
C e pouvoir n'a pas de moindres abus dans l’état
militaire- Toujours prefle par ce befoin d'argent
d'où dépendent fa sûreté, fa tranquillité , le
pacha a retranché tout ce qu'il a pu des. frais habituels
de la guerre. II a diminué les troupes , il
a pris des foldats au rabais , il' a fermé les yeux
ftir leurs défordres 5 la difcipiine s'eft pé|due : h
maintenant il furvenoit une guerre étrangère ; fi
comme il eft arrivé en ï 772 , des ruffes reparoif-
foient en Syrie , qui défendroit la province du
fultan ? .ÿ jç
Enfin, il arrive encore que ces pachas font
tentés de s'approprier ce pouvoir dont ils font
dépofitaires. La porte, qui a prévu ce cas , tâche
d'y obvier par plusieurs moyens ; elle «partage
les corn mande mens , & tient des officiers particuliers
dans les châteaux des capitales , telles
qu'AIep j Damas , Tripoli 3 & c . mais s'il furvenoit
un ennemi étranger , que produiroit ce
partage ? Elle envoie tous les trois mois des ca-
pidjis qui tiennent les pachas en alarmes par
les ordres fecrets dont ils font porteurs 5 mais
fouvent les pachas auffi rufés fe débarraffènt de
ces furveiilans incommodes : enfin 3. elle change
fréquemment les pachas de réfidence , afin qu'ils
n'ayent pas le tems de s'affectionner un pays j
mais comme toutes les fuites d'un ordre vicieux
font abufives , il eft arrivé que les pachas , incertains
du lendemain , traitent leur province
comme un lieu de pafiage 3 & n’y font aucune
amélioration dont leur fucceffeur. puifie profiter.:
au contraire , ils fe hâtent d'en épuifer les produits
, & de recueillir en un jour , s'il eft poffible,
les fruits de plufieurs années. Il eft vrai que de
tems en tems ces concuffions font punies par le
cordon ; & c'eft ici une des pratiques de la Porte,
qui décèlent le mieux l'efprit de fon gouvernement.
Lorfqu'un pacha a'dévafté une province , lorfqu'à
force de tyrannie, les clameurs font parvenues
jufqa'à Conftantinople , malheur 2 lui s'il manque
de protecteur, s’il retient fon argent ! A l'un des
termes de l'année , un capidji arrive , montrant
le firman de prorogation 3 quelquefois même apportant
une fécondé, une troifième queue , ou
telle autre faveur nouvelle 5 mais pendant que le
pacha en fait célébrer la fête , il paroît un ordre
pour fa dépofition , puis un autre pour fon e x il,
& fouvent un kat-chérif pour fa tête. Le motif
en eft toujours d’avoir vexé les fiijets du fultan 5
mais la Porte en s'emparant du tréfor du concuf-
fionnaire-, & n'en rendant jamais rien au peuple
qu'il a pillé , donne à penfer qu'elle n'improuve
pas un pillage dont elle profite. Auffi ne celîe-
t-on de voir dans l’empire des gouverneurs con,-
cuffipnnaires & rebelles : fi nul d’entre eux n’a
réuffi à fe faire un état indépendant & fiable ,
c ’ eft bien moins pâr la fagefie des mefures du divan
, & par la vigilance des capidjis , que par
l ’ignorance des pachas dans l’art de régner. L'on
a oublié dans l'Afie ces moyens tnoraux qui 3
maniés par des légiflateurs habiles , ont fouvent
élevé de grandes puilfances fur des bafes d'abord
très-foibles. Les pachas ne connoiflent que l’argent
; une expérience répétée n'a pu leur faire
fentir que ce moyen , loin d’être le gage de leur
sûreté, devenoit le motif de leur perte : ils ont
la manie d’amafier des tréfors , comme fi l’on
achetoit des amis ! Afad , pacha de Damas 3
laifia huit millions , & fut trahi par fon mam-
loiik, & étouffé dans .le bain.. M. Volney raconte
quel fut le fort d'Ybrahim-Sabbar avec fes vingt
millions. Djezzar prend la même route , & n’ira
pas à une autre fin. Perfonne ne s'eft avifé de
fufciter cet amour du bien public, qui dans la
Grèce & dans l’Italie , & même dans la Hollande
& la Suifie , a fait lutter avec fuccès de
petits peuples contre de grands empires. Emirs &
pachas, tous imitent le fultan. Tous regardent
leur pays comme un domaine , & leurs fujets
comme des domeftiques. Leurs fujets, à leur tour,
ne voient en eux que des maîtres , & puifque
tous fe reffemblent, peu importe lequel fervir.
D e - là , dans ces états , l’ufage des troupes étrangères
de préférence aux troupes nationales. Les
commandans fe défient de leur peuple, parce
qu'ils fentent ne pas mériter fon attachement j
leur but n’eft pas de gouverner leur pays, mais
de le maîtrifer ; par un jufte retour leur pays
s'embarraffe peu qu'on les a t t a q u e& les mercenaires
qu’ils foudoyent, fideles à leur efprit ,
les vendent à l’ennemi pour profiter de leur dépouille.
Dâher avoit nourri dix ans le barba-
refque qui le tua. C ’eft un fait digne de remarque
que la plupart des Etats de T A fie & de
l’Afrique, fur -tout depuis Mahomet, ont été
gouvernés par ces principes 5 & qu’il n’y a pas
eu de pays .où l’ on ait vu tant de troubles dans
les Etats , tant”de révolutions dans les empires.
N ’en doit-on p^s conclure que la puiflance arbitraire
dans le fouverain n'eft pas moins funefte
à l ’état militaire-, qu’à la régie des finances ?
Achevons d’examiner fes effets en Syrie fur le
régime civil.
A titre d’image du fultan , le pacha eft chef de
toute la police de fon gouvernement 5 & fous
ce titre, il faut comprendre auffi la juftice criminelle.
Il 2 le droit le plus abfolu de vie & de
mort ; il l ’exerce fans formalité , fans appel. Partout
où il rencontre un délit, il fait faifir le coupable
> & les bourreaux qui l’accompagnent l’ étranglent
ou lui coupent la tête fur le champ.
Quelquefois il ne dédaigne pas de remplir leur
office. Trois jours avant mon arrivée à S our ,
dit M. Volney , Djezzar avoit éventré un maçon
d’un coup de hache. Souvent le pacha rode dé-
guifé 3 & malheur à quiconque eft furpris en
faute. Comme il ne peut remplir cet emploi
dans tous les lieux , il commet fa place, à un
officier que l’on appelle l’ouali ; cet oualî remplit
les fonctions de nos officiers du guet ; comme
eu x , il rode nuit & jou r, il veille auxféditions,
il arrête les voleurs » comme le pacha, il juge &
condamne fans- appel le coupable bai fie le cou 3
le bourreau frappe 3 la tête tombe , & l’on emporte
le corps dans, un fac de cuir. C e t officier
la une foule d’efpions , qui font prefque tous des
fil vHix, au moyen defquels il fait tout ce qui fe
pafte. D ’après cela , il n’eft pas étonnant que des
villes comme le Ka ire,'Alep & Damas, foient
plus sûres que Gènes, Rome & Naples; mais
par combien d’abus cette sûreté eft-eile achetée ?
& à combien d’innocens la partialité de l’ouali
& de fes âge ns ne'doit-elle pas coûter la vie ?
L ’ouali exerce auffi la police des marchands 3
c’eft-ârdire , qu’il veillé fur les poids & les mefures
3 & fur cet article la févérité eft extrême :
pour le moindre faux poids fur le pain, fur ia
viande , fur le debs ou les fucreries f l ’on donne
cinq cents coups de bâton, & quelquefois l’ on
punit de mort. Les exemples en font fréquens
dans les grandes villes. Cependant il n’ eft pas
de pays où l’on vende plus à faux poids 3 les marchands
en font quittes pour veiller au pafiage de
l’ouali & du mohtefeb ou infpe&eur du marché.
Si -tô t qu’il paroît à cheval tout s’ efquive &
fe cache, ou produit un autre poids : fouvent
les débitans font des traités avec les valets qui
marchent devant les deux officiers; & moyennant
une rétribution , ils font sûrs même de l’impunité.
Du refte les fondions de I’ouaîi n’atteignent
point à ces objets utiles ou agréables qui font le
mérite de la police parmi nous. Ils n’ont aucun
foin ni de la propreté, ni de lafalubrité des villes:
elles ne font en Syrie , comme en Egypte, ni
'pavées , ni balayées , ni arrofées 3 les rues font
étroites ", tortueufes , & prefque toujours em-
barrafîees de décombres. On eft fur-tout choqué
d’y voir une foule de chiens hideux qui n’appartiennent
à perfonne. Ils forment une efpèce de ré- ,
publique indépendante qui vit des aumônes du I
public. Ils font cantonnés par familles & par
quartiers 3 & fi quelqu’un d’entre eux fort de fes
limites , il s’enfuit des combats qui importunent
les paflans.
De U administration de la juftice.
L ’adminiftration de la juftice contentieufe eft le
feul article que les fultans aient fouftrait au pouvoir
exécutif des pachas, foit parce» qu’ils ont
fenti l’énormité des abus qui en réfulteroient ,
foit parce qu’ils ont connu qu’elle exigeoit un
tems & des connoi fiances que leurs Iieutenans
n’auroient pas 3 ils y ont préposé d’autres officiers
q u i, par une fage difpofition , font indépendans
du pacha 3 mais comme leur jurifdi&ion eft fondée
fur les mêmes principes que le gouvernement,
elle a les mêmes inconvéniens.
Tous les magiftrats de l ’Empire appelles quâdix,
c’eft-à-dire, juges, dépendent d’un chef principal
qui rélîde à Conftantinaple. Le titre de fa
dignité eft celui de quâdi -el - arkar, ou juge de
l’armée 3 ce qui indique que le pouvoir eft abfo-
lument militaire, & ré fi de entièrement dans l’armée
& dans fon chef.. C e grand quâdi nomme
les juges des villes capitales, telles qu’AIep ,
Damas , Jérufalem, &c. Ces juges, à leur tour,
en nomment d’autres dans les lieux de leurs àé~.
pendances. Mais quel eft le titre pour être nommé?
Toujours l ’argent. Tous ces emploie, comme
ceux du gouvernement, font livrés à l’enchère, &
font également affermés pour un an, Q u’arrive-
t-il de là ? Que les fermiers fe hâtent de recouvrer
leurs avances , d’obtenir l ’intérêt de leur
argent, & d’en retirer même un bénéfice. O r ,
quel peut être l’effet de ces difpofîtions , dans des
hommes qui ont en main la balance où les citoyens
viennent dépofer leurs biens.
Le lieu où ces juges rendent leurs arrêts s’appelle
le mahkamé, ou lieu du jugement: quelquefois
c’eft leur propre maifon; jamais ce n’eft un
lieu qui réponde à l ’idée de l’emploi facré qui
s’y exerce. Dans un appartement nud & en dégât,
le quâdi s’àffied fur une natte ou fur un mauvais
tapis. A fes côtés font des feribes & quelques
domeftiques. La porte eft ouverte à tout le monde;
les parties comparoifient 3 & là , fans interprètes,
fans avocats, fans procureurs, chacun -plaide lui-
même fa catife : affis furies talons, les plaideurs
énoncent les faits , difputent, répondent, con-
teftent, argumentent to u r -à - to u t; quelquefois
les débats font violens 3 mais les cris des fciibes
& le bâton du quâdi rétablifîent l’ordre & le fi-
lence. Fumant gravement fa pipe , & roulant du
bout des doigts la pointe de fa barbe , ce juge
| écoute, interroge , & finit par prononcer un
arrêt fans appel, qui n’a que deux mois tout au
plus de délai : les parties , toujours peu contentes
, fe retirent cependant avec refpeét , &
payent un falaire évalué le dixième du fonds ,
fans réclamer contre la décifion , parç.e qu’elle eft
toujours motivée fur l’infaillible qôran.
Cette fimplicité de la juftice, qui ne confume
point en frais provifoires, acceffoires ni fubfé-
quens , cette proximité du tribunal fouverain qui
n'éloigne point le plaideur de fon domicile, font,
il finit l'avouer , deux avantages ineftimables ;
mais il faut Convenir auffi qu'ils font trop com-
penfés par d'autres abus. Envain quelques écrivains,
pour rendre plus faillans les vices de nos
ufages , ont vanté l'adminiftration de la juftice
chez les turcs : ces éloges, fondés fur une fini pie
connoiffance de théorie , ne font point juftihés
par l’examen de la pratique. L'expérience journa