
Suppofons deux millions & demi ; la Syrie
offrant environ cinq mille deux cents cinquante
lieues quarrées > à raifon de cent cinquante de
longueur fur trente-cinq de large, il en réfuite un
terme général de quatre cents (bixante-feize âmes
par lieue quarrée. On a droit de s'étonner d'un
rapport fi foible dans un aufli bon pays 3 mais
Ton s'étonnera davantage, fi l'on compare à cet état
la population des tems anciens. Les feuls territoires
de Yamnia & de Yoppé en Paleftine , dit
le géographe philofophe Strabon , furent jadis fi
peuplés, qu'ils pou voient armer entre eux quarante
mille hommes. A peine aujourd'hui en four-
niroient-ils trois mille. D'après le tableau affez
bien conftaté de la Judée au tems de. Titus ,
cette contrée devoit contenir quatre millions
d'ames 5 8c aujourd’hui elle n’ en a peut-être pas
trois cents mille. Si l’on remonte aux fiècles anterieurs
, on trouve la même affluence chez les
philiftins, chez les phéniciens , & dans les
royaume de Samarie & de Damas. 11 eft vrai que
quelques écrivains raifonnant fur des comparai-
fons tirées de l'Europe, ont révoqué ces faits
en doute j réellement plufieurs font fufceptibles
de critique j mais les comparaifons établies ne
font pas moins vicieufes, i° . en ce que les terres
d'Àfie en général font plus fécondes que celles
d'Europe. i° . En ce qu'une partie de ces terres
eft capable d'être cultivée , & fe cultiye en effet
fans repos & fans engrais. 3°. En ce que les
orientaux confomment moitié moins pour leur
fubfiftance que la plupart des occidentaux. De
ces diverfes rai Tons', il réfulte que dans ces
contrées , un terrein d'une moindre étendue peut
contenir une population double 8c triple. On fe
récrie, fur des armées de deux 8c trois cents
mille hommes , fournies par des états qui en
Europe n'en compteroient pas vingt ou trente
mille î mais l'on ne fait pas attention que les
conftitutions des anciens peuples différaient ab- -
folument des nôtres 3 que ces peuples étoient
purement agricoles 5 qu'il y avoit moins d'inégalité
, moins d'oifiveté que parmi nous 3 que tout
cultivateur étoit foldat 3 qu'en guerre l'armée
étoit fouvent la nation entière 3 qu’ en un mot
c'étoit l’état préfent des maronites & des druzes.
C e n’eft pas que je vouluffe foutenir ces populations
fubites , qui d'un feul homme font fortir
en peu de générations des peuples nombreux &
puifians. Il eft dans ces récits beaucoup d’équivoques
de mots & d’erreurs de copiftes 5 mais
en n’admettant que l'état conforme à l’expérience
& à la nature , rien ne prouve contre les grandes
populations d'une certaine antiquité : fans parler
du témoignage pofitif de l'hiftoire-, il eft une foule
de monumens qui dépofent en leur faveur. Telles
font les ruines innombrables femées dans des plaines
& même dans des montagnes aujourd’hui défiâtes.
On trouve aux lieux écartés du Carmel ,
des vignes & des oliviers fauvages, qui n’y ont
été portés que par la main des hommes ; & dans
le Liban des druzes & des maronites, les rochers
abandonnés aux fapins & aux brouffailles, offrent
en mille endroits des terraffes qui atteftent une
ancienne culture &• parconféquent une population
encore plus forte que de nos jours.
De radminîjîration de là Syrie , & des •vices de
cette adminïjlration.
Lorfque les ottomans, fous la conduite du
fultan Selim , enlevèrent la Syrie aux mamlouks,
ils ne 1a regardèrent que comme la dépouille d'un
ennemi vaincu 5 comme un bien acquis par le
droit des armes 8c de la guerre. O r , dans ce droit,
chez les peuples barbares, le vaincu- eft entièrement
à la difcrétion du vainqueur 3 il devient Ton
efclave 5 fa v ie , fes biens lui appartiennent : le
vainqueur eft un maître qui peut difpofer de tout,
qui ne doit rien, 8c qui fait grâce' de tout ce
qu'il laifîe. T e l fut le droit des romains , des
grecs , 8c de toutes ces fociétés de brigands que
l'on a décorés du nom de conquérans. T e l , de
tout tems, fut celui des tartares * dont les turcs
tirent leur origine. C'eft fur ces principes que fut
formé même leur premier état focial. Dans les
plaines de la Tartarie , les hordes divifées d'intérêts
, n'étoient que des troupes de brigands
armés pour attaquer ou pour fe défendre, pour
piller à titre de butin, tous les objets de leur
avidité. Déjà tous les élémens de l'état préfent
étoient formés 3 fans ceffe errans & campés , les
palpeurs étoient des foldats 3 la horde étoit une
armée 5 or , dans une armée, les loix né font que
les ordres des chefs 3 ces ordres font abfolus., ne
fouffrent pas de délai 5 ils doivent être unanimes,
partir d’une même volonté, d'une feule tête:
de-là, une autorité fuprême dans celui qui commande
5 de-là , une foumiflion paffive dans celui
qui obéit. Mais comme dans la tranfmiffion de
«es ordres, l’inflrument devient agent à fon tour,
il en réfulte un efprit impérieux &r fervile, qui
eft précifément celui qu’ont porté avec eux les
turcs conquérans : fier après la vi&oire d'être un
des membres du peuple vainqueur , le dernier
des ottomans regardoit le premier des vaincus avec
l’orgueil d'un maître 3 cet efprit croiffant de grade
en grade, que l'on juge de la diftance qu'a dû
voir le chef fuprême de lui à. la foule des efclavesl
On peut comparer l'empire turc à une habitation
de nos iiles à fucre , où une foule d’efclaves
travaillent pour le luxe d'un feul grand propriétaire
, fous l’infpe&ion de quelques ferviteurs qui
en profitent. 11 n’y a d’autre différence, finon que
le domaine du fultan étant trop vafte pour une
feule régie, il a fallu le divifer en fous - habitations
, avec des fous-régies fur le plan de la première.
Telles font les provinces fous le gouver-
l nement des pachas. Ces provinces fe trouvant
5C: V1 JnH
encore trop vaftes, les pachas y ont pratiqué
d’autres divifions 3 8c de-là cette hiérarchie de
prépofés q u i, de grade en grade , atteignent aux
derniers détails. Dans cette férié d’emplois, l’objet
de la commifiion étant toujours le même , les
moyens d'exécution ne changent pas de nature.
Ainfi le pouvoir étant dans le premier moteur,
abfolu 8c arbitraire, il fe tranfmet arbitraire &
abfolu à tous fes agens. Chacun d’eux eft l’image
de fon commettant. C'eft toujours le fultaa qui
commande fous les noms divers de pacha, de
motfallam, de quâïem - maquam, d'aga 3 8c il n'y
a pas jufqu’au délibache qui ne le repré fente. Il
faut entendre avec quel orgueil le dernier de ces
foldats donnant des ordres dans un village, prononce
: c'eft la volonté du fultan 3 c'eft le bon
plaifîr du fultan.
Que l'on juge des effets d’ un tel régime,
quand l’expérience de tous les tems a prouvé que
la modération- eft la plus difficile des vertus ?
Quand dans les hommes même qui en font les !
apôtres, elle n'eft fouvent qu'en théorie ; que-l'on
juge des abus d’un pouvoir illimité dans des
grands qui ne. connoiffent ni la fouffrance ni la
pitié 3 dans des parvenus avides de jouir , fiers
de commander, 8c dans des fubalternes avides
de parvenir 3 que l'on juge fi des écrivains fpécu-
latifs ont eu raifon d’avancer que le defpotifme
en Turquie n’ eft pas un fi grand mal que l'on
penle , parce que réfidant en la perfonne du fouverain
il ne doit pefer que fut les grands qui
l’encourent 1 Sans doute , comme difent les turcs,
le fabre du fultan ne defcend pas jufqu'à la pouf-
fière j mais ce fàbre il le dépofe dans les mains
de fon vifir , qui le remet au pacha , d'où il fe
paffe au motfallam, à l'aga 8cJufqu’au dernier
délibache 3. enforte qu'il fe trouve à la portée de
tout le monde , & frappe jufqu’aux plus viles
têtes. C e qui fait l’erreur de ces raifonnemens,
eft l’état du peuple de ConftantinopIe_, pour qui
le fultan fe donne des foins qu'en effet l ’on ne
prend pas ailleurs 3 mais ces foins qu'il rend à fa
sûreté perfonneîle, n'exiftent pas pour lerefte de
l ’empire : l'on peut dire même qu'ils y ont de fâcheux
effets 5 car fi Conftantinople manque de
vivres , l'on affame dix provinces pour lui en
fournir. Cependant, eft-ce par la capitale que
l’empire exifte ou par les provinces ? En cas du
guerre, eft - ce la capitale qui fournit des foldats
&Jes nourrit, ou bien les provinces ? C ’eft donc
dans les provinces qu'il faut étudier l'aélion de
defpotifme 5 & en Turquie , comme par - tout
ailleurs., cette étude convainc que le pouvoir arbitraire
dans le fouverain , eft funefte à l’E ta t ,
parce que du fouverain il fe tranfmet néceffaire-
ment à fes prépofés, 8c que dans cette tranfmif-
fion il devient d'autant plus abufif qu’il defcend
davantage, puî/qu’il eft vrai que le plus dur des
tyrans eft l’eLclave qui devient maître. Examinons
les abus de ce régime dans la Syrie,
*En chaque gouvernement, le pacha étant l'image
du fultan, il eft comme lui defpote abfolu 3 il réunit
tous les pouvoirs en fa perfonne 3 il eft chef 8c du militaire
8c des finances, de la police & de la juftice
criminelle. Il a droit de vie 8c de mort3 il peut faire
à fon gré la paix & la guerre :én un mot, il peuttout.
Le but principal de tant d ’autorité eft de percevoir
le tribut, c'eft-à-dire, de faire palier le revenu au
grand propriétaire, à ce maître qui a conquis &
qui pofsède la terre par le droit de fon. épouvantable
lance. C e devoir remplit, l'on n'en exige pas
d’autre 3 l'on ne s'inquiète pas même de quelle
manière l’agent le remplit : les moyens font à fa
difcrétion 5 & telle eft la nature des chofes , qu'il
ne peut étire délicat fur le choix 3 car premièrement
il tie peut s'avancer, ni même fe maintenir »
qu'autant qu'il fournit des fonds : en fécond lieu ,
il ne doit fa place qu'à la faveur du vifir ou de
telle autre perfonne en crédit 3 &r cette faveur ne
s'obtient 8c ne. s'entretient que par une enchère
fur d'autrës concurrens. Il faut donc retirer de
l'argent , -8c pour acquitter le tribut & remplir
les avances , & pour foutenir fa dignité , 8c pour
s'affurer des reftburces. Auflrle premier foin d un
pacha qui arrive à fon pofte , eft-il d’avifer aux
moyeris d'avoir de l ’argent ; & les plus prompts
font toujours les meilleurs. C elui qu’établit l’ufage
pour la perception du mi ri 8c des douanes , eft
de conflit lier pour l ’année courante un ou plufieurs
fermiers principaux , lefquels, afin de faciliter
leur régie , la fubdivifént en fous Termes ,
qui de grade en grade defcendent jufqu aux plus
petits villages. Le' pacha donne ces emplois par
enchère , parce qu’il veut en retirer le plus d’argent
qu'il eft poflible: de leur côté , les fermiers
qui ne les prennent que pour gagner, mettent tout
en oeuvre pour augmenter leur recette. De - là
dans ces agens une avidité toujours voifîne de la
mauvaife foi 3 de-là des vexations où ils fe portent
d’autant plus aifément,- qu’elles font toujours
foutenues par l’ autorité 3 d e - là , au-fein du
peuple, une faétiôn d'hommes intéreffés à multiplier
fes charges. Le pacha peur s'applaudir de
pénétrer aux fources les plus profondes de l’ai-
fance, par la rapacité clairvoyante des fubalternes ;
mais qu'en a r r ive -t-il ? Le peuple gêné dans la
jouiffance des fruits de fon travail , reftreint fon
activité dans les bornes des premiers bel oins. Le
laboureur ne feme que pour vivre 3 1 nrtifan ne
travaille que pour nourrir fa famille 3 s’ii a quel-
que fuperflu, il le cache feigneufement : ainfi le
pouvoir arbitraire du fultan tr an finis au pacha &
à tous fes fubdélégtiés , en donnant un libre effoc
à leurs paffions, efl devenu le mobile d'une tyrannie
répandue dans toutes les claffes 5 & les
effets en ont été de diminuer par une aélion réciproque
l'agriculture , les arts , le commerce, la
population 3 en un m o t, tout ce qui conftitue la
puiffance de l'Etat, c'eft - à - dire , la puiilance
même du fultan.
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