quiconque imagine là-defîus que les maîtres ne
s'entendent pas , connoît mal les hommes. Il y
à par - tout' une confpiration tacite , & fuivie
parmi les maîtres , pour que le prix adtnel du
rravaîl ne monte point. S’écarter de la convention
tacite, eft par-tout l’aétion d'un faux-frère, &
une forte de tâche pour un maître parmi fes
voifins 8c fes égaux., Les maîtres fe concertent
au fit quelquefois pour faire baifler le falaire du
travail au - delfous de fon prix actuel. C e projet
elt conduit dans le plus grand fecret julqu'au
moment de l’exécution ; & fi les ouvriers ne re-
iiftent pas comme il arrive quelquefois , quoiqu’ils
fentent toute la rigueur du coup , le public
n’en parle point. Cependant ils opposent
ibuvcnt une ligue défcnfive ; & dans certaines
©ccaiîons , ils n’attendent pas qu’on les provoqué;
ils forment d’eux-mêmes Une confpiration
pour que les maîtres augmentent leur falaire. Les
prétextes ordinaires dont ils fe fervent, font tantôt
la cherté des denrées , tantôt la grandeur des bénéfices
que les maîtres font fur leur ouvrage.
Mais foit que leurs ligues foie ne offenfives ou
défenfives, elles font toujours un grand bruit. Pour
faire décider promptement la queftion , ils ne
manquent jamais de remplir le monde de leurs
clameurs , & ils . pouffent quelquefois la mutinerie
jufqu’à la violence 8c aux outrages les mqins
pardonnables. Iis font forcenés , agiffent avec
toute l’extravagance de gens, défefpérés qui fe
voient dans l’aiternative de mourir de faim , ou
d’obtenir fur le champ par la terreur ce qu’ils
demandent à leurs maîtres- Ceux - c i , de leur
côté-, crient tout aufli hau t, & ne ceffent d invoquer
le magiftrat & l’exécution rigoureufe des
loix portées avec tant de févérité contre les complots
des domeftiques , des ouvriers 8c des journaliers.
En conféquence les ouvriers ne retirent
prefque jamais un avantage de la violence &
de ces affocîations tumukueufes , qui en général
n’aboutilfent à rien qu’a la punition & à la ruine
des chefs , tant parce que le magjftrat civil in-
terpofe fon autorité , que parce' que la plupart
des ouvriers font dans la néceflité de fe foumettre
pour avoir du pain.
Mais quoique l’avantage doive en général refter
du côté des maîtres , il y a néanmoins un taux
au-delfous duquel il paroît impolfible de réduire
pour long-tems le falaire ordinaire du travail de
i’efpèce même la plus vile-
* Quoiqu’on faffe , il faut toujours qu’ un homme
vive de fon travail, & qu’ il en retire, fa fubfif-
tance. Il faut même qu’il en retire quelque chofe
de plus ; autrement il feroit impolfible à un ouvrier
d’élever une famille , & la race de ceux qui
n’eiKéleveroient pas périroit avec là première
génération. Sur ce principe , M.Cantillon femble
lijppofer que la dernière clalfe d'ouvriers doit
gagner par- tout au moins le double de fa fubliftance
pour qu’ils foient en état d’élever deux
enfans, le travail, de la fêmme , à raifon du foin
qu’elle eft obligée de prendre des en fins , n’étant
pas eftimé au-delà de ce qui eft nécefiaire
à fa propre fubfiftance. Mais on compte que
la moitié des enfans qui nailfent meurt avant
d’avoir atteint l’âge-viril. Selon ce calcul, il eft
donc iiécelfaire que les plus pauvres ouvriers entreprennent
l’un portant l’autre d’élever au moins
quatre enfans, afin qu’ il en refte deux. Or on
fuppofe que la fubfiftance de quatre enfans eft à-
peu-près égale à celle d’un homme. Le même
auteur ajoute que le travail d’un efclave valide eft
apprécié le double de ce qu’il lui faut pour vivre;
& il penfe que le travail du dernier artifan ne
peut valoir moins que celui d’un efclave. II ré-
fulte au moins de - là , que même dans la dernière
clalfe des ouvriers., le travail d’un homme
& de- fa femme doit rapporter quelque chofe au-
delà' de leur fubfiftance pour qu’ ils puilfent élever
une famille. Nous n’entreprendrons pas de décider
fi ce produit eft dans la proportion alfignée par
M. Camillon. *
Il y a des occafions qui donnent un avantage
aux ouvriers , & qui les mettent dans le cas de
faire monter leur falaire beaucoup au-delà de ce
taux, qui eft évidemment le plus bas que l’humanité
puilfe leur accorder.
Lorfque le befoin de gens qui vivent de leur
falaire , d’ouvriers, de journaliers , de ferviteurs
de toute efpèce , augmente fans celfe dans un
pays , lorfque chaque année fournit de l’occupation
pour un plus grand nombre d’hommes qu’on
n’en employoit l’année d’auparavant, les ouvriers
n’ont que faire de fe liguer pour l’aug-
mentation de leur falaire. La difette de bras oc-
cafîonne une concurrence parmi les maîtres , qui
fe difputent les ouvriers, & qui rompent volontairement
l’affociation tacite paffée entre eux
contre l’accroiffement du falaire.
Le nombre des hommes qui vivent de leur
falaire augmente aveé lé revenu & les capitaux de
chaque pays., & né pourroit peut-être augmenter
fans cela. Or l’accrciffement du revenu & des
capitaux eft l’accroilfement de la richelfe nationale.
Ainfi on demande d'autant plus d’ouvriers & de
domeftiques dans une nation qu’elle devient plus
riche.
C e n’eft pas la grandeur a&uelle de la richelfe
nationale . mais fon accroilfement continuel, qui
occafiontie le hauffemént du falaire. Aufli o’eft-
ce pas dans les pays les plus riches que le prix
du travail eft le plus haut-, mais dans ceux qui
s’enrichilfent le plus vîte. L’Angleterre eft fans
doute un pays beaucoup plus riche qu’aucune-
partie de l’Amérique feptentrionale , 8c le falaire
du travail y eft pourtant moins élevé. Dans
la province de la nouvelle Yorck les moindres
ouvriers
ouvriers'gagnent trois fohelings & fix fols par
jour argent du pays , -ce qui eft égal à deux
fehelings fterlings. Les charpentiers de vaiifeaux
gagnent dix fohelings fix pences oudenieis par
jo u r , avec une pince de rum valant fix deniers
fterl., en tout fix fohelings fix pences fterl. Les
charpentiers en bâtimens 8c les maçons huit fehe-
Jings, qui reviennent à quatre fohelings fix pences
fterl. Les garçons tailleurs cinq fohelings , o’elt-à-
dire , environ deux fols fix deniers fterl. Ces
prix font tous au-deifus de celui de Londres, &
on affure qu’il ne font pas moins hauts dans les
autres colonies. Le prix des denrées eft d’ ailleurs
bien plus bas dans l’Amérique feptentrionale
qu’en Angleterre. On n’y- a jamais connu de difette.
Si les mauvaifes années ont moins fourni
pour l’exportation , elles ont toujours donné allez
de grains pour la confommation des. habitans.
Mais quoique l’Amérique feptentrionale ne foit
pas fi riche que l ’Angleterrë, elle fait bien plus
de progrès 8c marche bien plus rapidement à
une augmentation de richeffes. Si on en excepte
quelques nations où la fécondité des femmes eft
extrême, la marque la plus décifive de la prof-
périté d’un pays eft la multiplication de fes habitans.
On fuppofe qu’il ne faut pas moins de
cinq-cents ans pour en doubler le nombre dans
la Grande - Bretagne, & dans la plupart des autres
pays de l’Europe. On a trouvé qu’il dou-
bloit en vingt ou vingt-cinq ans dans les colonies
angloifes de l’Amérique feptentrionale ; &
aujourd’hui ce n’eft plus à l’arrivée continuelle
de nouveaux habitans , mais à la population indigène
qu’elles doivent fur-tout ce merveilleux
accroitTement. Les vieillards y voient fouvent,
dît - on , depuis cinquante jufqu’à cent de leurs
defeendans, & même davantage. Le travail y eft
lî bien récompenfé , qu’une multitude d’enfans ,
au lieu d’être un fardeau pour le pere & la mere,
font pour eux une fource de richelfe. Le travail
de chaque enfant , à l’épQque où il peut
quitter la maifon paternelle , eft eftimé cent liv.
fterl. Souvent on y recherche comme un bon
parti une jeune veuve qui a quatre ou cinq enfans
, lefquels en Europe dans les rangs moyens
& -inférieurs, lui laifferoient fi peu d’efpérance
de trouver un fécond mari. De tous les encou-
gemens pour le mariage-, le plus grand eft la valeur
des enfans. Nous ne devons donc pas être
étonné .qu’on fe marie fort jeune dans l'Amérique
feptentrionale. Malgré la nombreufe. population
qui eft la fuite de ces mariages contractés
de bonne heure, on s’ y plaint de manquer de
bras. Ils ne peuvent trouver, ce femble , allez
vîte des ouvriers à employer, tant croilfent rapidement
lé befoin qu’ ils en ont & les capitaux,
deftinés à leur falaire.
Quoiqu’ il y ait de grandes richeffes dans un pays ,
s’il reftç depuis long-tems au même point, le falaire
durrûvtfjïne-peuty être forthaut. Les fonds deftinés
(Bcofi. polit. & diplomatique. Tom. IK»
à le payer, le revenu 5e le capital des habitans feront
peut-être confidérables ; mais s’ils ont eu depuis plu-
fleurs fiècles la même étendue, ou à-peu-près , le
nombre des ouvriers employés chaque année fournit
& au-delà ce qu’il faut d’ouvriers pour l’année
fu;vante. On y manquera rarement de bras, Se
les maîtres rarement feront obligés de mettre
l’enchere pour en avoir. Dans ce c a s , au contraire,"
les bras fe multiplieront au-delà de l’ouvrage
à faire , Se les ouvriers feront obligés de
fe louer au rabais. Si dans un tel pays le falaire
du travail a jamais été plus que fuffifant pour
l’entretien d’ un ouvrier, 8e l’éducation de fa
famille , foyez fur que la concurrence des ouvriers/
8e l’intérêt des. maîtrés l’aura bientôt réduit
au taux le plus bas qui foit compatible avec
la fîmpîe humanité. La Chine a été long-tems un
des plus riches pays , c’eft-à dire , un des plus
i n du finie ux Se des plus peuplés. Il femble en
même-tems qu’elle eft depuis des fiècles au même
point. Marc Paul qui J’a vue il y a cinq cents
ans , parle dé fia culture , de fon induftrie Se de
fa population , > prefque dans les mêmes termes
que les voyageurs, de nos jours. Peut-être étoit-
elle déjà depuis long-tems parvenue à cette plénitude
de richeffes que comporte la nature de
fes loix & de fes inftitutions. Les récits des
voyageurs, quiTe contredifent en bien d’autres
articles , conviennent tous du bas prix du falaire
à la Chine , & de la difficulté qu’y trouve
un ouvrier d’élever une famille. Si en remuant
la terre toute une journée , il peut gagner de quoi
acheter ie foir une petite quantité de riz , il eft
fatisfait. La condition des àrtifaias y eft encore
pire , s’il eft poffible. Au lieu d’atténdre nonchalamment
dans leurs maifons qu’on vienne
leur commander de l’ouvrage, commec’éft l’ ufage
en Europe , ils courent les rues avec les outils
de leurs.métiers dans les mains , offrant leur fer-
vice , & mendiant, pour-ainfi-dire , de l’emploi.
La pauvreté des derniers rangs du peuple à la
Chine , furpàffe de bien loin celle des plus mi-
férables nations de l’Europe. On dit que dans le
voifinage de Kanton , des milliers de familles
n’ont point d’habitation fur la terre , mais qu’elles
paffent leur vie dans de petites barques de pêcheurs
, fur les rivières & les canaux. Ils ont tant
de peine à trouver leur fubfiftance , qu’ ils pêchent
avec empreffement les relies de boucherie qu’un
vaiffeau d’Europe jette dans la mer. Une charogne
, un chien ou un chat mort, quoique puant
& à demi-pourri , leur fait autant de plaifir que
la nourriture la plus faine en fait ailleurs. Le
• mariage à la Çhine eft encouragé, non par le profit
que donnent les enfans, mais par, la liberté
de les détruire. Dans toutes les grandes villes on
trouve chaque nuit plufîeurs enfans expafés dans
les rues , ou noyés , comme de petits chiens. On
dit même que cette horrible fonction fait un mé-
I rier particulier & avoué»