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dations du defpotifme depuis le gouvernement
doux & modéré de la France, iufqu'au violent
& furieux gouvernement deConftantinopIe. Mais
quoiqu'il foit prefque toujours impoffible de forcer
cette claffe d'hommes, on peut la mener auffi
facilement que toute autre ? & la fûreté du fou-
verain & la tranquillité publique , dépendent des
moyens qu'on met en ufage.
Dans l'ancienne conftitution de l’églife catholique
romaine , l'évêque de chaque diocèfe étoit
élu par les fuffrages réunis du clerg é & du peuple
de la ville épifcopale. Le peuple ne garda pas
long-tems fon droit d'élire, & tant qu’il le garda,
il fe Iaiffa prefque toujours diriger dans fon choix
par les prêtres, qui, dans le fpirituel, paroiffoient
etre fes guides naturels» Cependant le clerg é s'ennuya
bientôt de la peine & du foin de gouver- ,
ner 1 efprit du peuple, & trouva qu'il feroit plus i
court de s'en paffer, en chôifîffant lui feul les !
éveques. Les abbés étoient élus de même par Jes
moines, au moins dans la plus grande partie des
abbayes. Les bénéfices eccléfiaftiques inférieurs
compris dans^l'étendue du diocèfe, étoient conférés
par l'eveque. Tous les bénéfices eccléfiaftiques
etoient donc à la difpofition de l'églife, &
quoique le fouverain ait pu avoir quelque influence
wdireéte fur les élevions , quoique l’ufage ait
meme été quelquefois de demander fon confen-
tement pour les faire , & fon approbation quand
elles étoient faites, cependant il manquoit de
moyens directs & efficaces pour obtenir du clerg é \
ce qu'il vouloir. L’ambition de chaque eccléfiafti-
que .le portait naturellement à faire fa cour moins
au fouverain qu'au c le r g é , dont il attendoit fa
fortune.
Dans la fuite, le pape attira d’abord à lui par
degrés fa collation de prefque tous les évêchés
& abbayes de l'Europe , ou de ce qu'on
appelloit bénéfices confiftoriaux , & enfuite par
différentes- manoeuvres & fous diyers prétextes ,
la plus grande partie des bénéfices inférieurs de
chaque diocèfe, laiffant feulement aux évêques
ce qu il falloit pour leur donner une autorité décente
fur leur propre clerg é. Alors, la condition
des fouverains devint encore pire qu'elle n'étoit
avant. Le clerg é de prefque tous les pays de l’Europe
vint à former ainfî une efpèce d'armée fpi-
rituelle, difperfée à la vérité en différens quartiers
, mais dont les mouvemens 8f les opérations
pouvoient être réglés par une feule tête & fur
un plan uniforme. Le clerg é de chaque pays étoit
un détachement particulier, dont les entreprifes
fe trouvoient aifément fourenues & fe_condées par
d'autres fixés dans les pays d'alentour. Chaque détachement
n’étoit pas feulement indépendant du
fouverain du pays qu'il habitoit & qui le nour-
rifloitj il dépendoit encore d'un fouverain étranger
qui tournoit à chaqueinlhnt fes armes contrel'autre,
pouffoit l'attaque avec fon arméetoute entière.
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Ces armes etoient les plus redoutables qu'én
puifle imaginer. Dans l'ancien état de l'Europe ,
avant qu on y connût les arts & les manufactures,
les richeues du clerg é-,lui donnoient fur Te
bas peuple la même efpèce d'autorité qu'avoient
les grands barons fur leurs vaffaux, leurs tenanciers
& les per formes de leur fuite. Les juriff
dictions qui exiftoient dans les terres des grands
barons, étoient établies de même & pour la
meme raifon , dans les terres que la piété mal-
entendue des princes & des particuliers avpit
données à l’églife. Les feigneurs eccléfiaftiques ou
leurs baillis pouvoient aifément conferver la paix
dans leurs valles poffeffions , fans l'appui & l'affil-
tance du roi, ni de tout autre.} au lieu que le
roi, ni aucun autre feigneur laïc, ne pouvoir
etre tranquille chez lui, fans le fecours & l’amitié
du clerg é. Ces jurifdiCtions des eccléfiaftiques
dans leurs baronnies ou leurs manoirs ne-
toient donc pas moins indépendantes ni moins
exclufives de l'autorité des cours du roi, que
celles des grands barons temporels. Les fiefs qu'on
tenoit d'eux, étoient prefque tous à volonté ,
comme ceux des feigneurs laïcs } leurs vaffaux
étoient dans leur dépendance, & par conféquenr
fe tenoient prêts à être convoqués pour fe battre
dans toutes les querelles où le clergé s'engageoir.
Outre le revenu de fes terres, le clerg é poffédoit
encore dans les dîmes une grande partie du revenu
de toutes les autres terres. La plus groffe part de
ces revenus étoit payée en nature, en bled, vin
bétail, volaille, &c. dont la quantité excédoit
de beaucoup ce que les eccléfiaftioues pouvoient
confommer eux-mêmes } & comme il n'y avoir
ni art, ni manufactures avec le produit defquels
ils pufient échanger cet immenfe furpîus, le clergé
n'en pouvoir tirer avantage qu'en l'employant ,
comme les grands barons employoient le leur y
dans l'exercice de l’hofpitalité la plus magnifique.!
& de la charité la plus étendue. Auffi l'ancien
clergé paffe-t il pour avoir été très-hofpitalier &
tres-charitable. Non-feulement il nourriffoit preff
que tous les pauvres dans chaque royaume, mais
il y avoir un grand nombre de chevaliers & de
gentilshommes qui fubfiftoient pour aller de mo-
naltere en monaftère , fous prétexte de dévotion
, mais dans le fait pour profiter de l’hofpi-
talite que donnoit le clerg é. Le clerg é avoit plus de
monde à fes ordres que tous les feigneurs laïcs
pris enfemble. Il étoit d’ailleurs plus uni, parce
que fes membres étoient liés par une difcipline
\ régulière par leur fubordination à l’autorité
papale , au lieu que les feigneurs ne connoiffoient
ni difcipline, ni fubordination , mais étoient tous
également jaloux les uns des autres & du roi
meme} de forte que quand le clerg é n’auroit pas
eu autant de tenanciers & de gens dans fa dépendance
, que les feigneurs laïcs, l’union qui
régnoit parmi fes membres l'auroit toujours rend»
plus formidable. Ajoutez que la charité & I'hof-
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pîtalité des eccéfiaftiques leur donnoient non-feulement
une ^grande force temporelle, mai!s aug-
mentoit de beaucoup !a force de leurs armes Tpi-
rituelles. Ces vertus leur attiroiéntle plus grand
„refpeCfc & la plus profonde vénération de la part
des rangs inférieurs du peuple , qu’ils faifoient
fubfîfter conftamment en très-grande partie & fou-
vent prefque en entier. Tout ce qui intéreffoit
un ordre fi cher au peuple , fes poffeffions, fes
privilèges , fes dogmes, paroiffoic facré, & toute
violation réelle ou prétendue de fes droits devoit
paffer pour un attentat facrilège de la méchanceté &
de l'impiété. Dans cet état des ehofes, fi le fouverain
trouvoit de la difficulté à réfifter à la confédération
d'un petit nombre de la haute nobleffe,
.il ne faut pas être furpris qu’il en ait trouvé encore
„davantage à tenir contre les -forces réunies du
e le r g é d e fes propres domaines fou tenues par celles
du clerg é de tous les Etats voifins. En pareille
circonftance, le merveilleux n'eft pas qu'il ait été
„quelquefois obligé de cédermais, qu’il ait jamais
pu réfifter. U , g j : . f -
Lés privilèges de l'ancien clerg é que nous trouvons
les plus abfùrdes àûjourd’hui, que les tems
font fi changés y 'par exemple, léur exemption
abfolue de là jurifdiétion féculière , ou ce que
nous appelions en Angleterre le bénéfice de clerg ie
étoient les fuites naturelles-ou plutôt néceffaires
de Cet état des ehofes. Quel'danger n’y avoit-il;
'pas pour le fouverain , de vouloir punir un ecclé-
fiaftiqu,e pour un crime , fi fon ordre étoit dif-!
pofé prbtéger le coupable & à préfenter lés-
preuves du délit ciomme infuffifantès pour convaincre
un faint homme, ou le châtiment comme
trop rigoureux pour être infligé à unfujet dont
la religion rendoit la perfonne facrée ? Dans ce
cas j le fouverain ne pouvoit mieux faire que
de îaiffer le jugement du coupable aux cours
eccéfiaftiques , qui, pour l’honneur du corps ,
dévoient empêcher, autant quelles pouvoient,
les membres qui lui appartenoient de commettre
des crimes énormes, ou même de caufer de grands
fcandales capables d'aliéner les efprits du peuple.
On peut regarder les opérations de l’églife romaine
pendant les dixième, onzième, douzième
& treizième fiècles, & quelque tems avant & après
cette période, comme la plus terrible confpiration
qui ait jamais été formée contre le gouvernement
civil, auflî-bien que contre la liberté, contre la
raifon & contre le bonheur du genre-humain ,
qui ne peuvent fe foutenir que danjs les endroits
où le gouvernement civil eft en état de les protéger.
Les illufions les plus groffières de la fu-
perftition tenoient tellement aux intérêts particuliers
d'un grand nombre de gens , qu’elles n'a-
voient rien à craindre des affauts de la raifon.
Car quand la raifon eût été affez forte pour dé-
filler. les yeux du bas peuple & le détromper
de certaines erreurs, jamais elle n’eût été ca-
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pable de rompre les liens de l’intérêt particulier.
Si l’efpèce de gouvernement eccléfîaftique qui s’établit
alors, n'avoit eu d'autres ennemis à redouter
que les foibles efforts de la raifon , elle eût
éternellement duré. Mais cet édifice immenfe &
bien conftruit, que toute la fageffe & la vertu
des hommes n'euffent jamais ébranlé,& bien moins
renverfé, s’eft trouvé par le cours naturel des
ehofes , d'abord affoibli , puis en partie détruit,
& peut être ne lui faut-il aujourd’hui que quelques
fiècles de plus.pour tomber abfolument en ruine.
Les progrès fucceffifs des arts, des manufactures
& du commerce qui ont été les caufes
deftruétives du pouvoir des grands barons , ont
détruit de même , dans la plus grande partie de
l'Europe , toùte la puiffance temporelle du clerg é ,
parce qu’ils lui ont fourni, comme aux grands
barons , de quoi échanger le produit naturel de
fes terres, & qu'ils lui ont découvert le moyen
de confommer tous fes revenus par lui-même,
fans en donner une portion confidérable à d’autres.
Leur charité fe refferra par degrés, &
il y eut moins de libéralité ou de profufion dans
leur hofpitalité. En eonféquence, ils eurent moins
de gens à eux, moins de penfionnaires, & par
fucceffion de tems ils n'en eurent point du tour.
A l'imitation des grands barons, ils voulurent
tirer de leurs terres de plus fortes rentes, afin de
les dépenfer comme eux en objets qui flattoient
leur vanité & leur folie. Mais ils ne purent augmenter
ces rentes qii’en faifant des baux à leurs
tenanciers, qui par-là fé mirent en grande partie
hors de leur dépendance. Les liens d’intérêt qui
attachoient le bas peuple au c le r g é , furent ainfi
peu-à-peu rompus & diffous. Ils le furent même
plutôt que ceux qui l'attachoient aux grands barons,
parce que les bénéfices de l’églife étant la
plupart beaucoup moindres que les domaines des
grands feigneurs laïcs-, il étoit plus facile aux
titulaires de manger tout leur revenu ou de le
confommer en entier fur leur propre perfonne.
Aux treizième & quatorzième fiècles, le pouvoir
des gfands barons étoit encore en pleine vigueur
dans la plus grande partie de l'Europe. Mais Je
clerg é fe trouvoit déjà fort déchu de fa puiffance
temporelle, & de l'autorité abfolue qu'il avoit eue
fur le grand corps du peuple. Sa puiffance étoit
prefque réduite à ce qui réfultoit de fon autorité
fpirituelle , & cètte autorité même baiffa
confidérablement dès qu’elle ceffa d'être foute-
nue par la charité & ThoTpîtalité. Les rangs inférieurs
du peuple ne regard oient plus cet ordre
du même oeil qu’auparavant} ils n’y virent plus
le confolateur de leurs maux & la reffource de
leur indigence. Au contraire, ils étoient irrités
& révoltés de la vanité , du luxe & de la dé-
penfe des gros bénéficiers, qui fembloient difiïper
pour leur.plaifir ce qui avoit été confidéré juf-
qùes-là comme le patrimoine des pauvres.
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