin d’attendre que cette
réunion fût confomméê » pour fe dire feuls vrais
propriétaires de toutes les terres de leurs royaumes
? Ne le font-ils pas déjà , fi c’eft à eux qu’ap-
@£con. polit, diplomatique. Tom. IK .
de vue l’efprit de leurs inftitutions, ou
en abriter ; mais i l s f n ’onta certainement pas
voulu nous préparer des chaînes, '^e germe de
defpotifme que je crains de trouver dans toute
conftitution qui fuppoferoit le monarque proprier
taire de toutes les terres de fort royaume, ou qui
lui donneroit les moyens de le devenir , n elt pas
même dans les principes du gouvernement reoda .
C e n’eft pas au moment de la conquête , ni
même fous les defeendans de Clovis qu il faut
chercher les vrais principes du droit féodal. Les
fiefs né devinrent héréditaires que fous- le règne
de Charles-lé-Chauve. C e n’ eft qu à cette époque
qu’on peut dire que les-loix féodales ont
commencé d’exifter.
C ’eft bien plus inutilement encore qu on en
chercheroit l’brigine chez les Germains. Cefar
8c Tacite difent qu’on n’y connoifloit point la
propriété des terres. Nulli domus, aut ager 3 aut
, ali qud cura , dit Tac ite; neque quifquam agri mo-
dumeertum aut fines proprios habet, dit Cefar.
C ’eft cependant aux moeurs des Germains qu il
. faut recourir pour fixer les principes du droit public
des François après la conquête.
Tacite nous apprend que les Germains fai foient
tous les ans entre. eux un nouveau partage des
terres ; 8c Céfar dit que c’étoient les m agi ft rats
8c les princes qui préfidoient à ce partage ; qu ils
diftribuqiént à chaque tribu, a chaque famille»,
autant de terreih qu’elles en vbuloient, & dans le
terrein qui leur plaifoit le plus. Agri pro numéro
cùliorum db univerfis per vices occupantur , quos
inox inter Je Jeçundum dignutionem pat tiuntur : fa
cilitatum partiendi camporum fpatia pr&fiant. Arva
per anhos,mutant, & fuperefi ager..... -Magiftratus
• & principes in annos firigulos 3 gentibus. cognationi-
buj'que hominum x qui una coierunt, quantum eis ,
. & quo 'loco vifam efi , attribuunt agri.
Les Germains ne connoifloient donc pour^ les
terres que la propriété nationale. La terre n'ap-
partenoit ni au prince , ni au magiftrat, ni a aucun
individu ; elle appartenoit à la nation. C e-
toit comme députés de la nation , que les magif-
trats 8c les princes faifoient ces diftributions^ annales
des terres, 8c non comme difpofant d’une
chofe qui leur appartînt.